« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 2 décembre 2024

Sciences Po : La conférence de Rima Hassan n'aura pas lieu


Les décisions se suivent et ne se ressemblent pas. Le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 29 novembre 2024 Institut d'études politiques de Paris, annule en effet une précédente ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris, datée, elle, du 21 novembre 2024. On se souvient que ce dernier avait suspendu la décision du nouveau directeur de l'Institut politique de Paris, Luis Vassy qui, le 18 novembre 2024, refusait à l'association Students for justice in Palestine Sciences Po l'autorisation de tenir une conférence prononcée par Rima Hassan. 

L'intervenante, franco-palestinienne et membre de La France Insoumise, tient souvent des propos polémiques sur la politique israélienne et le conflit à Gaza. Si l'instruction pénale est toujours en cours,  il n'en demeure pas moins que la personnalité de l'intervenante la rapproche davantage du monde politique que des cercles académiques.


La liberté d'expression et d'information des étudiants


Le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait suspendu le refus du directeur de donner une salle à l'association, en estimant que l'ingérence dans la liberté d'expression et d'information des étudiants de Sciences Po était excessive, en l'absence de menace avérée pour l'ordre public. 

Insistons sur le fait qu'il s'agissait bien de la protection de la liberté d'expression et d'information des étudiants, pas de celle de l'intervenante. La loi du 26 janvier 1984 énonce que "le service public de l'enseignement supérieur (...) respecte la diversité des opinions" (art. L 141-6 c. éduc.). L'article L 811-1 de ce même code de l'éducation précise que les usagers de l'enseignement supérieur "disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d'enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l'ordre public". Les usagers du service public sont donc bien les étudiants. 

L'intervenante, quant à elle, peut user de sa liberté d'expression dans d'autres espaces, et Rima Hassan ne s'en prive pas. De fait, comme en première instance, sa demande est jugée irrecevable.



Au bal des étudiants. Henri de Toulouse Lautrec


Devant le tribunal administratif : l'absence d'éléments circonstanciés


De manière très classique, le juge apprécie la proportionnalité de l'ingérence dans les droits des étudiants au regard de la menace pour l'ordre public que la conférence peut constituer. Le 21 novembre, le tribunal administratif avait jugé le refus de donner une salle à l'association comme emportant une l'ingérence excessive dans la liberté d'expression des étudiants. Il avait donc suspendu la décision de Luis Vassy, ajoutant même une injonction imposant l'organisation de la conférence dans une délai aussi bref que possible.

En l'espèce, le tribunal administratif s'appuyait sur la décision rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 6 mai 2024. à propos du refus d'autorisation d'une conférence organisée par le Comité Palestine de Paris-Dauphine, faisant également intervenir Rima Hassan. A l'époque, le président de l'Université avait allégué de menaces à l'ordre public, sans davantage de précisions, ajoutant qu'il était difficile d'y faire face... car il y avait des travaux dans la cour d'honneur. Le juge affirmait alors que ces arguments n'étaient pas suffisamment circonstanciés pour fonder l'interdiction de la réunion. 

A Sciences Po Paris, la situation était à peu près identique, et le nouveau directeur ne s'était guère donné la peine de fournir au juge des référés du tribunal administratif des "éléments circonstanciés" démontrant l'existence d'une menace pour l'ordre public. Il avait alors fait état d'actions illégales, occupations ou blocages intervenus au printemps et à l'automne 2024, du fait d'"étudiants pro-palestiniens", sans davantage de précisions ni sur les faits, ni sur les associations responsables. De même, le directeur n'avait-t-il pu faire état de réelles violences, se limitant à mentionner, au conditionnel, que des "altercations se seraient produites aux alentours des bâtiments".  Les faits n'étaient donc pas clairement établis, et il n'est pas surprenant que la mesure de refus de salle ait été jugée disproportionnée en première instance.


Le retour des éléments circonstanciés devant le Conseil d'État


En choisissant de faire un recours devant le juge des référés du Conseil d'État, le directeur de Sciences Po a choisi de muscler son dossier. Il a donc entrepris de trouver des "éléments circonstanciés", au sens de la décision du 6 mai 2024. D'autres éléments ont donc été versés au dossier, et certains ont même été développés durant l'audience. 

Les désordres intervenus au printemps et à l'automne 2024 sont désormais clairement documentés. L'ordonnance de référés dresse ainsi la liste des "dégradations intimidations" qui ont porté préjudice à la "réputation de l'établissement", fait état des blocages et occupations qui ont suscité l'intervention des forces de police. Le conditionnel a bel et bien disparu.

L'ordonnance note aussi la menace pour l'ordre public que constitue la présence de Rima Hassan (Madame D. pour répondre aux exigences d'anonymisation). Lors d'une occupation de Sciences Po, celle-ci a affirmé que "l'heure était au soulèvement" et elle a toujours apporté son soutien aux étudiants lorsque les forces de l'ordre intervenaient pour rétablir les accès à l'établissement.

De même a-t-il été établi que le Directeur avait accepté l'organisation de "leçons pluridisciplinaires" sur le conflit au Proche Orient, permettant aux étudiants de débattre sur cette question.

Les "éléments circonstanciés" sont donc cette fois présents, et le juge des référés en déduit que le refus d'accorder une salle à l'association était une mesure proportionnée à la menace pour l'ordre public. On pourrait penser que la jurisprudence administrative se caractérise par des fluctuations entre les juges, ce qui ne serait pas si surprenant si l'on considère qu'il s'agit, avant tout, d'apprécier la gravité des faits et la menace pour l'ordre public. Mais, dans le cas de la conférence de Rima Hassan à Sciences Po, il n'y a pas vraiment d'opposition entre les deux décisions. Il y a plutôt une différence dans la gestion du contentieux par le Direction de l'Institut. Dans le premier cas, le Directeur n'a pas donné au juge un dossier substantiel, dans le second il s'est donné la peine de communiquer les motifs de droit et de fait qui ont fondé sa décision. 

Le juge permet ainsi de répondre aux exigences posées par la circulaire du ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, publiée le 4 octobre 2024.  Elle met en garde les présidents d'Université contre les "manifestations de nature politique en lien avec le conflit au Proche-Orient" et les incite à user de leur pouvoir de police. Mais elle ne les incite pas à entraver la liberté d'expression des étudiants par des décisions à l'emporte-pièce. Tout acte portant atteinte à une liberté doit être soigneusement motivé. Un principe général du droit administratif, et une belle leçon à dispenser aux étudiants de Science Po. 




La liberté d'expression : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 9

1 commentaire:

  1. L'on ne peut que se féliciter de cette décision de la plus haute juridiction administrative sur cette question lancinante.

    - Sur un plan juridique, le droit a été interprété dans un sens raisonnable au vu des éléments objectifs fournis par le directeur de Sciences Po. On peut aisément imaginer que ses anciens collègues de promotion de l'ENA sortis au Conseil d'Etat lui aient fait passer un message clair : argumente bien ton dossier sur le plan des faits et le Palais Royal trouvera tous les arguments de droit pour donner une suite favorable à ta requête. Ce qui est le cas.

    - Sur le plan extra-juridique, il est bon que force revienne à la loi surtout lorsque les requérants (toujours les mêmes) sont des artisans/ingénieurs du chaos pour reprendre une expression à la mode. Dans cette période trouble et anxiogène, il est bon que la justice administrative n'y contribue pas par des décisions "problématiques" et "hasardeuses". Le respect du droit est une chose importante, la défense de l'intérêt général l'est tout autant.
    Et cela à un moment où nos concitoyens aspirent à la stabilité et, pour une majorité d'entre eux, refusent l'importation à grande échelle sur notre sol de tous les malheurs du monde à des fins de politique intérieure.

    En dernière analyse, il est bon que le Conseil d'Etat ait adressé un message clair à Rima Hassan et au NFP : (1) cesser de jouer avec les différences d'appréciation entre TA et CE et (2) pas de liberté pour les ennemis de la liberté. La morale est ainsi sauve, pour ne pas dire "Sauvé(e)" en faisant un jeu de mots facile.

    RépondreSupprimer