Le droit au silence devient, au fil des décisions de justice, un principe général de droit processuel, applicable aussi bien en matière pénale que disciplinaire, et à toutes les étapes des procédures. Par un arrêt du 19 décembre 2024, la section du contentieux du Conseil d'État franchit un pas supplémentaire dans le mouvement d'intégration de ce droit au silence.
M. B. est un magistrat, membre du parquet, qui a fait l'objet d'un déplacement d'office à l'issue d'une procédure disciplinaire. La sanction est fondée sur le fait qu'il avait, durant plusieurs mois, ouvert une enquête pénale, sans en informé sa hiérarchie. Cette enquête reposait sur une motivation purement privée, la victime des faits étant le père d'une personne qu'il connaissait, à titre à la fois professionnel et personnel. Il avait donc manqué à ses devoirs de loyauté, d'impartialité et de probité. Différents autres manquements, par ailleurs, lui étaient reprochés, abstentéisme très fréquent, manque de rigueur et d'attention etc.
Le Conseil d'État estime, en l'espèce, que la sanction est proportionnée, compte tenu de la gravité des manquements commis, qui rendent impossible le maintien de M. B. au tribunal judiciaire dans lequel il était en poste. Mais, comme bien souvent dans la jurisprudence administrative, l'arrêt de rejet s'accompagne d'une évolution jurisprudentielle, portant précisément sur le droit au silence. Le Conseil d'État rappelle en effet que la personne visée par une procédure disciplinaire ne peut être entendue "sans qu'elle soit préalablement informée du droit qu'elle a de se taire".
Un droit issu de la procédure pénale
Ce droit au silence ne s'est imposé que péniblement devant le juge administratif. Il est né, en effet, dans la procédure pénale, consacré comme un élément du droit au procès équitable par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans sa décision Funke c. France, rendu le 19 février 1993.
Dans un premier temps, il s'est donc imposé dans la procédure pénale, par paliers successifs. D'abord, dans la garde à vue, et, le Conseil constitutionnel le premier, dans sa décision QPC Daniel W. et a. du 30juillet 2010, affirme qu’il fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit « le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».
Le droit au silence a été élargi à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012 transposée par la loi du 27 mai 2014. Elle s'applique donc aussi aux auditions intervenant durant la détention provisoire. Dans un arrêt du 24 février 2021, la Cour de cassation l'élargit à tous les débats sur la détention provisoire devant le juge des libertés et de la détention (JLD), principe érigé au niveau constitutionnel par le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S. Devant les juridictions de jugement, le droit au silence doit être notifié avant le commencement des débats, comme l'affirme une décision rendue le 16 octobre 2019 par laChambre criminelle.
Le droit au silence s'est ainsi peu à peu imposé devant le juge judiciaire, finissant, par concerner l'ensemble de la procédure pénale, de l'enquête préliminaire ou de flagrance jusqu'à au jugement
Allons, allons mon coeur, silence
Extrait de l'Opéra "La Fanchonnette" de Louis Clapisson. 1856
Les réticences du Conseil d'État
L'évolution a été plus laborieuse en matière disciplinaire. La jurisprudence du Conseil d'État évolue aujourd'hui, mais on doit reconnaître qu'elle évolue sous la contrainte du Conseil constitutionnel, et même de la Cour de cassation qui a su renvoyer une QPC au bon moment.
Dans sa décision QPC du 8 décembre 2023, M. Renaud N., le Conseil constitutionnel sanctionne en effet l’ordonnance du 28 juin 1945 relative à ladiscipline des notaires, précisément parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence. Dans une seconde QPC Hervé A. du 26 juin 2024, il fait du droit au silence un principe de droit processuel. A propos du droit au silence des magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), il déclare que cette exigence s’impose « non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition".
Par son arrêt du 19 décembre 2024, le Conseil d'État se soumet à la jurisprudence constitutionnelle, mais ce n'est sans doute pas avec grand enthousiasme. En effet, dans un arrêt du 23 juin 2023, il déduisait de la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel, sans davantage de précision, que le droit au silence "avait seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Il refusait alors de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait précisément sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Le 10 octobre 2023, la Cour de cassation s'est montrée plus ouverte, dans l'affaire des poursuites diligentées contre un notaire. Elle a, au contraire, renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. D'une part, elle a observé que les dispositions contestées n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel. D'autre part, elle a fait valoir qu'une poursuite disciplinaire engagée contre un notaire pouvait conduire à sa destitution, mesure particulièrement grave. Dans ces conditions, affirmait la Cour de cassation, la question du droit au silence apparaît "comme n'étant pas dépourvue de caractère sérieux". Ce renvoi à conduit à la décision du 8 décembre 2023.
L'arrêt du 19 décembre 2024 semble ainsi constituer la dernière pièce d'un puzzle, celle qui permet de contempler le tableau achevé. Il est désormais acquis que le droit au silence s'applique tout au long de la procédure pénale et tout au long de la procédure disciplinaire. Le Conseil d'État précise toutefois qu'il n'est pas question de l'étendre au-delà de cette procédure, notamment aux échanges hiérarchiques ou aux enquêtes diligentées par l'autorité hiérarchique et les services d'inspection ou de contrôle. Mais cette précision n'est guère utile, si l'on considère que ces procédures sont dépourvues de caractère disciplinaire.
En tout état de cause, la juridiction administrative a finalement cédé à la double pression du juge judiciaire et du Conseil constitutionnel, ce qui permet de renforcer les droits de la personne poursuivie disciplinairement. Les conditions de l'évolution jurisprudentielle seront rapidement oubliées. Et le Conseil d'État pourra même, une nouvelle fois, se présenter comme le protecteur-des-libertés-publiques.
Pour importante qu'elle soit pour certains juristes exégètes pointus des décisions du Conseil d'Etat, cette évolution jurisprudentielle constitue un grossier trompe l'oeil masquant les vices profonds du contrôle des sanctions disciplinaires. Rappelons-en quelques-uns pour éclairer la lanterne des Candide !
RépondreSupprimer(1) Aucune assurance de l'accès du fonctionnaire à son dossier administratif non expurgé ; (2) impossibilité pour le fonctionnaire de contester les conclusions d'une inspection y compris lorsque cette dernière fait litière des droits de la défense ; (3) refus du Conseil d'Etat de procéder à un contrôle des faits mis en avant par l'Administration pour justifier une sanction grave, faisant confiance à ladite Administration tout en prétendant avoir fait passer son contrôle du stade de minimal à celui de "normal" ; (4) refus d'appliquer au fonctionnaire le principe de la présomption d'innocence ; (5) impossibilité de mettre en cause la partialité de l'autorité présidant les commissions de discipline qui assure les fonctions de poursuite et de jugement, le Conseil d'Etat ne retenant que le concept d'impartialité subjective et non objective ; (6) conception étrange du principe de proportionnalité entre les faits et la sanction ...
Pire encore, lorsqu'elle est saisie d'une requête d'un plaignant débouté par le Conseil d'Etat, la CEDH bénit la plus haute juridiction administrative pour des motifs baroques. Elle le fait avec la complicité active du juge français - issu du Conseil d'Etat sans que cela ne soulève la question d'un éventuel conflit d'intérêts - qui siège dans la chambre compétente. Et la boucle est bouclée.
Sur tous ces sujets aussi importants les uns que les autres, force est de constater que les "comiques" du Palais-Royal ne sont pas très regardants sur les turpitudes avérées de certaines administrations. La reconnaissance du droit au silence n'est qu'un simple écran de fumée destiné à se donner bonne conscience à peu de frais. Un classique du Conseil d'Etat. L'arbre qui cache la forêt ! Et nous apprenons que nous vivons dans un Etat de droit qui défend le fonctionnaire contre l'arbitraire de l'Administration. Une vaste blague.