« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 6 octobre 2020

Détention provisoire : le juge judiciaire, garant de la dignité de la personne



Dans une décision du 2 octobre 2020 rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel fait peser sur le législateur l'obligation d'offrir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge judiciaire si elles estiment souffrir de conditions de détention contraires à la dignité de la personne.

La QPC porte sur l'alinéa 2 l'article 144-1 du code de procédure pénale qui énonce que "le juge d'instruction ou, s'il est saisi, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit ordonner la mise en liberté immédiate de la personne placée en détention provisoire, selon les modalités prévues par l'article 147, dès que les conditions prévues à l'article 144 et au présent article ne sont plus remplies". Ces conditions de l'article 144-1 sont en fait les motifs de la détention provisoire, mesure qui ne peut être décidée que dans des buts limitativement énumérés, parmi lesquels la nécessité de conserver des preuves ou celle d'empêcher des pressions sur les témoins.

Le Conseil constitutionnel abroge cette disposition et reporte au 1er mars 2021 la date de l'abrogation effective, laissant au parlement à peine six mois pour modifier la loi. Sur le fond, il s'appuie à la fois sur le principe de dignité et sur le droit d'accès à un recours effectif.

 

Le principe de dignité

 

Le principe de dignité a été déduit par le Conseil constitutionnel des dispositions du Préambule de 1946.  Il a commencé par affirmer sa valeur constitutionnelle dans sa décision du 29 juillet 1994, avant de déclarer plus clairement, dans celle du 19 novembre 2009 que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation (...) constitue un principe à valeur constitutionnelle". Par la suite, dans une QPC du 25 avril 2014, il a annulé une disposition législative relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues. La décision du 2 octobre 2020 s'inscrit dans cette jurisprudence, dans la mesure où est aussi sanctionnée l'abstention du législateur qui a confié au juge le soin d'apprécier le bien-fondé de la détention provisoire, mais pas ses conditions matérielles.

 

Le droit à un recours effectif

 

L'absence de droit à un recours effectif constitue le second fondement de la décision du Conseil. Reposant sur les articles 9 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, sa valeur constitutionnelle est garantie depuis la décision du 9 avril 1996. Dans le cas de la détention provisoire, la personne peut à tout moment former une demande de mise en liberté. Mais le juge ne peut lui donner suite que si l'intéressé se trouve dans les conditions de l'article 144-1 du code de procédure pénale, c'est-à-dire lorsque la détention excède une durée raisonnable ou n'est plus justifiée par les exigences énumérées dans cette même disposition. Si l'on y trouve la sauvegarde de l'ordre public ou les nécessités de la recherche des auteurs d'infractions, n'y figurent pas, en revanche, les conditions de détention. Le Conseil en déduit donc, à juste titre, que aucun recours devant le juge judiciaire ne permet à la personne en détention provisoire de contester ses conditions de détention. 

 


 

Tosca. Air de Cavarodossi, acte III sc 2 "E Lucivan Le Stelle"

Roberto Alagna. Orch. du Royal Opera House Covent Garden. Direction : A. Pappano

 

L'inefficacité du référé

 

C'est juste, mais on peut penser que les membres de la juridiction administrative risquent d'être mécontents de cette décision. La personne qui se plaint du caractère indigne des conditions de sa détention peut en effet saisir le juge administratif en référé pour lui demander d'enjoindre à l'administration pénitentiaire de mettre fin à cette situation. Mais, en pratique, le juge des référés refuse d'ordonner des mesures de fond, travaux ou réorganisation du service public. Dans une ordonnance du 27 mai 2019, il se satisfait ainsi de données statistiques pourtant catastrophiques : "Pour gravement préoccupante qu’elle demeure, la situation de la maison d’arrêt de Fresnes est en voie d’amélioration : la densité carcérale au quartier maison d’arrêt des hommes de Fresnes a décru de 199% en janvier 2019 à 181% en mars". Le juge des référés considère qu'il ne peut exiger des mesures de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un problème conjoncturel, par exemple, ordonner la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes (CE., ord. du 22 décembre 2012). 

 

Les arrêts de juillet 2020

 

Dans deux arrêts du 8 juillet 2020, la Cour de cassation fait le constat identique de l'insuffisance du juge administratif dans ce domaine et renvoie la QPC sur laquelle le Conseil constitutionnel vient de se prononcer. L'avocat général, cité par Julia Schmitz dans son commentaire, s'exprime alors en ces termes : " A ce jour, rien ne permet de penser que le Conseil d’État, même s’il a beaucoup œuvré pour l’effectivité des droits de détenus, soit prêt à évoluer sur cet office du juge des référés libertés en matière pénitentiaire ». Il en déduit que « si la voie administrative est fermée, la voie judiciaire paraît nécessairement devoir s’ouvrir ». 

La Cour affirme alors que les conditions indignes de détention peuvent constituer le fondement direct d'une mise en liberté, à la condition que le demandeur fournisse une description suffisamment précise de ses propres conditions de détention. Cette description est alors considérée comme un commencement de preuve de ce caractère indigne, et il appartient alors au ministère public ou à la chambre de l'instruction de procéder à des vérifications complémentaires. En l'espèce, le demandeur s'était borné à des considérations très générales sur la situation de l'établissement pénitentiaire où il était détenu, sans évoquer ses propres conditions d'incarcération. Le pourvoi est donc rejeté, mais le revirement a bien eu lieu : la mise en liberté peut désormais être prononcée en raison de l'indignité des conditions de détention.  

la Chambre criminelle remet ainsi en cause une jurisprudence traditionnelle selon laquelle l'atteinte à la dignité de la personne liée aux conditions de détention pouvait certes engager la responsabilité de l'administration du fait du mauvais fonctionnement du service public pénitentiaire, mais "ne saurait constituer un obstacle légal au placement et au maintien en détention provisoire » (Crim, 18 septembre 2019). 


Le refus du dialogue des juges


Par un second arrêt du même jour, la Chambre criminelle renvoie au Conseil constitutionnel la QPC sur laquelle il s'est prononcé le 2 octobre 2020. Ce renvoi dépasse largement le cadre étroit de la détention provisoire, et s'analyse comme une invitation de la Cour de cassation à interpréter le principe de dignité à la lumière de « la recommandation faite par la Cour européenne des droits de l’homme à la France dans son arrêt du 30 janvier 2020 », c'est-à-dire concrètement à la lumière de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Mais le Conseil n'est pas tombé dans le piège si habilement tendu. Il prend bien soin de rappeler que, par l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, le législateur a imposé "l'examen par priorité des moyens de constitutionnalité avant les moyens tirés du défaut de conformité d'une disposition législative aux engagements internationaux de la France", entendant ainsi "garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au sommet de l'ordre juridique interne". Il ne peut donc se fonder sur l'interprétation de la conventionnalité d'une disposition législative pour se prononcer sur sa constitutionnalité. Il affirme alors très clairement que sa décision repose sur l'analyse de la conformité de la loi aux dispositions de la constitution, "indépendamment de l'interprétation opérée par la Cour de cassation dans ses arrêts nos 1399 et 1400 du 8 juillet 2020". La célèbre jurisprudence IVG du 15 janvier 1975 est donc une nouvelle fois réaffirmée et la décision constitue une fin de non-recevoir aux nombreuses invitations à l'"hybridation des droits".

Une nouvelle loi doit donc être rapidement votée, offrant aux personnes en détention provisoire un recours effectif devant le juge judiciaire, permettant de contester des conditions de détention contraires à la dignité de la personne. Si l'on considère l'état catastrophique des prisons françaises, les recours se multiplieront certainement. Et ils constitueront un nouveau moyen de pression sur l'Etat, qui aura peut-être intérêt à consacrer, enfin, quelques crédits à la rénovation des prisons et à la construction d'établissements nouveaux, dans le respect de la dignité de la personne. Le Garde des Sceaux, si soucieux de la situation des détenus, pourrait peut-être s'intéresser à cette question. Cette mission canaliserait sans doute une énergie jusqu'à aujourd'hui essentiellement consacrée à disqualifier le travail des magistrats.

 

Sur la détention provisoire : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2, § 1 C

 

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