« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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vendredi 19 décembre 2025

Fake News : un référé inutile, deux référés inutiles...


Le 28 novembre 2025, lors d'un échange à Mirecourt avec des lecteurs de la presse quotidienne régionale, le Président Macron a évoqué la création d'une nouvelle procédure de référé. Elle aurait pour objet de bloquer en urgence la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux.

Les lecteurs de Liberté Libertés Chéries savent qu'un tel dispositif existe déjà, et que la procédure s'est révélée, à l'usage, d'une totale inefficacité. Ce n'est pas une difficulté pour le Président de la République qui pense que, pour lutter contre l'inefficacité d'une procédure, il suffit d'en élargir le champ d'application.


Premier référé inefficace, en matière électorale


Le référé Fake News existe déjà, et avait fait l'objet d'une annonce à peu près identique, lors des voeux du Président de la République à la presse, en janvier 2018. Le projet s'était ensuite concrétisé par la loi du 22 décembre 2018 déclarée conforme à la constitutionnel par le Conseil constitutionnel le 20 décembre.

Ce texte a un champ d'application étroit, limité aux Fake News intervenant en période électorale. L'article L 163-2 du code électoral définit donc un référé spécifique pour faire cesser la diffusion en ligne d'"allégations ou imputations factuelles, inexactes ou trompeuses". Le juge des référés se prononce alors dans les 48 heures après sa saisine. Concrètement, le référé n'est pas réellement dirigé contre les auteurs de fausses nouvelles, difficilement identifiables sur internet. Il vise plutôt les hébergeurs et les plateforme auxquels il est enjoint de retirer les contenus inexacts.

Sur le papier, la procédure peut sembler attractive, mais force est de constater qu'elle s'est révélée d'une totale inefficacité. Pour témoigner de son existence, on cite généralement la décision rendue par le tribunal judiciaire de paris le 17 mai 2019. Encore s'agit-il d'une décision de rejet.

Était en cause un tweet de Christophe Castaner annonçant que des manifestants avaient "attaqué" un service de réanimation après avoir pénétré dans un établissement hospitalier. Or si l'intrusion dans l'hôpital était un fait établi, il n'en était pas de même de l'"attaque" du service de réanimation qui n'avait jamais été menacé. A l'époque, le référé de la loi du 22 décembre 2018 avait été utilisé, car on se trouvait précisément en période électorale, en l'espèce des élections européennes.

Mais le juge avait appliqué les conditions étroites définies par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 décembre 2018. Il avait d'abord considéré que, si les faits étaient exagérés, ils n'étaient pas totalement faux, dès lors que les manifestants avaient bien pénétré dans l'enceinte hospitalière. Il avait ensuite noté que le tweet ne provenait pas d'un compte sous pseudonyme et que sa diffusion n'avait pas été amplifiée par des robots (bots). Enfin, de cette absence d'effet amplificateur, il avait déduit que le tweet n'était pas de nature à troubler la sincérité du scrutin. Ces conditions très rigoureuses ont conduit à la paralysie de la procédure de référé Fake News de la loi de 2018.



You lie. Banksy. 2015


Vers un second référé inefficace


Aujourd'hui, Emmanuel Macron propose tout simplement de sortir ce référé du carcan du code électoral. Il reste à se demander si l'élargissement d'une procédure qui ne sert à rien améliorera son efficacité. Rien n'est moins certain.

On peut d'abord remarquer que cette nouvelle procédure de droit commun est superflue.  Le droit de la presse, issu de la célèbre loi de 1881 contient déjà des instruments éprouvés pour lutter contre les fausses nouvelles. Parmi ceux-ci, la diffamation, sanctionne précisément la diffusion de faits inexacts, la personne attaquée pouvant d'ailleurs se défendre en invoquant l'exception de vérité. Plus généralement, un référé de droit commun se heurterait à la logique qui est celle du droit de la presse et qui consiste à protéger, autant que possible, la liberté d'expression. Pour éviter que le référé se transforme en un outil de censure préalable instrumentalisant les juges à cette fin, ils n'auront pas d'autre choix que de réaffirmer les conditions très étroites de mise en oeuvre déjà mentionnées pour le référé électoral, d'autant que ces conditions ont été confirmées dans les réserves formulées par le Conseil constitutionnel en 2018.

Sur un plan plus procédural, les demandeurs se heurteront à des difficultés probatoires. Ils devront démontrer la fausseté des faits rapportés, prouver le caractère artificiellement boosté de la diffusion, prouver enfin l'imminence et la gravité des dommages causés. Toutes ces contraintes laissent penser que ce second référé Fake News connaîtrait le même néant contentieux que son prédécesseur. A cela s'ajoute, bien entendu, le risque, bien réel, que la Cour européenne des droits de l'homme considère  cette procédure comme constituant une ingérence excessive dans la liberté d'expression. Elle a en effet tendance à sanctionner l'effet dissuasif que pourrait avoir un tel référé dans son exercice.

Les deux référés, celui de 2018 en matière électorale, et celui, généralisé, que propose aujourd'hui le Président de la République présentent un autre point commun. Les deux sont en effet le résultat d'une démarche dominée davantage par l'affect que par la raison. En 2018 déjà, Emmanuel Macron avait été très irrité par une série de Fake News diffusées pendant la campagne présidentielle de 2017, portant aussi bien sur sa sexualité que sur l'existence supposée d'un compte offshore aux Bahamas. Aujourd'hui, et le Président ne s'en cache pas, c'est la Fake News ayant visé Brigitte Macron qui motive cette seconde annonce d'une généralisation du référé. Mais les auteurs et diffuseurs de ces rumeurs se sont retrouvés devant le tribunal correctionnel, ce qui montre que le droit pénal dispose déjà d'excellents outils pour punir ce type de cyberharcèlement. 

En tout état de cause, Emmanuel Macron aurait sans doute mieux fait de s'abstenir. La loi n'est jamais bonne lorsqu'elle a pour but de résoudre un problème personnel, fût-ce t-il celui du président de la République.


Les Fake News Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre   9 section 1 § 1 C

samedi 22 décembre 2018

Fake News : les réserves du Conseil constitutionnel

Tout le monde attendait la décision du Conseil constitutionnel relative aux lois sur la manipulation de l'information, une loi organique et une loi ordinaire qui lui ont été déférées par soixante députés et soixante sénateurs, la loi organique faisant en outre l'objet, conformément à la Constitution, d'une saisine du Premier ministre. Le principe même d'une législation destinée à lutter contre les Fake News en période électorale était vivement contesté. Les uns craignaient que soit ainsi mise en place une procédure utilisable pour museler la liberté d'information précisément au moment où la diffusion des idées et des opinions constitue un élément essentiel du débat démocratique. Les autres estimaient qu'un tel dispositif était inutile car incapable d'empêcher la diffusion virale des Fake News. Même le Conseil d'État avait émis d'importantes réserves dans son avis publié en mai 2018.

Dans deux décisions rendues le 20 décembre 2018, le Conseil constitutionnel déclare pourtant les textes conformes à la Constitution. Mais il accompagne ces décisions de telles réserves que l'on peut se demander comment la loi pourra effectivement être mise en oeuvre. L'essentiel de l'analyse se trouve dans la décision portant sur la loi ordinaire, celle relative à la loi organique se bornant à faire allusion à une conformité "sous les mêmes réserves" que celles énoncées à propos de la loi ordinaire. Quelles sont donc ces réserves ? Elles portent sur les deux dispositions les plus contestées de la loi.


Le nouveau référé



La première est la création d'une nouvelle procédure qui permet la saisine du juge des référés, afin qu'il prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures nécessaires pour "faire cesser la diffusion artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, de faits constituant des fausses informations". Un juge unique doit ainsi se prononcer dans les 48 h, délai que le Conseil d'État avait jugé inadapté : "la réponse du juge des référés, aussi rapide soit-elle risque d'intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation de fausses informations, voire à contretemps, alors même que l'empreinte de ces informations s'estompe dans le débat public". Le Conseil constitutionnel aurait pu trouver dans ces propos un fondement juridique pour un test de proportionnalité. En effet, il lui arrive de censurer des dispositions législatives "manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi", par exemple dans une décision du 28 décembre 2000, pour censurer l'inadéquation d'une taxe par rapport aux objectifs qu'elle poursuivait. Mais le Conseil n'a pas choisi ce moyen d'inconstitutionnalité.

Il aurait pu s'appuyer sur le fait que le juge unique est appelé à se prononcer sur des notions au contenu incertain, puisqu'il doit apprécier la diffusion sur internet de "fausses informations" définies comme "des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d'un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir". Comment devra-t-il définir une "allégation" ou une "imputation" ? La fausse information sera-t-elle celle qui est totalement inexacte, ou seulement en partie ? Peut-elle être constituée lorsque les propos sont tenus par un humoriste sous forme de caricature ou de pastiche ? Surtout, et c'est sans doute la plus grande des incertitudes, le juge des référés est invité à se prononcer sur l'impact de ces fausses informations sur la sincérité d'un scrutin "à venir". Or la notion de sincérité du scrutin a toujours été appréciée a posteriori, sur un scrutin qui à eu lieu et dont le résultat est contesté. Et cette appréciation est toujours effectuée au regard de l'écart des voix entre les candidats. Or la loi ne donne aucune indication sur les critères que le juge des référés pourrait prendre en considération pour apprécier la sincérité d'un scrutin qui n'a pas eu lieu, l'écart des voix n'étant, par hypothèse, pas utilisable.

Le Conseil constitutionnel aurait donc pu annuler ces dispositions au motif qu'elles allaient à l'encontre du principe de clarté et de lisibilité de la loi. Dans sa décision du 10 mars 2011, il avait déjà sanctionné sur ce fondement un article de la Loppsi qui définissait l'activité d'intelligence économique comme celle aidant les entreprises à se protéger des risques pouvant menacer leur activité et à "favoriser leur activité en influant sur l'évolution des affaires  ou leurs décisions". Le Conseil avait alors constaté l'imprécision tant dans la définition de ces activités que dans la finalité justifiant le régime d'autorisation. Or les notions employées par la loi sur la manipulation de l'information pour justifier l'intervention du juge des référés ne sont pas réellement plus précises.

Quoi qu'il en soit, le Conseil choisit de ne pas censurer ces dispositions et admet  la constitutionnalité de ce référé d'une nouveau type. Il réduit cependant très sensiblement leur portée. 


Limitation du champ d'application 



Le Conseil interprète le champ d'application de la procédure de référé de manière aussi étroite que possible, Il précise d'abord, ce qui ne figurait pas dans le texte législatif, qu'elle ne saurait être utilisée à l'encontre "d'opinions, de parodies, d'inexactitudes partielles ou d'exagérations". Sur ce point, le Conseil se situe dans la ligne de la Cour européenne des droits de l'homme qui rappelle que l'article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme "ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique". (par exemple : CEDH, 9 janvier 2018, Damien Meslot c. France, § 40).

Le Conseil ajoute que seules sont susceptibles de donner lieu à référé les "allégations dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective". Cette fois, il se rattache à la jurisprudence des juges internes en matière de "fausse nouvelle", jurisprudence à laquelle le législateur souhaitait pourtant échapper en se référant à la "fausse information". La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 7 janvier 1988, déclarait ainsi que la "fausse nouvelle" est celle "qui est mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité des faits". Autrement dit, la preuve de l'inexactitude doit être immédiate et facile. Cela peut sembler évident, mais on doit néanmoins se demander comment il sera possible d'apporter cette preuve. En matière pénale, il appartient au ministère public d'apporter la preuve de l'infraction. Mais devant le nouveau référé civil, le plaignant sera dans une situation délicate car il devra fournir des éléments de preuve purement négatifs. Comment prouver que l'on n'a pas de compte aux Bahamas ? Comment démontrer qu'il n'existe pas de cabinet noir chargé de détruire votre réputation ? Considérée sous cet angle, la décision du Conseil constitutionnel devrait inciter les victimes de Fake News à se tourner vers la bonne vieille action en diffamation, finalement plus efficace.


Enfin, le Conseil constitutionnel rappelle que la diffusion de la fausse information doit répondre aux trois conditions fixées par le législateur : être artificielle ou automatisée, massive et délibérée. Certes, la loi les mentionnait, mais il n'est pas inutile de préciser que ces conditions sont cumulatives, ce qui limite en pratique le champ d'application du texte aux fausses informations diffusées par des robots, c'est à dire à celles qui font l'objet d'un traitement de masse.

Le Gorafi. Couverture du 9 novembre 2018

Le rôle du CSA



L'article 5 de la loi permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de s'opposer à la conclusion d'une convention de diffusion d'un service de radio ou de télévision s'il comporte "un risque grave d'atteinte à la dignité de la personne humaine, (...) à la sauvegarde de l'ordre public, aux besoins de la défense nationale ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions". Le Conseil constitutionnel ne fait que mentionner cet article sans s'interroger sur sa constitutionnalité. La question aurait tout de même pu être posée de la compétence d'une autorité indépendante pour apprécier la notion d'intérêts fondamentaux de la Nation ou de fonctionnement régulier des institutions. Le dossier sera-t-il établi par les services du renseignement extérieur ? Si tel est le cas, nous sommes à l'évidence dans la théorie des actes du gouvernement, et il peut sembler surprenant que le domaine des relations extérieures de la France soit géré par le CSA.

L'article 6 suscite davantage l'intérêt du Conseil constitutionnel. Il attribue à ce même CSA le pouvoir de suspendre une convention existante de diffusion d'un service de radio ou de télévision "conclue avec une personne morale contrôlée par un État étranger ou placée sous l'influence de cet État" en cas de diffusion de fausses informations en période électorale. Là encore, le principe de clarté et de lisibilité de la loi aurait pu être utilisé, tant les notions employées semblent obscures. Avec le talent pour l'Understatement qui le caractérise, le Conseil d'Etat, dans son avis, avait estimé que la référence à l'influence exercée par un État sur un service constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Il est vrai que ce même Conseil d'État déclarait que la décision du CSA serait placé sous son propre contrôle, ce qui signifie qu'il se débrouillerait bien pour trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. Le Conseil constitutionnel, toujours respectueux à l'égard du Conseil d'État a sans doute pensé la même chose..

Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel se borne finalement à poser une réserve identique à celle déjà mentionnée à propos de l'action en référé. Il précise que la décision de suspension ne peut intervenir que si le caractère inexact ou trompeur des informations diffusées est manifeste, de même que le risque d'altération de la sincérité du scrutin. On attend avec impatience de voir comment le CSA appréciera l'influence des informations diffusées par Russia Today ou  Sputnik sur une élection qui n'a pas encore eu lieu.

Certains regretteront sans doute que le Conseil constitutionnel n'ait pas eu l'audace, ou simplement le courage, de déclarer inconstitutionnelles les dispositions les plus marquantes d'une loi mal écrite, simple produit du désir de régler quelques comptes après une campagne présidentielle de 2017 marquée par la multiplication des Fake News, visant en particulier, mais pas seulement, Emmanuel Macron. Agissant ainsi, il laisse subsister dans le droit positif des dispositions qui, si elles sont jamais appliquées, risquent fort d'être sanctionnées pour violation de différentes conventions internationales qui affirment que la liberté de l'information s'exerce "sans considération de frontières".

Mais le Conseil a choisi une voie plus discrète, moins susceptible de donner immédiatement lieu à des réactions politiques. Cette voie plus discrète est aussi efficace, car il s'agit de rendre la loi parfaitement inapplicable; de siphonner son contenu normatif pour en faire une sorte de coquille vide. Les contraintes liées au caractère "manifeste" de la fausse information et de l'altération à la sincérité du scrutin, sont en effet telles que ne seront désormais susceptibles d'être sanctionnées que les Fake News tellement énormes, qu'elles entreront immédiatement dans l'exception tirée de l'opinion purement politique ou du caractère parodique du propos. On se réjouit donc que le principal bénéficiaire de la décision du Conseil constitutionnel soit... le Gorafi.


Sur les Fake News et la campagne électorale : Chapitre 9 section 1 § 1 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



mardi 13 juillet 2021

Laïcité : Fake News dans les bureaux de vote


Quelques semaines après les élections régionales, peut-être est-il temps de revenir sur la controverse relative à la présence de femmes voilées parmi les assesseurs de bureaux de vote ? L'une présidait un bureau de vote à Vitry-sur-Seine, l'autre était assesseur à Saint-Denis, choix judicieux pour les militants de l'islam politique, si l'on considère qu'il s'agissait du bureau dans lequel vote Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national. Dans les deux cas, les deux dames voilées ont été rapidement remplacées, mais cela n'a pas empêché la controverse de se développer.

Sur le fond, elle ne présente pourtant guère d'intérêt, car le droit positif impose la neutralité à l'ensemble des membres d'un bureau de vote. Mais précisément, la simplicité même de l'analyse juridique révèle l'ampleur d'un phénomène que l'on pourrait qualifier de "Fake News juridique". Il consiste à faire dire au droit ce que l'on veut, sans se préoccuper de son contenu réel. On s'abrite ainsi derrière une pseudo-compétence juridique pour imposer une interprétation militante hors-sol, c'est à dire totalement détachée du droit positif.

Reprenons donc ces différents éléments.

 

Le principe de neutralité

 

Présentée par le Conseil constitutionnel comme le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision du 18 septembre 1986, le principe de neutralité interdit que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. Il se rattache aux célèbres Lois de Rolland, principes d'égalité, de neutralité, de continuité, et d'adaptabilité, qui gouvernent le fonctionnement des services publics. Le juge administratif en assure le respect, quel que soit le service public concerné. 

On doit observer que le principe de neutralité n'est pas seulement un devoir des fonctionnaires et agents publics. Il s'impose aussi, et avec la même vigueur, à certains lieux. En témoigne la célèbre jurisprudence du Conseil d'Etat qui, dans deux arrêts du 9 novembre 2016, pose un principe de neutralité des bâtiments publics que sont les hôtels de ville ou de région, faisant présumer l'illicéité de l'implantation d'une crèche de Noël. En témoigne aussi l'affaire Baby-Loup qui a permis à une crèche associative financée par une commune d'imposer le principe de neutralité par règlement intérieur, alors même que les employés étaient recrutés par contrat de droit privé. 

Il est donc des espaces neutres, à l'abri des débats politiques et religieux. Il en ainsi du bureau de vote et la jurisprudence du Conseil d'État ne laisse guère de doute sur ce point.


La jurisprudence du Conseil d'État


Un arrêt du 8 mars 2002  utilise une formulation particulièrement nette : "Considérant qu'au cours du déroulement du scrutin, le président du bureau de vote et les membres de ce bureau sont astreints à une obligation de neutralité". Il est bien précisé que cette obligation pèse avec la même intensité sur l'ensemble des membres du bureau, président et assesseurs. 

En l'espèce, il s'agissait d'un maire polynésien qui avait présidé toute la journée le bureau de vote, en portant une chemise "paréo" aux couleurs de la "liste d'entente communale de Vairao", liste qu'il dirigeait évidemment. Pour être moins pittoresque, la situation des femmes voilées de Vitry et de Saint-Denis n'est pas différente. En effet, le principe de neutralité concerne aussi bien les opinions politiques que religieuses. 

De la même manière que la neutralité dans l'enseignement a pour objet de respecter la liberté de conscience des élèves, la neutralité du bureau de vote a pour objet de ne pas influencer les électeurs. Dans une décision du 10 avril 2009, le Conseil d'Etat est saisi de l'élection municipale d'Apataki, toujours en Polynésie, le maire et ses adjoints ayant siégé dans le bureau de vote avec une chemise rouge, couleur de leur liste. Le Conseil note le manquement à l'obligation de neutralité, et ajouter qu'il n'est pas allégué que cette circonstance "se serait accompagnée d'autres pressions sur les électeurs". Il est donc clairement établi que le port d'un signe politique ou religieux constitue une pression sur les électeurs. Le juge ajoute qu'une telle situation peut conduire à l'annulation de l'élection dans l'hypothèse d'un faible écart de voix, critère essentiel de tout le contentieux électoral.


La circulaire de 2020


Cette jurisprudence a été rappelée par un circulaire du ministre de l'intérieur datée du 16 janvier 2020 adressée à tous les maires de France et qui précise l'organisation des opérations électorales pour toutes les élections se déroulant au suffrage universel direct. 

Son article 8-5 est ainsi rédigé : " Le juge de l'élection rappelle de manière constante que les bureaux de vote, par l'intermédiaire de leurs membres et de leur organisation, sont astreints à une obligation de neutralité. Une telle obligation vise essentiellement à préserver la sincérité du scrutin afin que les électeurs puissent exercer librement leur droit de vote sans faire l'objet d'un quelconque moyen de pression".

Le droit positif est donc d'une limpidité qui devrait faire taire toute controverse. Mais, dans le cas des femmes voilées de Vitry et Saint-Denis, on a vu se succéder une accumulation de Fake News. 

 


L'intox vient à domicile. Affiche mai 1968

 

Des vagues de Fake News

 

La première vague venait des intéressées elles-mêmes. La militante EELV de Vitry sur Seine a ainsi déclaré : "Je me couvre les cheveux comme certains couvrent leurs fesses", et de tenter maladroitement de démontrer que son voile n'était qu'un accessoire de mode. Devant une telle catastrophe, ses partisans eux-mêmes ont préféré la faire taire. 

La seconde vague est venue, sans doute involontairement, de la préfète du Val de Marne qui a développé un argumentaire en apparence plus convaincant. Elle affirme que le président du bureau de vote, le maire ou son représentant, est soumis au devoir de neutralité car il représente l'Etat. Tel ne serait donc pas le cas des assesseurs, désignés par les candidats. Hélas, cela semble plus juridique, mais c'est faux. Madame la préfète n'avait sans doute pas lu la circulaire du 16 janvier 2020, alors même que ce texte était transmis aux maires "sous couvert des préfets".

Enfin la troisième vague est venue de la presse. Dans une rubrique "Check News" censée opposer la vérité vraie aux actions des vilains manipulateurs de l'information, Libération affirme avoir posé la question suivante au ministre de l'intérieur : "Un assesseur a-t-il le droit de porter un signe religieux dans son bureau de vote ?". Enfin, une vision non militante de la question, pense le lecteur, et c'est là qu'il se trompe.

Le journal déclare avoir reçu une réponse du ministère de l'intérieur reprenant exactement les propos de la préfète du Val de Marne : les assesseurs ne seraient pas soumis à l'obligation de neutralité. Cette réponse a-t-elle réellement existé ? Si c'est le cas, elle ne manque pas de sel, le ministre allant à l'encontre de sa propre circulaire et de l'ensemble de la jurisprudence du Conseil d'État. Après cette énorme erreur juridique, l'article "Check News" se termine par l'analyse définitive d'une avocate présentée comme spécialiste du droit électoral : "Je ne vois rien qui interdise le port du voile pour un assesseur". Sans doute en effet n'a-t-elle pas vu le droit positif ?

Pour de l'information vérifiée, passée au crible des spécialistes et experts en tous genres, cela manque de sérieux. On en déduire que le "Fact Checking" réalisé par la presse doit susciter la méfiance et qu'il est préférable de ne compter que sur soi-même pour faire de telles vérifications. En soi, l'affaire des femmes voilées dans les bureaux de vote n'a sans doute pas beaucoup d'intérêt, d'autant que cette tentative d'y imposer des signes religieux a fait long feu. Elle illustre toutefois une tendance bien plus inquiétante qui consiste à utiliser le droit comme argument d'autorité pour lui faire dire n'importe quoi.


Sur le droit de suffrage : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9, section 1, § 1.

mardi 9 janvier 2018

Les fausses nouvelles en matière électorale

Le Président de la République a annoncé,  lors de ses voeux à la presse, le dépôt d'un projet de loi destiné à lutter contre la propagation, en période électorale, de fausses nouvelles diffusées sur des sites ou par les réseaux sociaux. Les journalistes ont parlé de Fake News, formulation sans doute plus anglo-saxonne, tellement plus moderne, mais aussi moins juridique.

Car la fausse nouvelle est une notion juridique, et depuis fort longtemps. Elle figurait déjà dans une loi de 1810 visant à punir les spéculateurs qui, par de faux bruits, faisaient fluctuer à leur avantage le cours des marchandises. Elle figure aujourd'hui dans deux textes essentiels qui touchent de près au domaine évoqué par le Président. 

D'une part, l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse punit d'une amende de 45 000 € "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler". D'autre part, l'article L 97 du code électoral sanctionne d'une amende de 15 000 € ceux "qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s'abstenir de voter".

Ces deux textes ont le mérite d'exister, mais il est vrai qu'ils s'appliquent difficilement aux Fake News diffusées sur internet durant les périodes électorales.

La notion de "fausse nouvelle" ne pose guère de difficulté. La nouvelle porte sur des faits, et seulement sur des faits, qui doivent avoir un lien avec l'actualité et qui n'ont pas été déjà portés à la connaissance du public, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. La nouvelle est fausse, lorsqu'elle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. De toute évidence, bon nombre des rumeurs diffusées durant la campagne des dernières élections présidentielles de 2017 peuvent être qualifiées de fausses nouvelles. On se souvient du célèbre "cabinet noir" présenté comme une réalité incontestable par les partisans de François Fillon ou des bruits allègrement relayés sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron.

L'article 27 de la loi de 1881


L'article 27 de la loi de 1881 peut, théoriquement, s'appliquer aux délits commis sur internet. La loi du 21 juin 2004 précise en effet que les délits de presse sont applicables à la communication en ligne. Ce n'est pourtant pas si simple, car l'utilisation de l'article 27 se heurte à plusieurs obstacles.

Le premier réside dans l'auteur des faits. L'article 27 de la loi de 1881 est un délit de presse, et la plupart de ceux qui publient des Fake News sur internet ne sont pas journalistes et n'ont rien à voir avec une entreprise de presse. Certes, la jurisprudence a accepté d'étendre l'application des délits de presse à certains sites ou blogs, mais pas à l'individu qui répand des bruits sur Twitter ou Facebook. Le plus souvent, il s'agit d'un militant, ou d'un groupe de militants, voire d'une officine plus ou moins opaque, qui ont pour mission de détruire le candidat adverse, par tous les moyens. Les entreprises de presse contribuent souvent à diffuser les bruits, mais elles n'en sont généralement pas les auteurs.

Cette constatation conduit au second obstacle qui est la condition de mauvaise fois exigée par l'article 27. Il est en effet bien difficile de la démontrer. La plupart de ceux qui diffusent les fausses nouvelles sur internet sont  convaincus de la vérité de ce qu'ils affirment. N'ont-ils pas déjà vu l'information sur Facebook ou Twitter ? N'ont-il pas reçu un courriel d'une "source sure" ? Ils sont crédules, souvent très attachés à "leur" candidat. Ils évoluent dans le cercle fermé de l'information diffusée par ses sympathisants. En bref, ils sont parfois peu éclairés, mais pas de mauvaise foi. Seul est de mauvaise foi celui qui est à l'origine de la tentative de manipulation de l'opinion, celui qui a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Mais à l'heure d'internet, la recherche de l'origine de la rumeur est particulièrement difficile. Vient-elle d'un site établi en Ukraine, d'un tweet anonyme, d'une page Facebook qui a aujourd'hui disparu ? Il n'est pas impossible que l'on finisse par trouver l'auteur de l'infraction, mais cela ne signifie pas que l'on pourra le poursuivre sur le fondement de l'article 27.

Enfin, et c'est le dernier obstacle à la mise en oeuvre de l'article 27, il ne pourra s'appliquer que si est remplie une condition de "trouble à la paix publique". La loi exige ainsi un lien de cause à effet entre la fausse nouvelle et le trouble. La jurisprudence, quant à elle, apprécie ce trouble in concreto. Le tribunal correctionnel de Nanterre a ainsi été saisi d'un reportage photo monté de toutes pièces, montrant des jeunes jetant un réfrigérateur sur les forces de l'ordre, alors qu'il s'agissait d'une mise en scène jouée par des figurants. Dans une décision du 13 décembre 2000, il a jugé que le délit de diffusion de fausses nouvelles était constitué dans la mesure où cette publication avait contribué aux troubles qui agitaient, à l'époque, les quartiers sensibles. Il en est de même de la diffusion d'une information erronée selon laquelle le maire de Paris protégerait les provocateurs, à une époque où la tension entre étudiants et forces de l'ordre était très vive (CA Paris, 18 mai 1988). La jurisprudence n'a jamais admis un trouble purement psychologique à la paix publique. Or force est de constater que les bruits sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron ou sur l'état de ses finances n'ont pas provoqué d'émeutes, heureusement.

Dans ses conditions, on doit admettre que l'article 27 de la loi de 1881, dans sa rédaction actuelle, ne peut rien, ou pas grand-chose, contre la diffusion virale des Fake News.


On nous cache tout, on nous dit rien. Jacques Dutronc. 1967



L'article L 97 du code électoral


L'article L 97 du code électoral ne pose pas de condition de mauvaise foi ou de trouble à la paix publique, mais il n'est pas plus facile à utiliser. Certes François Fillon a porté plainte contre le Canard Enchaîné sur ce fondement, le journal étant accusé d'avoir diffusé la fausse nouvelle de l'emploi fictif de son épouse. Mais cette action judiciaire ne permettra pas de faire avancer la jurisprudence, car cette plainte a été classée sans suite fin novembre 2017.

Quoi qu'il en soit, l'article L 97 du code électoral ne donne lieu qu'à une jurisprudence fort rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer  dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96).

Cette restriction de l'application de l'article L 97 aux élections locales ne s'explique pas par une quelconque crainte des juges, qui redouteraient de s'attaquer aux bruits malveillants répandus durant des élections présidentielles. Lors d'une élection nationale, il devient beaucoup plus difficile en effet de démontrer que  la diffusion d'une fausse nouvelle a entraîné un véritable transfert de voix ou une abstention plus élevée que dans la circonscription voisine. L'impact électoral d'une rumeur malveillante est alors impossible à prouver.

On peut donc rejoindre le Président de la République, lorsqu'il constate que le droit positif n'est pas satisfaisant. Mais que propose-t-il pour autant ?  Pour le moment, on ignore largement le contenu du projet annoncé. L'idée générale est cependant clairement exprimée : il s'agit de substituer la responsabilité des plateformes internet à celle des individus auteurs des rumeurs malveillantes.

La responsabilité des plateformes

 


Une véritable transparence serait d'abord imposée sur les contenus sponsorisés permettant au lecteur de voir que la diffusion de l'information en cause est financée. La transparence est certes toujours une bonne chose, mais cette mesure pose de nombreuses questions en matière électorale. L'article L 52-1 du code électoral interdit le recours à la publicité commerciale est en effet interdite à des fins de campagne électorale pendant les six mois qui précèdent l'élection. En revanche, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 8 juillet 2002, a considéré que "la réalisation et l'utilisation d'un site ou d'un blog ne revêtent pas le caractère d'une publicité commerciale au sens de ces dispositions". Ces supports sont évidemment ceux visés par l'obligation de transparence envisagée par Emmanuel Macron. Mais pourquoi autoriser la publicité par internet et pas dans la presse et les médias audiovisuels ? Le moins que l'on puisse dire est que cette mesure nécessiterait une réflexion globale, ne serait-ce que dans le but de garantir le respect du principe d'égalité devant la loi.

Le Président de la République envisage également une procédure de référé spécifique qui permettrait aux victimes d'obtenir une injonction d'un juge, ordonnant au gestionnaire du site, voire au fournisseur d'accès, de supprimer la fausse nouvelle, voire de déréférencer le site, de fermer le compte Twitter ou la page. Là encore, ce n'est pas impossible d'envisager de telles mesures, dès lors qu'elles peuvent déjà être mises en oeuvre dans le cas de publications illégales, par exemples racistes ou antisémites. Il n'en demeure pas moins que les voies d'exécution font souvent défaut lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre concrètement de telles décisions. Beaucoup de sites diffusant de fausses nouvelles sont domiciliés à l'étranger, souvent dans des Etats dépourvus de législation en ce domaine. Quant aux grandes entreprises du secteurs, Twitter, Facebook et autres réseaux sociaux, elles mettent tout en mesure pour que ce soit le droit américain qui s'applique, sous le contrôle du juge américain. Or le droit des Etats Unis repose sur le 1er Amendement, qui garantit une liberté d'expression absolue qui n'est pas tempérée que par un système de responsabilité civile. Le temps de saisir le tribunal de Palo-Alto, de payer très cher quelques cabinets d'avocats américains, la campagne électorale sera terminée depuis longtemps et le référé n'aura eu aucun impact sérieux.

Et la neutralité du net ?


Il reste donc à espérer que le projet annoncé par le Président de la République ne sera pas voté dans la précipitation. Les prochaines échéances électorales nationales sont loin, et le Parlement a le temps de faire son métier, c'est à dire de réfléchir à cette réforme. Ses enjeux dépassent largement le cas des fausses nouvelles, car derrière la responsabilité des plate-formes et des fournisseurs d'accès, c'est toute la question de la neutralité du net qui est posée. Il ne faudrait pas qu'une réforme destinée à moraliser la vie politique conduise finalement à une remise en cause des principes fondamentaux qui garantissent la liberté d'expression sur internet.

Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mercredi 6 mai 2020

Covid-19 : La liberté d'aller et venir, à vélo

Après avoir successivement malmené le droit à la sûreté, la présomption d'innocence, la séparation des pouvoirs, voire le droit à la santé, le juge des référés du Conseil d'Etat a enfin rendu une ordonnance favorable aux libertés. Le 30 avril 2020, il a en effet consacré le principe selon lequel la liberté d'aller et de venir implique le droit de circuler avec un moyen de locomotion, en l'espèce à bicyclette. Le juge précise que cette liberté n'impose pas qu'il soit enjoint aux préfets de réouvrir les pistes cyclables fermées pendant le confinement. Mais le droit de circuler à bicyclette manquait cruellement à notre corpus juridique, et il faut remercier le juge d'avoir pensé à en faire une liberté fondamentale, susceptible de donner lieu à un référé-liberté.

Nul doute que cette décision le remette en selle comme protecteur des libertés publiques, car le juge des référés a même eu l'audace d'adresser au Premier ministre une injonction. Celui-ci devait, en effet, rappeler publiquement, dans les vingt-quatre heures, que la faculté de se déplacer comportait le droit d'user d'un tel moyen de locomotion. L'intéressé s'est immédiatement exécuté, par un communiqué de presse diffusé sur le site du ministère de l'intérieur.


Une contradiction dans la communication

 

Le juge des référés était saisi par la Fédération des usagers de la bicyclette, qui estimait que le droit de l'état d'urgence sanitaire déraillait quelque peu. En effet, le décret du 23 mars 2020 interdit tout déplacement hors du domicile, sauf situations dérogatoires soigneusement listées dans le texte. Par la suite, il a été précisé, sur les sites internet du ministère de l'intérieur et du ministère des sports, que les déplacements en bicyclette étaient interdits, sauf pour se rendre au travail, et sauf pour les enfants dans le cadre des promenades quotidiennes. De fait, les forces de police ont souvent verbalisé les adultes pratiquant la bicyclette au titre de l'activité physique autorisée dans la limite d'une heure, et dans un rayon d'un kilomètre autour du domicile, alors que cette activité est parfaitement licite.

Le juge fonde sa décision sur les "contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques", sources de "l'incertitude" qui s'est installée. C'est donc une mauvaise "communication" qui est sanctionnée comme une atteinte à une liberté fondamentale. Il est vrai que l'intelligibilité et la lisibilité de la loi est un objectif à valeur constitutionnelle, consacré par le Conseil constitutionnel dans une décision du 19 novembre 2009. Ensuite, dans une décision du 28 décembre 2011, il précise que le législateur doit exercer sa compétence en adoptant des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques. Le Conseil d’Etat reprend le même principe pour apprécier la légalité des actes réglementaires, faisant référence, par exemple dans un arrêt du 31 décembre 2019, à « l’intelligibilité et la lisibilité du droit ».


 A bicyclette. Bourvil. 1947


La valeur juridique de l'information diffusée sur les sites gouvernementaux



Ce fondement juridique était possible, mais on peut s’étonner que le juge des référés ne se soit pas penché sur l’incompétence, pourtant un moyen d’ordre public. Sur le plan juridique, les auteurs des éléments ajoutés sur les sites sont respectivement le ministre de l’intérieur et celui des sports. Or ces sites ont créé une norme juridique nouvelle, l’interdiction de faire de la bicyclette pendant le confinement, qui ne figurait pas dans le décret du 23 mars 2020, mais qui a néanmoins servi de fondement à un certain nombre de verbalisations. Or nul n’ignore que le ministre ne dispose pas du pouvoir réglementaire, celui-ci étant exercé par le Premier ministre. En d’autres termes, les dispositions figurant sur les sites émanaient d’une autorité incompétente.

Sans doute, le raisonnement est-il imparable, mais il n'était pas sans inconvénient pour le juge, le conduisant en effet à s'interroger sur la valeur juridique des informations diffusées sur le site. Or c’est précisément la question qu'il ne voulait pas poser, laissant  ainsi subsister l’ambiguïté. Communication politique ou information juridique ? Le choix appartient au ministre seul, et rien ne lui interdit d'opérer de savants mélanges entre les deux démarches. Considérée sous cet angle, la décision est extrêmement favorable à l'Exécutif qui peut continuer à user du caractère officiel d'un site ministériel pour réaliser des opérations de communication plus ou moins électorales.


Le juge en lutte contre les Fake News



Le juge a donc préféré changer de braquet et se montrer plus modeste. Il se borne à regarder si  la communication ainsi diffusée est inexacte au regard des textes en vigueur, ce qui devrait peut-être inciter les services administratifs à regarder d'un peu plus près les informations figurant sur leur site.

Avouons tout de même que la décision ne manque pas de sel, au moment précis où  l'on expliquait au citoyen, un grand enfant peu en mesure d'apprécier les choses par lui-même, qu'il devait se rendre sur Gouvernement.fr pour trouver de l'information soigneusement triée à son intention. Il s'agissait de lui épargner la lecture de Fake-News qui pourraient l'empêcher d'apprécier à sa juste valeur la qualité du travail gouvernemental dans la présente crise. Or, précisément, voilà que le juge des référés du Conseil d'Etat vient enjoindre au Premier ministre de corriger les Fake-News diffusées par les membres de son gouvernement. C'est peut-être le ridicule de cette situation qui a conduit les services du Premier ministre à retirer du site la page controversée.




vendredi 19 juin 2020

Eliane Houlette, victime de Fake News

Le 10 juin 2020, Eliane Houlette, ancienne Procureur de la République Financier. était entendue à l'Assemblée nationale par la Commission d'enquête parlementaire sur les obstacles à l'indépendance de l'autorité judiciaire. A ce moment, ses propos n'ont guère suscité qu'un intérêt poli, jusqu'à ce que Marc Leplongeon, dans Le Point, fasse état de cette audition, en mentionnant que le Procureur assurait avoir "subi des pressions".

Depuis la publication de cet article, les responsables des Républicains, du moins ceux qui font partie du dernier carré de fidèles de François Fillon, se déchaînent dans les médias. Bruno Retailleau affirme sur Twitter : "Il fallait détruire le candidat Fillon et tout a été mis en oeuvre pour cela". Quant à Eric Ciotti, il "demande à E. Macron la saisine du CSM et à N. Belloubet de saisir le parquet pour qu'il ouvre une enquête judiciaire pour forfaiture". On pourrait citer une multitude d'interventions tout aussi nuancées. Leurs auteurs ont pour trait commun de ne pas avoir écouté les propos d'Eliane Houlette, ou de ne pas les avoir compris, ou encore de les avoir volontairement déformés.

Les réseaux sociaux jouent ensuite leur rôle de diffusion de l'"information", et chacun sera bientôt convaincu du bien-fondé de ces critiques, sans ressentir le besoin d'aller regarder l'audition de l'ancienne responsable du PNF. D'une certaine manière, l'affaire est exemplaire car elle fait de nous les témoins privilégiés du processus de création des "Fake News".


L'absence de pressions de l'Exécutif



Revenons donc à la réalité des choses, c'est-à-dire aux propos effectivement tenus par Eliane Houlette. Elle affirme d'abord : "D'emblée je dois vous dire qu'aucun des quatre Garde des sceaux qui se sont succédé de 2014 à 2019 (j'ai quitté mes fonctions le 30 juin 2019), ou leurs collaborateurs immédiats, ne m'a interrogée ou ne m'a incitée à agir ou à ne pas agir dans des dossiers particuliers". Aucune pression de l'Exécutif et les poursuites contre François Fillon ne sont pas le fait d'un "Cabinet noir" présidé par le Président de la République de l'époque ou son Premier ministre.


Politique pénale et action publique



Les pressions évoquées par Madame Houlette sont moins visibles car elles viennent de l'intérieur de l'institution judiciaire : "La pression que j'ai pu ressentir (...) s'est manifestée de manière plus indirecte ou plus subtile à travers le rôle du parquet général, dans le contrôle de l'action publique du PNF".  Rappelons que le procureur de la République, en l'espèce le Procureur financier, est seul compétent pour exercer l'action publique. Mais il est placé en position de subordination hiérarchique vis-à-vis du Procureur général qui diffuse des instructions générales destinées à assurer la mise en oeuvre de la politique pénale et qui peut aussi faire des demandes de "rapports particuliers" pour s'informer sur les affaire en cours. Ce sont précisément ces demandes d'informations qui, selon Madame Houlette, " peuvent constituer une entrave à l'indépendance". Elle évoque ensuite, les affaires mettant en cause des personnalités politiques, et l'on songe évidemment à François Fillon, qui l'ont contrainte à répondre souvent à plusieurs demandes de précisions par jour et à rédiger une multitude de rapports extrêmement précis sur la procédure en cours.

On peut s'interroger sur la nécessité d'une information aussi large et précise. Le procureur général a-t-il besoin de ces informations détaillées et communiquées en temps réel, alors qu'il n'a pas vraiment "intérêt à en connaître", sa fonction consistant à mettre en oeuvre la politique pénale ? La question mérite d'autant plus d'être posée que le parquet financier a une compétence nationale alors qu'il est placé sous l'autorité du procureur général compétent dans le ressort de la Cour d'appel de Paris. Autrement dit, le procureur général demande des informations sur des faits qui ne concernent pas son ressort. Certes, l'affaire Fillon, est du ressort de la Cour d'appel de Paris, mais il n'en demeure pas moins que le procureur financier est fondé à s'interroger sur les raisons profondes de ces perpétuelles demandes d'informations extrêmement précises  : "Le problème est moins dans ces interventions que dans le doute qu'il laisse planer".


La Justice châtiant l'injustice. Nattier. 1737

Un choix de procédure



On comprend alors que les relations entre le Parquet financier et le procureur général sont institutionnellement délicates. Et précisément, l'affaire Fillon a mis en lumière ces difficultés. Les "pressions" évoquées par Eliane Houlette n'ont absolument rien à voir avec les faits qui étaient reprochés à François Fillon, ni avec la qualification de ces faits en abus de biens sociaux (salaires versés par la Revue des deux mondes) ou en détournements de fonds publics (emploi fictif d'assistante parlementaire). Sur ce point, personne n'a contesté l'enquête menée par le PNF.

La seule divergence résidait dans le choix procédural qu'il convenait de faire à l'issue de l'enquête préliminaire. Dans ce cas, le procureur de la République a le choix entre deux options.

Il peut choisir la voie de la citation directe devant le tribunal correctionnel. C'est la procédure utilisée dans plus de 90 % des affaires correctionnelles lorsque les faits sont avérés, et la personne comparaît alors directement devant le juge. Estimant que les faits étaient effectivement avérés, Eliane Houlette, sensible au principe d'égalité des citoyens devant la loi, envisageait une citation directe.

Le parquet général préférait, quant à lui, l'ouverture d'une information judiciaire, c'est-à-dire la saisine d'un juge d'instruction. Et il n'a pas manqué de le faire savoir à Eliane Houlette lors d'une réunion dont elle fait état lors de son audition. Il n'est pas surprenant qu'elle ait vécu cette intervention comme une pression, car le procureur général opérait une confusion troublante entre la politique pénale qu'elle est chargée de mettre en oeuvre, et l'action publique qui relève du seul procureur financier. Or le choix entre la citation directe de François Fillon devant le tribunal correctionnel et la saisine d'un juge d'instruction relève, à l'évidence, de la compétence exclusive du procureur de la République, en l'occurrence le procureur financier.

Voilà donc les "pressions" dont fait état Eliane Houlette. Et c'est à ce niveau que l'on voit se développer les Fake News.


Une "pression" favorable à François Fillon



Car la pression du procureur général en faveur de la saisine d'un juge d'instruction ne jouait pas contre François Fillon mais en sa faveur. Dès lors que le dossier était transmis, non pas à un, mais à trois juges d'instruction, l'homme politique gagnait du temps, élément très précieux pour la personne mise en examen dans une affaire pénale. Ses avocats voyaient s'ouvrir devant eux une longue période durant laquelle ils pourraient développer les arguments de la défense, user de toutes les voies de recours possibles contre les actes d'instruction, utiliser la presse autant que possible. Contrairement à ce qui est affirmé par les représentants des Républicains, les "pressions" subies par Eliane Houlette étaient donc en faveur de François Fillon. Gageons que le procureur général de l'époque entendait "ne pas insulter l'avenir". François Fillon n'était-il pas présenté comme le candidat susceptible de faire gagner la droite aux présidentielles de 2017, alors que le président Hollande décidait de ne pas solliciter un second mandat  ?

Le parquet financier a finalement décidé, plus tard, de transmettre le dossier à trois juges d'instruction. Eliane Houlette explique que ce choix était devenu nécessaire en raison de la loi sur la prescription qui allait entrer en vigueur, des faits délictueux réalisés sur une longue durée risquant alors de demeurer impunis. Là encore, le choix était d'ordre procédural.

Il est tout de même pour le moins curieux de voir le ban et l'arrière-ban des Républicains faire dire à Eliane Houlette rigoureusement le contraire de ce qu'elle dit. Il suffit pour s'en convaincre d'aller effectivement l'écouter, mais qui a effectivement fait cette démarche ? Nul doute que cette paresse soit le moteur immobile des Fake News.


Les effets de l'interim



Ceux qui iront entendre Eliane Houlette s'apercevront aussi qu'elle ne dit nulle part avoir souhaité choisir son successeur chargé d'assurer l'interim des fonctions de procureur financier. Elle a simplement souhaité qu'il n'y ait pas d'interim, et que son successeur soit directement nommé. Elle connaissait en effet les risques de l'interim, risques notamment de classement sans suite de certaines affaires, avant que soit nommé le nouveau procureur financier. Ses craintes étaient-elles fondées ? On l'ignore en l'absence de véritable enquête menée notamment par la presse d'investigation.

Mais il est tout à son honneur de souhaiter que l'institution dont elle a été la première responsable continue d'exercer ses fonctions avec la même puissance, et avec le même succès. Car Eliane Houlette a su faire du Parquet financier une institution essentielle de la République, une institution qui, pour la première fois dans l'histoire, a pu lutter efficacement contre la corruption et la fraude fiscale. Et si c'était finalement ce succès que certains lui reprochent ?



jeudi 10 mai 2018

Fake News : L'avis du Conseil d'Etat

L'avis du Conseil d'Etat sur la proposition de loi relative aux fausses informations a été publié tout récemment. La première observation, de pure forme, est qu'il est long, du moins si on considère que la proposition ne contient pas plus d'une dizaine d'articles. Sans doute le Conseil d'Etat a-t-il voulu expliquer, déployer une démarche pédagogique à l'égard d'un texte dont le contenu n'est pas toujours très clair.

Une terminologie fluctuante


Le Conseil d'Etat commence par observer une imprécision terminologique. Le titre de la proposition de loi vise "les fausses informations" mais son contenu se réfère tantôt aux "fausses informations", tantôt aux "fausses nouvelles".  C'est ainsi que l'article 1er énonce que, durant la période électorale, le juge des référés pourra être saisi "lorsque des faits constituant de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusés artificiellement et de manière massive par le biais d'un service de communication au public en ligne (...)". De son côté l'article 4 permet au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) de refuser une convention demandée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service numérique est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation des ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles".

La fausse nouvelle est déjà connue du droit positif. L'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 la réprime lorsque "faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique ou aura été susceptible de la troubler". Mais ces dispositions ne s'appliquent qu'au droit de la presse et précisément ce ne sont pas les journalistes qui, en général, sont à l'origine de ce que l'on appelle souvent les Fake News, car leur déontologie leur impose de vérifier leurs informations. Ces Fake News sont plutôt initiées par des militants, voire  par des officines plus moins opaques qui les répandent sur le net comme une trainée de poudre, avant qu'elles aient pu être vérifiées. De son côté, l'article 97 du code électoral punit ceux qui "à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...)". Mais ces dispositions sont d'ordre uniquement pénal, et elles en sont guère utilisées que par personnes mises en cause par les médias et qui portent plainte pour affirmer leur innocence devant les médias. C'est ainsi que la plainte de Nicolas Sarkozy contre Médiapart après les révélations sur le financement de sa campagne s'est terminée par un non-lieu et que celle de François Fillon contre le Canard enchaîné a été classée sans suite.

La fausse information permet donc de sortir du champ pénal, puisque l'objet de la proposition de loi est de créer un recours spécifique devant le juge des référés civil, afin qu'il ordonne toute mesure de nature à faire cesser la diffusion. Dans son champ d'application, elle est également plus large, puisqu'elle supprime la condition de divulgation préalable de l'information contestée, critère pratiquement impossible à utiliser dans le cas d'une information virale diffusée de manière simultanée sur les réseaux sociaux et dans les médias. Aux yeux du Conseil d'Etat, la notion de fausse information est, en l'espèce, plus opératoire que celle de fausse nouvelle. Il suggère, "par souci de cohérence et d'intelligibilité du texte, (...) d'harmoniser les différentes dispositions" de ne retenir  qu'elle.

Le champ d'application dans le temps


Il convient de rappeler que la proposition de loi a pour unique objet de sanctionner les fausses informations diffusées pendant la période électorale, c'est à dire pendant celle qui s'étend entre le décret de convocation des électeurs et la fin des opérations de vote. Le problème est qu'aucun texte ne fixe de délai impératif entre le décret et l'élection, à l'exception de la loi du 7 juillet 1977 qui, dans le cas particulier des élections au parlement européen, prévoit que le décret intervient "cinq semaines au moins" avant le scrutin. Avouons que ce n'est guère plus précis. Le Conseil d'Etat suggère donc de fixer un délai impératif de trois mois avant l'élection, délai durant lequel la diffusion de fausses informations pourra susciter la saisine du juge des référés.


Nungesser et Coli ont réussi. La Presse. 10 mai 1927

Le nouveau référé

 

Précisément, le Conseil d'Etat manque beaucoup d'enthousiasme vis-à-vis de ce nouveau recours. Il s'agit de permettre la saisine du juge des référés, afin qu'il prescrive aux hébergeurs ou aux fournisseurs d'accès toutes mesures nécessaires pour "faire cesser la diffusion artificielle et massive, par le biais d’un service de communication au public en ligne, de faits constituant des fausses informations".  A une époque marquée par l'extrême rapidité de la diffusion de l'information, la réponse du juge, même dans un délai de 48 heures, "risque d'intervenir trop tard", et le Conseil d'Etat s'interroge sur "l'efficacité incertaine" du dispositif. Il note cependant que cette nouvelle voie de référé permettra aux candidats victimes de fausses informations de se prévaloir d'une décision de justice devant l'opinion, acceptant ainsi la création d'une procédure juridictionnelle uniquement destinée à jouer un rôle de communication politique. On peut se demander si le Conseil d'Etat ne s'écarte pas quelque peu de son rôle de conseiller juridique...

Les services "sous l'influence d'un Etat étranger"


Une observation identique peut être faite si l'on étudie les observations du Conseil d'Etat sur l'article 4 de la proposition de loi. Son objet est de modifier la loi du 30 septembre 1986 qui organise l'édition de services de communication audiovisuelle distribués par les réseaux n'utilisant pas les fréquences assignées par le CSA. Dans ce cas, la loi prévoit une convention avec le CSA précisant les obligations spécifiques du service. Les auteurs de l'actuelle proposition suggèrent d'autoriser le CSA à refuser une convention sollicitée par "une personne morale contrôlée par un Etat étranger ou sous l'influence de cet Etat", lorsque le service est "susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de participer à une entreprise de déstabilisation de ses institutions, notamment par la diffusion de fausses nouvelles". La substitution de notion de fausse information à celle de fausse nouvelle, suggérée par le Conseil d'Etat, ne suffit pas à lever toutes les incertitudes sur cette disposition.


Le Conseil d'Etat dans tous ses états


Il commence par relever des incertitudes terminologiques. Si le contrôle par un Etat étranger est une notion claire, qui renvoie aux droits de vote détenues dans le conseil d'administration du service en question, la simple influence exercée sur ce dernier constitue un critère "inédit et plus incertain dans ses contours". Pour autant, le Conseil d'Etat n'envisage pas sa suppression. Il précise seulement qu'il appartiendra au juge de l'excès de pouvoir, c'est-à-dire à lui-même de trouver des "éléments concrets et convergents" prouvant que la personne morale est sous l'influence d'un Etat étranger. L'incertitude du texte n'est donc pas mise en cause par le Conseil d'Etat dans sa fonction administrative, puisque le Conseil d'Etat, cette fois dans sa formation contentieuse et dans sa grande sagesse, y remédiera.

En revanche, le Conseil d'Etat propose la suppression pure et simple de la référence à la "déstabilisation de ses institutions", dont il fait observer qu'elle n'a pas de contenu juridique et qu'elle renvoie finalement aux "intérêts fondamentaux de la Nation". Cette redondance est donc inutile, d'autant que ces derniers sont définis à l'article 410-1 du code pénal et que le conseil constitutionnel leur a accordé une valeur constitutionnelle dans une décision QPC du 21 octobre 2016.

Pour autant, le Conseil d'Etat ne met pas en question la procédure en tant que telle, rappelant toutefois qu'elle doit être contradictoire et que la décision doit être motivée. Rien ne le choque dans une disposition qui conduit à conférer au CSA, et non pas à un juge, une compétence qui risque de le conduire à des décisions susceptibles de porter atteinte au principe de libre circulation de l'information, "sans considération de frontières", garanti par plusieurs conventions internationales, décisions d'ailleurs de nature à provoquer quelques remous dans la politique extérieure de la France.   Il suggère seulement que le CSA reprenne les critères définis par le Conseil d'Etat lorsqu'il est appelé à juger d'un refus de conventionnement ou d'une résiliation unilatérale de convention, critères reposant sur les sanctions infligées à la société requérante dans d'autres pays ou aux propos tenus sur la chaîne en cause (CE, 6 janvier 2006 Société Lebanese Communication Group). Cette fois, le Conseil d'Etat statuant au contentieux doit servir de guide à l'autorité indépendante, heureusement et par un heureux hasard, présidée par un membre du Conseil d'Etat.

Il n'est évidemment dit nulle part que cette disposition a surtout pour fonction de permettre de sanctionner un site comme Sputnik ou une agence comme Russia Today, également accusés par le Président de la République d'avoir répandu de fausses informations à son égard durant la campagne de 2017. Derrière la proposition, on voit ainsi apparaître une sorte d'abaissement de l'élection, comme si les électeurs n'avaient pas assez de maturité pour juger, par eux-mêmes, de ces tentatives de manipulation. Si l'on se souvient précisément des présidentielles de 2017,  il est parfaitement vrai que le candidat Emmanuel Macron a été l'objet de nombreuses fausses informations, de sa prétendue homosexualité aux allégations sur son compte bancaire aux Bahamas... C'est vrai, mais il a finalement été largement élu. Au-delà des imperfections techniques du texte, le groupe parlementaire LREM, à l'origine de la proposition de loi, devrait peut-être méditer l'adage selon lequel « Il ne serait décent et à honneur à un roi de France de venger les querelles, indignations et inimitiés d’un duc d’Orléans. »

Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier


jeudi 27 juin 2019

RIP : Relevé des compteurs et démocratie

Le recueil des soutiens à la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national d'ADP a été ouvert avec le décret du 9 juin 2019. Après quelques bugs au démarrage, la procédure fonctionne désormais et chacun peut se rendre sur le site spécialement ouvert par le ministère de l'intérieur pour déposer son soutien.

Cette procédure démocratique se déroulerait donc à la satisfaction générale, si seulement il existait un compteur des soutiens. C'est évidemment un élément important, de mobilisation pour les uns, d'information pour les autres.  Le ministère de l'intérieur ne s'est pas senti obligé d'en créer un.

Il justifie ce choix par le fait que la loi organique du 6 décembre 2013 ne prévoit pas un tel compteur. Mais cette justification ne satisfait pas, dès lors que si la loi n'oblige pas à créer un tel compteur, elle n'en interdit pas pour autant la création. Le décret du 11 décembre 2014 qui organise concrètement le recueil et la validation des soutiens ne se penche pas davantage sur cette question.

La protection des données


D'autres obstacles juridiques sont donc invoqués, et en particulier la protection des données personnelles des signataires.  Il s'agit essentiellement du nom et des prénoms de l'état civil, de la date et du lieu de naissance, ainsi que de la commune dans laquelle vote l'intéressé. Rien de bien sensible dans tout cela, mais il s'agit tout de même de données d'identification qui doivent être protégées. De fait, l'article 8 du décret de 2015 précise que seuls les agents du ministère de l'intérieur compétent, les membres du Conseil constitutionnel et l'INSEE peuvent accéder à l'intégralité du fichier.

Certes, mais le système permet tout de même d'accéder librement à certaines de ces informations : le nom, les prénoms et la commune de vote. Il est théoriquement possible de consulter l'ensemble de la liste, page par page. Encore faut-il être remarquablement patient, car chaque page, et il y en a des milliers, ne peut être consultée qu'après avoir passé l'obstacle de deux "captchas" successifs.

Le "captcha" n'a rien à voir avec un couvre-chef slave. Il s'agit d'une marque commerciale, brevet déposé par l'Université Carnegie-Mellon et qui permet, par une série de tests, de distinguer l'utilisateur humain du robot. Le site de recueil des soutiens à la proposition de loi sur ADP demande ainsi de compter les feux de signalisation dans des cases, et de recopier un assemblage improbable de lettres et de chiffres. Si l'on satisfait à ce double test à chaque page, on peut consulter la page. Le système autorise donc la communication de données d'identification, ce qui signifie que la protection des données personnelles ne peut guère être invoquée comme argument justifiant l'impossibilité d'opérer un comptage global.

Car si chacun peut, avec pas mal de patience, regarder si son voisin a signé, il n'est évidemment pas possible de reproduire l'opération à des milliers d'exemplaires, surtout lorsqu'il s'agit d'appréhender une fichier en perpétuelle évolution. Autrement dit, le site procure une sorte de gigantesque index des signataires, mais ne le compte pas. Ce n'est donc pas l'accès aux données qui est impossible, c'est le comptage.

Air du Catalogue. Don Giovanni. Mise en scène Michael Haneke.
Opéra de Paris. 2015

L'immédiateté


L'autre obstacle juridique invoqué se trouve dans la nécessité de s'assurer de la validité du soutien. Une fois qu'il est déposé, il est enregistré dans un délai de 48 heures, puis validé dans un second délai de cinq jours (article 4 du décret). Il s'agit en fait de contrôler la pièce d'identité déposée par l'électeur, et de s'assurer qu'il n'a pas déjà apporté son soutien. En bref, il faut éviter de faire voter les morts et de bourrer les listes comme on bourrerait les urnes.

Ces garanties sont indispensables, et elles distinguent le RIP de ces pétitions initiées par des personnes privées sur Change.org et sur tout autre site, et qui permettent de signer dix fois si l'on a dix adresses courriel.

Mais ce délai empêche-t-il la création d'un compteur ? Ne peut-on envisager un compteur qui mentionne les soutiens "non encore validés" à côté des soutiens "validés" ? Dans n'importe quel Sidaction ou Téléthon, on voit s'afficher sur l'écran notre télévision, le montant des "promesses de don". Personne n'ignore qu'il peut y avoir une différence entre ces promesses et ces dons, mais le chiffre constitue tout de même une information intéressante. Dans le cas du RIP, les soutiens ne sont pas invités à faire preuve de générosité, et on peut penser que l'écart entre les soutiens non validés et les soutiens validés est extrêmement modeste (même si, en l'absence de compteur, on n'en sait rien).

Si les pouvoirs publics redoutent la moindre distorsion, ils peuvent aussi créer un compteur qui se limitera à dénombrer les soutiens, après validation. N'est-il pas préférable de bénéficier d'un compteur qui ne soit pas en temps réel plutôt que pas de compteur du tout ? 

En tout état de cause, cette procédure de validation n'empêche pas la création d'un compteur. Et force est de constater que seul le ministère de l'intérieur dispose des instruments pertinents pour le mettre en oeuvre.


Le risque de Fake News



En attendant, les compteurs privés, plus ou moins improvisés et plus ou moins justes, prolifèrent. "CheckNews" de Libération a créé à compteur, d'abord à partir d'extrapolations, ensuite en exploitant une faille du système mis en place par le ministère de l'intérieur. Mais celui-ci s'est empressé de corriger son programme, montrant ainsi une volonté résolue d'empêcher tout comptage. D'autres sites, comme ADPrip.fr s'efforce aussi de compter les signataires en traitant un grand nombre d'informations grâce à la mise en réseau d'ordinateurs situés à l'étranger.

Ces sites s'efforcent probablement de fournir une information fiable, mais le risque existe de voir intervenir d'autres compteurs, plus ou moins désireux de manipuler l'opinion. On pourrait trouver amusant qu'un gouvernement qui n'a pas hésité à faire voter une loi sur les Fake News en période électorale, les encourage en matière référendaire par son simple refus de donner aux citoyens l'information à laquelle ils ont droit. Cette abstention risque d'être perçue comme une obstruction à un processus démocratique, et l'accusation est grave. Pour éviter ces accusations, le ministère de l'intérieur a encore le temps de mettre en place un compteur fiable, pourquoi pas le Ripothon