« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 14 décembre 2024

Conception post mortem : une jurisprudence victorienne

 

Dans un arrêt du 28 novembre 2024, le Conseil d'État rejette le recours d'une veuve contre la décision du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen lui refusant de poursuivre son parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Le tribunal administratif de Caen a rejeté ce recours dans un jugement du 16 août 2024.

Peu de temps après, une seconde procédure a été introduite par la veuve devant le juge des référés de ce même tribunal. Elle lui demandait d'enjoindre à l'Agence de biomédecine de permettre l'exportation de ces embryons vers l'Espagne, pays dans lequel la procédure post mortem est licite, qu'il s'agisse de l'insémination ou de l'implantation d'embryons. 

Les deux requêtes soulevant les mêmes problèmes juridiques, le Conseil d'État décide de les joindre.

Le rejet de ces recours ne surprend pas, son fondement juridique se trouvant à la fois dans la loi bioéthique et dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

 

L'interdiction par la loi bioéthique de 2021


La première lecture de l'arrêt le fait apparaître comme une simple mise en oeuvre des textes en vigueur. La conception post mortem a en effet été formellement interdite dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme clairement que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". 

Ces dispositions ont mis une fin brutale à une évolution jurisprudentielle qui se montrait compréhensive. Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État avait ainsi autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Celle-ci vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui entendait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes avait mis en oeuvre la même analyse en autorisant l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et il avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, l'enfant était lui même décédé in utero en avril 2016. La perte de cet enfant témoignait de l'existence d'un véritable projet parental, qui constituait, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

La loi de 2021 ferme la porte à cette évolution, et interdit ainsi d'apprécier la situation au cas par cas. Cette approche restrictive a été validée par la CEDH, dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023. Les deux refus d'exportation concernant les deux requérantes dataient de 2019, période antérieure à la loi de 2021. Le code de la santé publique précisait alors que, pour bénéficier d'une AMP,  "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

 

 

Il y en a qui se disent Espagnols. Les Brigands. Offenbach

Opéra National de Paris. Septembre 2024

 

La CEDH, et l'autonomie des États

 

La jurisprudence européenne témoigne d'une volonté de laisser aux États une très large autonomie, dans un domaine où il n'existe pas de consensus européen. Dans sa décision  Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022, la CEDH dressait une véritable liste des positions des États, témoignant d'une division sur la conception post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme l'Espagne, la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, sans oublier la République tchèque qui l'autorise, dans certains cas, à l'étranger.

On pourrait considérer que le seul intérêt de la décision rendue par le Conseil d'État du 28 novembre 2024 réside dans le fait qu'elle prend acte de l'interdiction législative, telle qu'elle a été admise par les juges de Strasbourg. 

 

L'article 8, ou la porte entrouverte

 

Ce n'est pas tout à fait vrai, car le Conseil d'État entrouvre cette porte que la loi bioéthique avait fermée. La requérante invoque en effet une ingérence excessive dans son droit de mener une vie familiale normale, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Et le Conseil d'État n'écarte pas le moyen mais examine la proportionnalité de cette ingérence au regard de ce droit. Il estime en l'espèce que cette ingérence est proportionnée, dans la mesure où la requérante n'a aucun lien avec l'Espagne. Sa demande d'exportation de ses embryons ou des gamètes de son mari a donc comme unique objet de contourner la loi française. A contrario, doit-on en déduire que si la requérante avait eu la chance de naître espagnole, ou son défunt mari, le juge aurait peut-être statué autrement. Mais hélas, ils n'étaient pas du tout espagnols. Quant à la volonté du mari, elle n'est même pas envisagée.

Quoi qu'il en soit, la porte est donc modestement entrouverte à une future évolution. Le Conseil d'État, dans ce cas, accepterait donc d'écarter la loi interne, en s'appuyant sur les droits garantis par la Convention européenne.

 

Le principe d'égalité

 

Il n'empêche que l'arrêt suscite tout de même des interrogations, au regard du respect du principe d'égalité. Car la même loi bioéthique de 2021 ouvre l'AMP aux femmes seules. Une femme célibataire ou en couple avec une autre femme peut ainsi se faire inséminer librement, en France, avec les gamètes d'un donneur anonyme. En revanche, une veuve dont le défunt mari a pris soin de faire congeler ses gamètes, ou qui a déjà des embryons disponibles pour une réimplantation, n'a pas le droit d'accéder à ses techniques. 

Le Conseil d'État écarte ce moyen de manière relativement désinvolte. Il déduit en effet le respect du principe d'égalité du fait que la proportionnalité de l'ingérence dans la vie familiale. Le raisonnement n'est guère convaincant, si l'on considère que le principe d'égalité a valeur constitutionnelle et que son autonomie est parfaitement reconnue par les juges. Considérer le principe d'égalité comme la conséquence du respect d'une autre norme semble dangereux pour le respect des libertés. 

Le principe d'égalité est ainsi quelque peu malmené. Il en est de même pour le statut de l'enfant à naître. Certes, l'enfant d'une veuve aura une seule filiation maternelle, mais c'est aussi le cas s'il était né de la manière la plus naturelle qui soit, après le décès de son père. C'est aussi évidemment le cas de l'enfant né d'une femme seule, avec ou sans assistance à la procréation. Sur ce point, le Conseil d'État utilise une sorte de pirouette juridique. Il affirme ainsi qu'une femme seule a, dès l'origine de son projet parental, décidé que son enfant aurait une seule filiation maternelle. La veuve, en revanche, n'a certainement pas souhaité le décès de son époux, et il n'est pas douteux qu'elle aurait préféré que l'enfant ait une double filiation paternelle et maternelle. Le droit doit-il la punir pour cela ?

A une époque où l'on affirme volontiers qu'il existe différentes manières de "faire famille", cette jurisprudence apparaît comme le dernier vestige d'une conception victorienne qui n'est plus convaincante aujourd'hui. Une veuve a aussi le droit de "faire famille" comme elle l'entend, et la situation de son enfant ne serait pas différente de celle d'un enfant né d'une femme célibataire. Pourquoi est-elle privée de sa liberté de choix ? Et comme sera-t-il possible de lui expliquer une telle décision ?


L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet

 

 

 

2 commentaires:

  1. Un immense merci pour la référence faite à l'air célèbre "Il y en a qui se disent espagnols !" tiré des Brigands. Comme toujours avec les opéras comiques de Jacques Offenbach, c'est un enchantement et une évasion salutaire par les temps anxiogènes que nous traversons.

    Pour en revenir aux questions que vous soulevez, nous tournons très souvent autour des mêmes problématiques relatives à la norme et à la jurisprudence. Est-ce une surprise de constater que les mêmes causes produisent les mêmes effets ?

    - La multiplication des normes et leurs contradictions qui conduisent à ces situations baroques où tout citoyen y perd son latin. Quand le Parlement se lancera-t-il dans un exercice salutaire de simplification des lois en privilégiant le principe par rapport à l'exception. Qui plus est, ce maquis normatif se complique lorsque, par démagogie ambiante doublée d'un moralisme de bon aloi, on en vient à attribuer aux "minorités agissantes" des passe-droits, motif pris qu'il convient de les dédommager des discriminations qu'elles subiraient depuis des siècles. La démagogie a ses limites.

    - La multiplication des jurisprudences qui donnent lieu à des interprétations diverses et variées en fonction de l'idéologie du juge ou de sa façon d'interpréter la norme. A trop faire la part belle au juge - qui n'est qu'un être humain -, on frise souvent le baroque. Avec une norme claire, la fonction du magistrat serait cantonnée à dire le droit et non à l'écrire, fonction relevant du législateur au titre de la séparation des pouvoirs. Le peuple, au nom duquel est rendue la justice, s'en porterait mieux à maints égards.

    "La raison, le jugement viennent lentement, les préjugés accourent en foule" (Jean-Jacques Rousseau).

    RépondreSupprimer
  2. Pardonnez moi et quid de l'enfant ? A t on posé questionner des pédo psychiatres sur l'impact de cette apprentissage : tu es le fils d'un mort ?
    Imaginons ce que la loi permet : GPA + fécondation in vitro avec le spermatozoide d'un mort. Quel attelage étrange pour commencer sa vie !
    "Les autres le font alors faisons-le" me paraît un argument douteux.
    Fils d'un orphelin sans famille, je peux vous dire que la question de l'identité aura accompagné ma vie et même celle de mes enfants.
    Le droit mais aussi la prudence et le bon sens...

    RépondreSupprimer