Le projet de loi sur la sécurité globale prévoit le floutage du visage des membres des forces de police en opération.
Arnaud-Dominique Houte, professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne Université donne son point de vue sur cette question dans une tribune publiée par Libération le 19 novembre 2021. Il a bien voulu autoriser Liberté Libertés Chéries à la reproduire.
« Qui gardera les gardiens ? ». La vieille question revient dans l'actualité sous la forme d'une loi qui veut limiter les possibilités de contrôle citoyen et médiatique de l'action policière. Droit à l'information d'un côté, volonté de protéger les agents de l'autre... Derrière ce débat récurrent, c'est toutefois la définition même des métiers de police qui se joue : qu'est-ce qui fonde leur légitimité en démocratie ?
Uniforme et moustache
À la fin du XIXe siècle, les fondateurs de la Troisième République ont été confrontés à cette question. Enfin installés au pouvoir après un siècle de combats, ils héritent d'un appareil d'État et de forces de l'ordre dont la culture professionnelle s'est forgée sous les régimes autoritaires. Impossible de renvoyer les agents ou de révolutionner des polices qui fournissent la preuve de leur utilité dans une société de petits propriétaires angoissée par l'expérience répétée des insurrections ! Puisqu'on ne peut pas transformer l'institution policière, on s'efforce de la soustraire au débat public en insistant plutôt sur son identité quasi-militaire, ce qui veut dire beaucoup dans la France patriotique d'une Troisième République très sensible au prestige viril des armes. Anciens soldats (les policiers) ou militaires de carrière (les gendarmes), les forces de l'ordre portent l'uniforme et la moustache qui garantissent une part de leur légitimité.
Attribut guerrier, l'uniforme peut également être pensé comme un gage de transparence, ce qui fonde une autre conception du métier policier, plus conforme aux progrès de l'État de droit et de la démocratie. Le porter, comme le font au XIXe siècle tous les gendarmes et de plus en plus d'agents (les « sergents de ville » du Second Empire, rebaptisés « gardiens de la paix » avec la Troisième République), c'est s'astreindre à un impératif de visibilité, à fortiori quand la tenue est surmontée d'un numéro de collet chargé de vous identifier précisément aux yeux des passants.
Un contrôle public sur l'action des forces de l'ordre
Par opposition aux abus de la « police occulte » et aux sombres méfaits des « mouches » (ainsi surnommait-on les agents secrets de l'Intérieur), il s'agit bien de garantir un contrôle public sur l'action des forces de l'ordre. Les casernes de gendarmerie devraient être « des maisons de verre », explique ainsi un officier soucieux d'exemplarité. Elles le deviennent d'autant plus que les agents sont de plus en plus franchement insérés dans la société : désormais connus des habitants dont ils partagent même la vie de quartier, ni le gendarme ni le gardien de la paix ne sont des anonymes au képi interchangeable. Ils peuvent donc faire l'objet de plaintes nominatives, fondées ou injustes, mais toujours examinées, y compris quand il s'agit de lettres anonymes. Si les sanctions restent rares ou discrètes, les policiers sont parfaitement conscients d'exercer leur métier sous le regard public.
Cette pression sociale ne les réjouit pas forcément : « le fait de prendre le numéro de collet de l'agent est un droit pour tout citoyen et ne peut être considéré comme un outrage ». S'il faut le rappeler en 1922, c'est sans doute que cela ne va pas tout à fait de soi ! Mais c'est surtout avec la montée des tensions politiques et sociales, d'une part, et la revendication de disposer d'une vie privée, d'autre part, qu'entrent en crise l'impératif de transparence et la possibilité d'un contrôle citoyen.
Le régime de Vichy retire ainsi le numéro de collet pour rassurer et décomplexer des policiers qui craignent les représailles des résistants. Avec la guerre d'Algérie et le développement des attentats du FLN, on permet aux agents de quitter les commissariats en tenue civile, ce qui se généralise après mai 68, sous la pression des syndicats. Dans les années 2010, la menace terroriste s'accentue, alors même que se démultiplient les outils de prise de vues et la circulation des noms et des images sur les réseaux sociaux. Un sinistre cap est franchi, le 13 juin 2016, avec l'assassinat d'un couple de policiers dans leur domicile privé de Magnanville.
Un message implicite
La protection des agents et de leur vie personnelle est un enjeu fondamental, personne ne le nie, mais la loi de sécurité globale répond-elle vraiment à cette question ? Pour sortir de l'alternative stérile et manichéenne dans laquelle le ministre de l'Intérieur cherche à enfermer la discussion (on serait « pour ou contre » les policiers – circulez, il n'y a rien à voir...), la mise en perspective historique rappelle que les métiers de police n'ont rien de « naturel » ; ils évoluent à travers le temps, selon les consignes qui leur sont données, mais aussi en fonction des modèles qui leur sont proposés. Et c'est ici que la nouvelle loi franchit un cran, non seulement parce qu'elle complique (au mieux) le contrôle citoyen, mais surtout par le message implicite qu'elle envoie aux agents.
Il y a quelques années, dans le cadre de la lutte contre les « contrôles au faciès », on annonçait une meilleure supervision des policiers grâce au retour du numéro de matricule : avec ses sept chiffres peu lisibles et souvent dissimulés, le RIO (référentiel des identités et de l'organisation) n'a pas tenu ses promesses. Au contraire, à voir des agents lourdement équipés, casqués, cagoulés (ce qui est ponctuellement autorisé depuis 2016) et peut-être bientôt floutés, on ne peut que s'interroger sur l'évolution des imaginaires du métier.
Dans l'esprit des policiers, le gendarme d'élite du GIGN a bien remplacé « Pinot simple flic » (pour citer un personnage de policier créé par Gérard Jugnot en 1984, maladroit mais fondamentalement proche des gens et plus efficace qu'il n'y paraît). Au lieu de fonder la légitimité policière sur l'assentiment public, comme la Troisième République avait tenté de le faire, on flatte aujourd'hui les tentations séparatistes d'une institution qui pourrait se croire au-dessus ou à côté de la société. On ne voit pas ce qu'y gagneront les forces de l'ordre, qui ont bien d'autres revendications à faire valoir, mais on doit craindre que cela ne creuse davantage encore le fossé entre les citoyens et les policiers.