« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 9 septembre 2023

Abaya : une décision sans surprise



L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 7 septembre 2023 n'a surpris que ceux qui voulaient absolument voir reconnaître l'illégalité de l'interdiction de porter l'abaya dans les établissements publics d'enseignement secondaire. Les autres, peut-être mieux informés sur le droit positif, n'ont vu dans cette décision que la simple application de la loi du 15 mars 2004 interdisant "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". 

 

La loi de 2004

 

Ses dispositions n'étaient jamais invoquées par les requérants et ceux qui les soutenaient. Généreusement accueillis dans les médias, ils s'appuyaient sur l'avis du Conseil d'État du 27 novembre 1989. Il avait été sollicité par le gouvernement au moment de l'affaire de Creil, à une époque où un groupe de lycéennes avait tenté de pénétrer dans leur lycée, revêtues d'un voile. A l'époque, le chef du gouvernement, Lionel Jospin, s'était quelque peu défaussé sur le Conseil d'État et celui-ci avait rendu un avis mi-chèvre mi-chou. Il préconisait en effet une approche individualisée des situations, le port du voile pouvait justifier une sanction s'il revêtait le caractère d'un acte de pression et de prosélytisme. Cet avis n'avait, par définition aucun caractère obligatoire, situation qui plaçait les professeurs et les chefs d'établissement dans une situation délicate d'incertitude. 

Quoi qu'il en soit, l'avis est tout récemment ressorti du chapeau de ceux qui contestaient l'interdiction de l'abaya, comme s'il représentait le droit positif d'aujourd'hui. 

Mais ce n'est plus le cas, car la loi du 15 mars 2004 lui a fait perdre tout son sens. Cette fois, une interdiction d'ordre général est posée et il n'est plus question de sonder l'âme et le coeur de chaque élève portant un signe religieux. Pour que l'interdiction soit prononcée, il faut et il suffit que le signe ou la tenue "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse".

Certes, mais c'était avant... Avant la loi du 15 mars 2004 qui, cette fois, pose une règle d'ordre général.


Les Indégivrables. Xavier Gorce, juin 2018

Un vêtement religieux, ou pas


L'ordonnance du juge des référés ne reprend pas l'argument essentiel développé ces derniers jours, dans les médias et à l'audience. Il consistait à affirmer que l'abaya n'est pas un vêtement religieux. Cette ample robe a donc été comparée à une robe du soir, à une "toge" de magistrat, vendue comme kimono, ou encore assimilée à une combinaison de plongée. Ce n'est pas un vêtement religieux, donc l'abaya ne peut pas être juridiquement considérée comme un signe religieux. C'est aussi simple que cela. 

Certes, tout cela est fort drôle, et tout le monde s'est plus à imaginer les élèves venant tous les jours au lycée en combinaison de plongée, avec les palmes, bien entendu académiques. 

Mais le problème est que cette analyse n'a juridiquement aucun intérêt. La jurisprudence administrative portant sur la mise en oeuvre de la loi de 2004 considère en effet que la revendication du caractère non-religieux du vêtement est sans influence sur la décision. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État est en effet saisi du cas d'un élève portant un turban et, comme pour l'abaya, le requérant affirme qu'il porte une tenue traditionnelle et non pas religieuse. Le juge affirme alors que le jeune lycéen, "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe, et cela sans que l'administration n'ait à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme (...)". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit considéré comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée. Le port du vêtement suffit alors à manifester l'appartenance à une religion.  

L'ordonnance de référé du 5 septembre 2023 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence, sans qu'il soit besoin de gloser sur le caractère religieux de l'abaya. Le juge affirme ainsi que "que le port de ce vêtement, qui ne peut être regardé comme discret, constitue une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse". Il est donc logiquement interdit sur le fondement de la loi de 2004. 


Vêtement non-religieux, et violation de la liberté de culte

 

Les requérants se sont trouvés devant une difficulté juridique quasi-insurmontable. D'une part, la requête était déposée par l'association "Action Droits des musulmans", dont il convient de noter qu'elle n'avait été rejointe par aucun des groupements habituellement prompts à intervenir dans ce domaine. Bien entendu, conformément aux exigences du référé-liberté posées par l'article L 521-2 du code de justice administrative, l'association a invoqué la violation de toute une série de libertés fondamentales, parmi lesquelles la liberté de culte. D'autre part, durant l'audience, l'association a affirmé le caractère non-religieux de l'abaya, ce qui conduisait nécessairement les juges à se demander pourquoi une association musulman défendait le port d'un vêtement sans rapport avec la religion et pourquoi elle invoquait une atteinte à la liberté de culte.

Il n'était pas facile de sortir de cette contradiction, qui avait d'ailleurs déjà été au coeur du contentieux portant sur le port du burkini dans les piscines de Grenoble. En fait l'association "Action Droits des musulman" n'a pas été en mesure de résoudre ce problème, peut-être insoluble. Elle a d'abord affirmé que les autorités cultuelles étaient seules en mesure de qualifier un vêtement de religieux. Il s'agit-là d'une revendication qui ne reflète évidemment pas l'état du droit. La loi de 2004 confère au contraire aux autorités chargées de son application une marge d'interprétation, ce qui leur permet de sanctionner les tentatives de contournement de ses dispositions. L'association requérante affirme ensuite que le ministre de l'Éducation nationale avait déclaré, en juin 2023, qu'il ne considérait pas l'abaya comme un vêtement religieux. Sans doute, mais la déclaration d'un ministre est dépourvue de toute valeur juridique, et c'est peut-être pour avoir tenu de tels propos que Pap Ndiaye a été remplacé un mois plus tard par Gabriel Attal. L'argument n'était peut-être pas très adroit.

Le dossier de l'association requérante était extrêmement faible, et la décision du juge des référés n'est donc pas une surprise. Plus surprenant est le débat médiatique qui a précédé, débat parfaitement unilatéral. Les médias préfèrent toujours le "buzz" à l'analyse juridique, ce que l'on peut comprendre. Mais en l'espèce, le débat a été littéralement confisqué par quelques militants, finalement assez peu nombreux. 

Aucun n'a jamais cité l'arrêt de 2007, et la plupart se sont bornés à rappeler un avis de 1989 qui n'a plus rien à voir avec le droit positif, ou la loi de 1905 qui, on le confirme, ne traite pas de l'abaya. On observe d'ailleurs que ce dernier texte a été souvent interprété d'étrange manière, certains soutenant que la loi de Séparation ne contenait, d'une façon générale, aucune interdiction. Elle comporte au contraire un grand nombre de prohibitions, notamment en matière de financement des cultes, d'usage des lieux de culte, d'emblèmes religieux dans les lieux publics ou de cérémonies telles que les processions. Et considérer que la loi de 1905 n'interdit pas l'abaya parce qu'elle ne la mentionne pas revient à ignorer totalement que, à l'époque, le culte musulman relevait du droit colonial.

Ces analyses militantes ont suscité une attente de la décision, voire de vains espoirs de suspension de l'interdiction. Elles auront au moins permis de cristalliser le mouvement d'opposition au texte, même extrêmement minoritaire. Les médias pourraient peut être s'interroger sur le rôle qu'ils ont joué dans l'affaire.





2 commentaires:

  1. Votre commentaire était attendu de vos fidèles habitués. Il est arrivé à point nommé pour mettre en exergue le fossé existant entre la clarté du droit positif (elle ne fait pas débat) et la confusion de la demande des requérants (pour d'évidentes raisons qui ne trompent que quelques gogos).

    Il est heureux que le juge des référés n'ait pas compliqué son analyse pour la rendre plus claire Il y a longtemps que les philosophes le savent. Vous avez parfaitement raison de souligner le rôle néfaste de certains médias qui ne convoquent jamais sur leurs plateaux des professeurs de droit pour expliquer au bon peuple ce que dit ce droit. Ils préfèrent s'en remettre à des journalistes à carte de prêche, décrétant ce qui est bien et ce qui est mal. Ne parlons pas des pseudo-experts en questions générales qui parlent aussi bien de la guerre en Ukraine que de problèmes de droit auxquels ils ne comprennent rien. Soit par naïveté, soit par connivence ...

    Reste désormais à savoir si l'exécutif s'en tiendra à sa ligne de fermeté - sans avoir la main qui tremble - dans sa défense des principes cardinaux de notre République. Rien n'est moins sûr dans le monde du en même temps !

    "Il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu'on les a trompés" (Mark Twain).

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  2. Petite précision factuelle: Jospin était ministre de l'éducation pas PM...

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