« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 9 septembre 2018

La loi asile immigration ou la fraternité en berne

Dans une décision du 6 septembre 2018, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur la loi pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie qui lui avait été déférée par soixante députés et soixante sénateurs. Il l'a déclarée globalement conforme à la Constitution, à l'exception de quelques dispositions censurées car, introduites par amendement gouvernemental après la première lecture du texte, elles n'avaient plus de relation directe avec les dispositions demeurant en discussion. Tel était le cas, par exemple, de l'amendement prévoyant que les centres provisoires d'hébergement participent aux actions d'intégration des étrangers réfugiés. D'une manière générale, le Conseil constitutionnel censure désormais systématiquement le recours à ces "cavaliers législatifs", ce qui suscite au parlement un jeu un peu pervers. N'est-il pas tentant de donner une satisfaction politique à un ou plusieurs parlementaires en introduisant par amendement gouvernemental une disposition dont on sait qu'elle sera in fine censurée par le Conseil ?

A dire vrai, aucun juriste ne pouvait s'attendre à une censure des dispositions les plus importantes de la loi. S'il est vrai que le texte était contesté par bon nombre d'associations oeuvrant en faveur des droits des étrangers, les moyens d'inconstitutionnalité étaient, quant à eux, fort maigres.

En effet, la loi ne modifie guère les normes de fond régissant le droit des étrangers, mais s'attache plutôt aux procédures. Par voie de conséquence, les saisines parlementaires portaient aussi sur ces questions procédurales, un domaine dans lequel le législateur conserve une très large autonomie, à la condition évidemment de ne pas porter atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. 


La durée des procédures



Précisément, étaient d'abord contestées les dispositions destinées à accélérer les procédures.  Le Conseil valide ainsi la réduction de 120 à 90 jours après l'entrée de l'étranger sur le territoire, du délai de présentation de la demande d'asile. Au-delà de ce délai, la demande est examinée en procédure accélérée, ce qui signifie que l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) statuera dans les 15 jours après sa saisine. Le Conseil se borne en l'espèce à observer que cette procédure accélérée ne dispense pas du droit à l'examen individuel de chaque demande, ni d'ailleurs des autres garanties procédurales prévues par la loi. Le demandeur conserve en particulier le droit de rester sur le territoire français jusqu'à la décision finale lui accordant ou lui refusant la qualité de réfugié. Cette validation était attendue, dans la mesure où ce délai de 90 jours est celui en vigueur dans les pays voisins, en particulier en Allemagne.

Pour les mêmes motifs, le délai de cinq semaines accordé à la CNDA pour statuer sur les recours contre les décisions de rejet en procédure accélérée n'a pas été jugée excessif, dès lors que la procédure demeure respectueuse des droits de la défense.

Il en est de même de la disposition qui allonge à 90 jours la durée maximum de rétention administrative des étrangers, dans l'attente de l'exécution d'une mesure d'éloignement. Le Conseil observe que cette mesure ne peut être fondée que sur l'absence de garanties de représentation de nature à prévenir le risque de fuite, et que l'administration a une obligation de célérité pour organiser le départ. Quant à la "réserve d'interprétation" annoncée par le communiqué de presse du Conseil, selon laquelle le juge peut, à tout moment, refuser la prolongation du maintien en rétention, il s'agit plutôt d'un rappel du droit positif que d'une garantie nouvelle apportée par le Conseil constitutionnel.


Les audiences vidéo



Toujours sur le plan des procédures, la loi autorise les audiences par vidéo, et le Conseil constitutionnel ne s'y oppose pas. Au contraire retient-il que " le législateur a entendu contribuer à la bonne administration de la justice et au bon usage des deniers publics". La "bonne administration de la justice" est une sorte de couteau suisse à usages multiples dans le contentieux constitutionnel. La notion a été affirmée comme objectif à valeur constitutionnelle, avec une référence improbable aux articles 14 et 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dans une décision du 28 décembre 2006. Ensuite, elle a été utilisée à de nombreuses reprises, par exemple en QPC le 16 septembre 2011 pour justifier le recours à des peines planchers pour sanctionner les infractions graves au code de la route. 

Il s'agissait alors de désencombrer les prétoires, préoccupation qui existe aussi dans le contentieux des étrangers. Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel ajoute cependant une préoccupation purement financière, estimant que l'audience vidéo répond à une préoccupation de "bon usage des derniers publics". La bonne administration de la justice se trouve donc aussi dans sa gestion financière, ce qui peut sembler un peu inquiétant, dès lors que toute mesure d'économie risque de se voir reconnaître le label de bonne administration de la justice. Dans sa décision du 6 septembre 2018, le Conseil observe que la vidéo n'empêche pas, en soi, l'exercice des droits de la défense, et n'entrave pas le droit au respect équitable. Là encore, la décision était attendue. Dès sa décision du 9 juin 2011, déjà rendue à propos du recours à la vidéo dans les audiences devant la CNDA, le Conseil avait admis une telle pratique, en précisant expressément les garanties qui devaient être offertes à l'intéressé lors du procès. Or force est de constater que la loi de 2018 n'apporte aucune réduction des règles gouvernant les droits de la défense. A cet égard, la décision de 2018 n'est que l'application de la jurisprudence de 2011.


Asterix chez les Helvètes. René Goscinny et Albert Uderzo. 1970

Le régime dérogatoire de Mayotte



Le seul élément de fond contesté devant le Conseil constitutionnel porte sur le régime dérogatoire de Mayotte en matière d'octroi de la nationalité. La loi exige en effet une durée minimale de présence, en l'occurrence trois mois, sur le territoire national d'un des parents pour qu'un enfant puisse prétendre à la nationalité française. Observons que ce délai est très bref, et que cette brièveté même n'est certainement pas sans influence sur la décision de conformité rendue par le Conseil. Cette fois, le fondement constitutionnel est plus solide, car le Conseil insiste sur la spécificité de Mayotte, soumis à d'importants flux migratoires et comportant une forte population étrangère, dont beaucoup en situation irrégulière, et donc un nombre élevé et croissant d'enfants nés de parents étrangers. Aux yeux du Conseil, ces éléments conjugués constituent des "caractéristiques et contraintes particulières" justifiant des "adaptation législatives" au sens de l'article 73 de la Constitution. Sur ce point, la décision est importante, car elle ouvre la voie à une adaptation des règles d'acquisition de la nationalité dans d'autres territoires ultra-marins et l'on songe évidemment à la Guyane, soumise aussi à des flux migratoires qu'elle ne maîtrise guère.

Les opposants à la loi asile-immigration espéraient beaucoup du Conseil constitutionnel. N'avaient-ils pas obtenu juste deux moins avant la présente décision, le 6 juillet 2018, une victoire largement saluée avec la consécration du principe de fraternité comme norme constitutionnelle ? Il s'agissait alors de sanctionner le délit d'aide au séjour irrégulier des étrangers, infraction qui d'ailleurs n'était plus poursuivie lorsque la personne avait agi dans un but purement humanitaire. Aujourd'hui, c'est l'ensemble du droit des étrangers qui est en cause, et le Conseil se montre plus prudent dès lors que sa décision n'a plus rien de symbolique. Il prend même la précaution, au passage de rappeler que la principe de fraternité ne saurait fonder l'inconstitutionnalité du délit d'aide à l'entrée irrégulière des étrangers, dès lors que cette entrée fait naître une situation illicite. Une manière de rappeler aux juges du fond que le principe de fraternité ne saurait être utilisé à tort et à travers, par exemple pour sanctionner les arrêtes anti-mendicité. Les décisions se suivent et ne se ressemblent pas. Ceux qui avaient espéré une évolution considérable du droit des étrangers sous l'influence de cette nouvelle fraternité sont aujourd'hui contraints de renouer avec la dure réalité du droit des étrangers.


Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5, section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

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