Les actions judiciaires engagées par les éditeurs juridiques contre la Start Up Doctrine devenue l'un des principaux acteurs du secteur des bases de données juridiques, se sont peu à peu éloignées des questions liées aux libertés publiques. Un glissement s'est opéré de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation vers un contentieux plus classique de la concurrence. En témoigne la décision rendue par la cour d'appel de Paris le 7 mai 2025.
Sur ce point, la décision est très nuancée. La cour d'appel infirme le jugement du tribunal de commerce, considérant que Doctrine a commis des actes déloyaux en collectant des décisions de justice sans autorisation. En revanche, elle confirme le jugement de première instance qui écartait les moyens développés par les éditeurs juridiques sur les pratiques commerciales trompeuses et le parasitisme.
Mais une décision en droit de la concurrence peut cacher un problème qui touche directement aux libertés publiques. En l'espèce, il s'agit de la liberté d'accès aux décisions de justice et du droit à leur réutilisation.
Le droit d'accès aux décisions de justice
La loi Lemaire du 7 octobre 2016 consacre le droit à la "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. Sa rédaction est parfaitement claire. Elle précise bien que le destinataire de cette mise à disposition est le public dans sa globalité et son indétermination, et non pas l'une des parties à l'instance ou le commentateur juridique qui rédige une note de jurisprudence. Logiquement, ce droit à la libre communication s'accompagne d'un droit à la réutilisation de ces données, qui d'ailleurs figurait déjà dans un arrêté du 24 juin 2014 relatif à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques et associatives de la DILA. La loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice précise, dans son article 33, que "les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique", disposition déclarée constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 21 mars 2019.
Ucciani. 2011
L'Open Data, conséquence de la publicité des audiences
L'Open Data des décisions de justice est généralement présenté comme la conséquence logique du principe de publicité des audiences. Formulé simplement, il signifie que la justice étant rendue au nom du peuple français, celui-ci doit pouvoir librement accéder aux décisions des juges.
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) fait de la publicité un principe fondamental du droit au procès équitable, précisant, dans un arrêt Szücs c. Autriche du 24 novembre 1997, qu'il s'accompagne d'une publicité des décisions, seul moyen pour les citoyens de se protéger contre "une justice secrète échappant au contrôle du public". Pour la Cour, une restriction d'accès aux décisions de justice s'analyse comme une atteinte à la publicité de la justice elle-même. La conséquence, évidente, est que l'accès aux décisions ne saurait être soumis à un régime d'autorisation.
Mais les remises en cause plus ou moins insidieuses de ces principes n'ont fait que se multiplier. Elles sont intervenues d'abord par des textes émanant du pouvoir exécutif qui allaient résolument à l'encontre du principe d'Open Data posé par la loi Lemaire.
Le pouvoir du greffe, ou le retour de l'autorisation
Dans la loi du 23 mars 2019 a ainsi été insérée une disposition "anti-Doctrine" qui autorise les juridictions administratives et judiciaires à "exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Il s'agissait très concrètement de mettre fin à un contentieux bien embarrassant, la Start Up ayant réussi à obtenir de deux cours d'appel l'injonction de lui communiquer des décisions de justice. Dans la précipitation, la ministre de la justice avait alors signé, le 19 décembre 2018, une circulaire autorisant les greffes à refuser la communication, lorsqu'ils estimaient gênantes ces demandes répétitives. Le Conseil constitutionnel, toujours dans sa décision du 21 mars 2019, valide cette restriction du champ d'application de la loi Lemaire. Il s'appuie alors sur la "bonne administration de la justice", notion à la remarquable plasticité qui permet au Conseil, dans la même décision, de présenter l'Open Data comme une liberté publique avant de valider un régime juridique d'autorisation, en contradiction évidente avec l'esprit de la loi.
La décision rendue par la cour d'appel le 7 mai 2025 s'appuie sur la partie réglementaire du code de l'organisation judiciaire, et plus précisément sur l'article R 123-5 qui énonce que "le directeur du greffe est chargé de tenir les documents et les différents registres prévus par les textes en vigueur et celui des délibérations de la juridiction". Il est donc compétent pour assurer "la délivrance des reproductions de toute pièce conservée dans les services de la juridiction". Sur ce point, la décision de la cour d'appel se situe dans la droite ligne de la circulaire du 19 décembre 2018. Un simple règlement sur la compétence du directeur du greffe permet ainsi, in fine, d'écarter une liberté garantie à tous et consacrée par la loi pour revenir à une d'accès aux décisions de justice exercée par quelques uns, plaideurs ou avocats.
L'analyse a quelque chose de surprenant. D'une part, il apparaît étrange qu'un acte réglementaire aille directement à l'encontre d'une liberté consacrée par la loi. D'autre part, le droit d'accès comme le droit de réutilisation des données se trouvent subordonnés à l'exercice du pouvoir discrétionnaire exercé par le greffe. Celui-ci peut accepter la demande, ou la refuser s'il considère que la bonne administration de la justice le justifie. Autant dire que l'Open Data des décisions de justice n'est plus un droit des citoyens, mais une faveur octroyée au cas par cas. Les critères sont, sur ce point, d'une opacité remarquable. A partir de combien de décisions une demande est-elle abusive ? A partir de quelle fréquence les demandes deviennent-elles répétitives ? Si l'on considère la grande misère en personnel et en matériel informatique des services du greffe, la tentation d'une lecture très restrictive ne peut être écartée.
Le droit à la réutilisation
Sur ce point, la jurisprudence judiciaire rejoint la jurisprudence administrative. Dans un arrêt du 5 mai 2021, le Conseil d'État s'était déjà livré à une opération de contorsionnisme juridique très comparable. II était alors appelé à juger d'un refus de suivre un avis du 7 septembre 2017 rendu par la Commission d'accès aux documents administratifs et favorable à la communication et à la réutilisation de ces informations.
Le juge administratif avait alors exhumé une ancienne jurisprudence du 27 juillet 1984 Association SOS Défense, reprise dans la décision Bertin du 7 mai 2010. Il affirmait alors, mais c'était bien avant la loi Lemaire, que les pièces juridictionnelles ne sont pas des documents administratifs, et ne sont donc pas communicables au titre des dispositions de la loi du 17 juillet 1978, qui figurent aujourd'hui dans l'article L311-1 du code des relations entre le public et l'administration. Logiquement, le Conseil d'État, comme l'avait fait la CADA, aurait pu écarter ces anciennes dispositions pour faire prévaloir l'Open Data de la loi Lemaire.
Au contraire, il affirme que les décisions de justice, n'étant pas des documents administratifs, n'entrent pas dans le champ de compétence du code des relations entre l'administration et le public. Le droit à la réutilisation des données publiques se trouve ainsi vidé de son contenu dans le cas des décisions de justice, alors même que la loi Lemaire ne prévoyait pas une telle restriction. Les propos du rapporteur révèlent parfaitement le raisonnement : "Ce n'est pas parce que les jugements civils comportent des informations publiques en principe réutilisables que ces jugements deviennent des documents communicables (...)". Autrement dit, les requérants ont le droit de réutiliser des informations qui ne peuvent pas leur être communiquées.
A ce stade, le bilan du contentieux Doctrine est bien difficile à effectuer. Il ne saurait être réduit à une simple opposition des éditeurs juridiques traditionnels confrontés à la croissance rapide d'une jeune pousse. Il ne saurait davantage être présenté comme révélant la seule volonté des juridictions suprêmes de conserver le contrôle de la diffusion de "leurs" décisions et de celles des juridictions de leur ordre. Sur ce point, on observe cependant que l'Open Data tarde à se développer. La page du site du Conseil d'État consacrée à l'Open Data des décisions des juridictions administratives suscite presque la compassion. On y découvre un alignement de fichiers Zip "regroupés par juridiction, par année et par mois" que le lecteur est invité à télécharger, sans connaître leur contenu et sans pouvoir faire une recherche par mots-clés.
Plus généralement, la décision de la cour d'appel de Paris du 7 mai 2025 témoigne d'un repli, d'un retour des secrets de l'État, d'un renvoi dans l'histoire lointaine de ce que Guy Braibant appelait "la troisième génération des droits de l'homme". Les années récentes ont vu un déclin de la transparence administrative, les avis de la CADA étant de moins en moins suivis par les administrations. Des archives ont été ouvertes, puis refermées, ou simplement délocalisées au point que les chercheurs ne peuvent plus y accéder aisément. Le secret des affaires a été renforcé au détriment des lanceurs d'alerte donc le statut est aujourd'hui bien précaire. On pourrait multiplier les exemples de ce retour du secret et de l'opacité. Comme tous les autres éléments de transparence, l'Open Data des décisions de justice est en train de se refermer sans bruit.
Votre sens de la pédagogie rend clair ce qui est obscur tant le "contorsionnisme juridique" des diverses juridictions concernées semble la règle. Ceci est-il étonnant pour celui qui s'attache à la vérité des faits ? Certainement pas et cela pour diverses raisons que nous rappelons à l'occasion.
RépondreSupprimer- La France des grands principes est aussi, pour ne pas dire surtout, le pays des exceptions multiples, parfois mesquines. Appuyons-nous sur les principes, ils finiront bien par céder. Telle devrait être la maxime gravée à l'entrée de chaque juridiction !
- La France de la transparence est aussi, pour ne pas dire surtout, celle de l'opacité à tous les étages. Notre pays est celui du déclaratoire, moins celui de la logique chère à René Descartes. Plus on proclame l'intangibilité du dogme, plus on le foule aux pieds sans vergogne. Encore un exemple du en même temps appliquée à la sphère du droit ! Disons le clairement.
- La France, cette "embêteuse du monde" (L'impromptu de Paris de jean Giraudoux) est aussi celle qui devrait balayer devant sa porte pour être crédible sur son mantra des valeurs et autre Etat de droit et état du droit (Cf. entretien au Monde de Laurent Fabius du 24 mai 2025 ["L'état du droit ne vaut que dans le respect de l'Etat de droit"] et celui de Patrice Spinosi au Monde du 20 mai 2025 ["Même les démocraties les mieux installées peuvent être dévitalisées par un leader populiste"]).
In fine, l'on comprend mieux, à la lumière de toutes ces jurisprudences que vous analysez depuis des années sur votre blog, la défiance croissante de nos concitoyens (le peuple d'en bas) à l'encontre du système politique et de l'autorité judiciaire (le peuple d'en haut).
En réalité, le site du conseil d’État sur l’open data des décisions des juridictions administratives est un véritable moteur de recherche qui marche d’ailleurs plutôt bien : https://opendata.justice-administrative.fr/recherche
RépondreSupprimerC’est simplement qu’il maintient à la fois l’ancienne interface (fichiers zip) et la nouvelle à laquelle la page d’accueil figurant dans votre article renvoie d’ailleurs.
On précisera que le Conseil d'Etat a décidé que désormais les textes intégraux des décisions ne seraient plus communiqués aux tiers. Seule une version anonyme le sera (ce qui rend illusoire l'invocation de l'autorité de chose jugée par les tiers).
RépondreSupprimerRéponse du greffe: faites un REP devant le TA de Paris qu'on rigole....
Pour une fois, je ne partage pas votre analyse. Le site Doctrine a fait scandale par la manière dont il récupérait des décisions par le biais de fausses adresses email, au nom d'avocats sans les en informer, et la manière dont il collectait des données non complètes les concernant aboutissant à une sorte de fichage à l'instar d'un moteur de recherche comme Google, non forcément représentatifs de leur activité. D'où la notion de pratique déloyale, de pratiques commerciales trompeuses et de parasitage il me semble qui avait été dénoncés. N'ayant pas lu la décision que vous commentez et regrettant que vous ne le traitiez pas également sous ce prisme pour mieux appréhender la totalité de cette question. Laquelle frôle les notion de protection des données à caractère personnel, et de respect de la vie privée également à mon sens et va au delà de la seule question de la publicité de la justice, à l'aune du développement ces dernières années de ces plateformes en ligne parfois questionnables, qui brassent pléthores de données par des algorithmes bien spécifiques, à des fins lucratives.
RépondreSupprimerDe plus, il existe pléthore de sites de mise à disposition des décisions de justice comme Legifrance qui fonctionnent parfaitement et par mots clés, en toute gratuité.
Enfin, tout citoyen est libre de se rendre à l'audience qu'il souhaite pour connaître le contenu et la teneur des décisions de justice et la manière dont elles sont prises.
Vous confondez plein de sujets ce qui influe sur votre lecture de ce post.
SupprimerLe scandale des emails a donné lieu à un classement sans suite il y a plusieurs années déjà, ce qui est rappelé dans la décision qu'il s'agirait de lire quitte à la commenter. La décision confirme d'ailleurs qu'il n'y a eu ni pratiques commerciales trompeuses, ni parasitisme, la décision de première instance étant intégralement confirmée à cet égard.
La décision précise bien qu'elle ne concerne que des pratiques de collecte massive de décisions auprès des greffes sans accord exprès du directeur du greffe.
Le post prend tout son sens lorsque l'on lit la décision, qui est disponible sur un grand nombre de sites y compris... celui de Doctrine.