« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 17 janvier 2025

La faute d'Eric Dupond-Moretti devant le juge administratif


Dans un jugement 16 janvier 2025, le tribunal administratif de Paris reconnaît la responsabilité de l'État pour une faute commise par Éric Dupond-Moretti qui avait mis publiquement en cause deux magistrats du Parquet national financier (PNF). 

On se souvient que l'avocat Dupond-Moretti n'avait pas apprécié l'enquête préliminaire menée par le PNF qui, en 2014, avait obtenu les relevés téléphoniques ("fadettes") de certains avocats, dont lui-même. Cette réquisition avait pour but d'identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Maître Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute, dans une affaire de trafic d'influence. Eric Dupond-Moretti avait alors porté plainte pour atteinte à la vie privée, avant de retirer cette plainte, le jour même de sa nomination comme Garde des Sceaux, le 6 juillet 2020.

Un premier rapport de l'Inspection générale de la justice, commandé par son prédécesseur Nicole Belloubet avait totalement exonéré les membres du PNF. Mais ce rapport a été remis à Éric Dupond-Moretti qui, bien entendu, n'en pas été satisfait. Le jour même, au cours de la séance des questions au gouvernement de l'Assemblée nationale, il dénonce deux magistrates du Parquet "l'une à la retraite, l'autre en activité" qu'il accuse de n'avoir pas déféré à la convocation de l'Inspection. 


Les propos diffamatoires


Sur le même thème, il déclare à RTL, le 20 septembre : "Et les magistrats en question n'ont même pas voulu répondre à leurs collègues magistrats. Ce n'est pas le garde des sceaux qui les a emmenés et tirés par l'oreille dans son bureau. C'est des magistrats déontologues, dont c'est le métier, qui souhaitaient entendre des magistrats qui n'ont pas voulu répondre à cette convocation (...). Je vais vous dire quelque chose, les Français qui nous écoutent là, ils rendent des comptes à leur patron (...). Et ces trois magistrats là ont décidé qu'ils ne voulaient pas rendre de compter alors qu'ils sont interrogés par leurs collègues dont le métier est de regarder la déontologie". Des propos similaires ont ensuite été tenus sur différentes chaînes de télévision, et largement repris dans la presse écrite.

Deux magistrats membres du PNF obtiennent, avec la décision du 16 janvier 2025, une réparation pour la faute commise par Eric Dupond-Moretti. Mais quel comportement du ministre peut-il être qualifié de faute ?

Le tribunal administratif de Paris n'entre pas, ou ne veut pas entrer, dans le débat relatif aux conséquences de la saisine de l'Inspection pour la justice, commission purement administrative placée sous l'autorité du ministre. Or les conclusions de son rapport, aussi vide soit-il, ont tout de même été utilisées par le Garde des sceaux pour demander un second rapport à l'Inspection, encore plus vide que le premier, et ensuite engager des poursuites disciplinaires contre trois membres du parquet, dont sa responsable. Sans doute aurait-il été possible de considérer que l'engagement de poursuites disciplinaires sur un fondement aussi fragile constituait une faute de service, mais le tribunal administratif ne se fonde que sur la première saisine de l'Inspection, soi-disant justifiée par des doutes sur l'existence de négligences dans la gestion de l'affaire des fadettes. 

Le tribunal ne juge pas utile d'aller plus loin dans l'analyse, parce que le ministre a tout simplement commis une erreur de fait dans les propos qu'il a tenus à l'Assemblée nationale. Seule Madame Houlette, responsable du PNF, a en effet refusé de se rendre la convocation de l'Inspection. Les motifs de sa décision sont expliqués dans un communiqué du 18 septembre. Elle explique qu'étant désormais retraitée, elle n'a pas à déférer à une telle convocation. Surtout, elle ajoute, et l'argument est implacable, que la compétence de l'Inspection ne s'étend pas à l'appréciation des actes juridictionnels. Inspecter sur un prétendu dysfonctionnement d'une enquête préliminaire aurait pour conséquence de conduire une organisme purement administratif à s'ingérer dans la compétence de l'autorité judiciaire. Madame Houlette agissait ainsi en protectrice de la séparation des pouvoirs, principe garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Ajoutons que l'Inspection n'a pas considéré cette attitude comme fautive et que le rapport a conclu à l'excellence de sa gestion, malgré les difficultés matérielles auxquelles se trouve confrontée toute la magistrature.

Les deux requérants devant le tribunal administratif, eux, ont déféré à la convocation de l'Inspection et le rapport, aux mains du ministre, en fait état. Et précisément, Eric Dupond-Moretti affirme le contraire, mettant, en quelque sorte, tout le monde dans le même sac. C'est donc une erreur purement matérielle, en quelque sorte aggravée par des propos publics désignant les magistrats nominativement et mettant en cause leur éthique professionnelle. Ils sont donc diffamatoires, reposant sur des faits erronés, et portant atteinte à l'honneur et à la considération des intéressés. Cette diffamation s'analyse donc comme une faute du ministre, engageant la responsabilité de l'État.



Eric Dupond-Moretti, après lecture du jugement

Asterix gladiateur. René Goscinny et Albert Uderzo


Le défaut d'impartialité


Mais l'histoire ne s'arrête pas là, car on a gardé le plus amusant pour la fin. Le tribunal administratif de Paris affirme en effet que l'acte de saisine de l'Inspection générale de la justice du 18 septembre 2020, c'est-à-dire la seconde saisine intervenue après le premier rapport, "a été pris en méconnaissance du principe d'impartialité". A l'époque en effet, le ministre "se trouvait en situation objective de conflit d'intérêts". En effet, le décret transférant au Premier ministre les compétences du Garde des sceaux impliquant des parties dont il a été l'avocat est daté du 20 octobre, soit un mois plus tard.

Là encore l'analyse est implacable. Et le tribunal insiste sur le caractère objectif de cette situation. Sur ce point, il va résolument à l'encontre du raisonnement de la Cour de justice de la République. Alors que Eric Dupond-Moretti était poursuivi pénalement précisément pour ce conflit d'intérêts, la CJR, statuant le 29 novembre 2023, a opéré un tour de passe-passe sans précédent. Admettant que le conflit d'intérêts était objectivement constitué, elle considère que l'élément intentionnel fait défaut. Autrement dit, le Garde des sceaux, ancien ténor du barreau, n'avait pas compris qu'il était en conflit d'intérêts. Il ne savait pas ce qu'il faisait... Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le Garde des sceaux. Le tribunal administratif, heureusement, n'est pas lié par le jugement pénal de la CJR, et il n'a pas à se soumettre à une telle mascarade juridique. Il estime donc que le Garde des sceaux était objectivement en conflit d'intérêts et que cette faute engage également la responsabilité de l'État.

In fine, l'État est condamné à verser 12 000 et 15 000 euros aux deux requérants, somme heureusement bien inférieure aux 450 000 et 300 000 euros qu'ils demandaient en indemnisation de leur préjudice. Il faut évidemment se poser la question des suites de ce jugement. L'État va-t-il faire appel devant le Conseil d'État ? On lui déconseillerait plutôt, ne serait-ce que parce que la requête serait alors davantage médiatisée et que les chances de succès sont relativement modestes. En revanche, l'État pourrait engager une action récursoire contre l'agent fautif... Reconnaissons que ce serait amusant, mais peu probable.

Un ancien garde des sceaux baignant dans le conflit d'intérêts, auteur de propos diffamatoires. Il est question de le désigner pour présider le Conseil constitutionnel...




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