La maîtrise des horloges
On ne reviendra pas sur l'absence de maîtrise des horloges, puisque la loi a été votée trop tard pour laisser au Conseil constitutionnel le temps de se prononcer avant le début du déconfinement. Un décret du 11 mai a donc été rédigé à la hâte, pour donner un fondement juridique aux différents actes mis en oeuvre à cette occasion, décret qui a donc eu une durée de vie de 24 heures. Le gouvernement doit espérer que sa légalité ne sera jamais mise en cause devant le juge administratif, car il n'est pas vraiment certain que le pouvoir réglementaire soit compétent pour prendre des mesures restrictives de libertés, l'article 34 de la Constitution affirmant clairement la compétence du législateur dans ce domaine.
Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a fait son possible pour statuer rapidement. Aux termes de l'article 61 de la Constitution, il doit se prononcer dans le délai d'un mois lorsqu'il est saisi avant promulgation, délai ramené à huit jours, à la demande du gouvernement, en cas d'urgence. Dans le cas présent, la saisine du président de la République et du Président du Sénat est intervenue le 9 mai, et celles des parlementaires le lendemain. Le Conseil a donc statué en quarante-huit heures.
Il est vrai que les dispositions les plus manifestement contraires à la Constitution avaient été retirées lors des débats parlementaires. Tel est le cas de celle relative à la prolongation de la détention provisoire par une décision administrative qui portait atteinte à la séparation des pouvoirs et donc à l'article 16 de la Déclaration de 1789. Le fait que le juge des référés du Conseil d'Etat n'ait rien trouvé d'attentatoire à une liberté fondamentale dans cette disposition n'a sans doute pas suffit à convaincre de sa constitutionnalité.
Il en est de même de l'amendement introduit au Sénat, et soutenu par Aurore Bergé pour LaRem, prévoyant l'irresponsabilité pénale, pour les opérations de déconfinement, des élus locaux et des "personnes dépositaires d’une mission de service public", c'est-à-dire, concrètement, de l'Exécutif lui-même. Cette fois, c'est l'article 6 de cette même Déclaration qui est en cause. Il énonce que "la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Dans une décision QPC du 27 septembre 2019, le Conseil rappelait ainsi que si la loi peut prévoir des procédures différentes selon les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées. Quelle aurait donc pu être la justification de cette immunité ainsi accordée à l'Exécutif ? Devant l'impossibilité de répondre à cette question, on a préféré substituer à l'article litigieux une disposition au contenu normatif incertain, qui se borne à rappeler l'existence d'une obligation de moyens en matière de responsabilité, lorsqu'il s'agit d'un manquement à une obligation de prudence ou de sécurité.
Ces dispositions prudemment retirées, il restait quelques points problématiques, et le Conseil a censuré partiellement des dispositions relativement secondaires dans l'ensemble du dispositif, portant sur l'isolement des malades et sur le traçage numérique.
L'isolement des malades et l'article 66
La loi prévoit, dans son article 3, deux formes d'isolement pendant quatorze jours des malades ou des personnes susceptibles de diffuser le virus. Une quarantaine peut être décidée, concernant celles qui pénètrent sur le territoire national, mesure qui interdit toute sortie. Une assignation à domicile ou dans un lieu d'hébergement peut être aussi être décidée, pendant une plage horaire de plus de douze heures par jour. Le Conseil constitutionnel affirme clairement que ces mesures sont "privatives de liberté" et en déduit que leur éventuelle prolongation, au-delà de quatorze jours, ne saurait avoir lieu sans l'intervention du juge judiciaire.
On peut saluer le fait que le Conseil s'appuie sur l'article 66 de la Constitution, selon lequel "nul ne peut être arbitrairement détenu", principe dont le respect est confié à "l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle". Ce rappel de la compétence judiciaire en matière de liberté individuelle est toujours bienvenu, tant il est vrai que le Conseil, s'abritant derrière le principe de "bonne administration de la justice" a tendance à confier le contentieux des actes administratifs au juge administratif. Il n'empêche que, dans une QPC du 22 décembre 2015, appréciant les assignations à résidence décidées sur le fondement de la loi de 1955 relative à l'état d'urgence "ordinaire", avait estimé que "la place horaire maximale de l'astreinte à domicile (...) ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté". De même, dans une décision QPC du 26 novembre 2010 avait-il jugé qu'une hospitalisation psychiatrique sans consentement ne pouvait "être maintenue au-delà de quinze jours sans intervention d'une juridiction de l'ordre judiciaire". Le Conseil constitutionnel est donc demeuré sur un terrain juridique bien connu.
Ce coup de chapeau au juge judiciaire est réalisé sans frais. En effet, il y a bien peu de chances qu'une mesure de confinement, quarantaine ou assignation, dure plus de quatorze jours, délai d'incubation reconnu par l'ensemble de la communauté scientifique. Autant dire que la compétence judiciaire est d'autant plus volontiers consacrée par le Conseil constitutionnel qu'elle n'a pas beaucoup de chances de s'exercer.
Le "traçage" des personnes atteintes, et le respect de la vie privée
La décision du Conseil était surtout attendue sur le système d'information destiné à l'identification des personnes atteintes du Covid-19. Or ce système prévoit un partage de données médicales, sans le consentement des intéressés, entre les professionnels chargés de traiter les chaines de contamination, professionnels qui ne sont pas tous médecins.
Il y avait bien peu de chances que le Conseil invoque le secret médical, qui n'a pas valeur constitutionnelle en droit français. Il se réfère en revanche au droit au respect de la vie privée qu'il a rattaché, plus ou moins artificiellement, à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme, dans sa décision du 23 juillet 1999. En l'espèce, il reconnaît que la communication de données à caractère personnel de nature médicale impose une "vigilance" particulière, d'autant que ces informations concernent à la fois les personnes atteintes et leurs contacts. S'il admet que la collecte, le traitement et la partage de des informations portent atteinte au droit au respect de la vie privée, il ajoute immédiatement que cette mesure poursuit l'objectif de valeur constitutionnelle que constitue la protection de la santé.
Il n'est pas davantage dérangé par le nombre important des personnes et institutions susceptibles d'avoir accès à ces données, équipes de soins mais aussi établissements sociaux, pharmaciens etc. Aux yeux du Conseil, cette extension "est rendue nécessaire par la masse des démarches à entreprendre pour organiser la collecte des informations nécessaires à la lutte contre le développement de l'épidémie". Le contrôle de proportionnalité est ainsi utilisé pour valider l'essentiel du traitement de données.
Mais tout de même, le Conseil sait montrer qu'il est attentif aux droits des personnes, et il s'intéresse aux organismes qui sont chargés de l'accompagnement social des intéressés. Dans leur cas particulier, l'absence de consentement de l'intéressé à la communication des données relatives à sa santé est disproportionnée à l'objectif poursuivi, et porte donc une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée.
Là encore, l'affirmation de la primauté de la vie privée est réalisée à propos d'une disposition qui n'est vraiment pas le coeur du dispositif de "traçage". Le Conseil ajoute toutefois quelques réserves d'interprétation, imposant une procédure d'habilitation des agents pour garantir la confidentialité des données échangées ainsi que la suppression des éléments d'identification non seulement pour les personnes infectées mais aussi pour ses contacts, dans les parties de ces fichiers consacrées à la surveillance épidémiologique, et exigeant enfin la traçabilité du système.
La décision du Conseil constitutionnel se caractérise ainsi par une absence totale d'innovation juridique. Le principe de consentement à la collecte et à la conservation des données personnelles demeure purement législatif, comme le secret médical. Et tout deux peuvent être écartés, dès lors que l'objectif est la protection de la santé. En invoquant la compétence judiciaire en matière de libertés individuelles et le droit au respect de la vie privée, il s'affiche comme protecteur des libertés, même si les dispositions censurées sont tout-à-fait marginales dans l'ensemble du dispositif. Ainsi le Conseil réussit sa communication institutionnelle.
Bonjour. C'est une habitude bien ancrée chez les juristes français, et plus encore chez les juristes de droit public, de faire abstraction des requérants et de leurs avocats, ce qui revient à laisser l'impression aux lecteurs profanes ou aux appentis juristes que tous les moyens dont il est question dans les arrêts du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation sont d'ordre public et ont été soulevés d'office. En m'adressant à eux, et non à l'auteur du billet qui évidemment est déjà au courant, je précise que ces juridictions suprêmes, dans l'immense majorité des cas, n'examinent que les moyens (arguments) invoqués par les parties ou leur avocats. Ils ne peuvent être consacrés que par les juges, mais leur initiative revient à d'autres. C'est à tempérer concernant les renvois préjudiciels à la CJUE, qui souvent reformule les questions et l'articulation des moyens invoqués.
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