L'arrêt Karrar c. Belgique rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 31 août 2021 donne d'intéressantes précisions sur l'impartialité des juges et des juridictions. Il précise en effet les critères de distinction entre l'impartialité objective et l'impartialité subjective.
M. Karrar a été condamné à une peine de réclusion à perpétuité pour l'assassinat de ses deux enfants. Dans son recours en cassation, il se plaint d'un manque d'impartialité du président de la Cour d'assises qui l'a condamné. Celui-ci en effet s'était rendu, avant le procès, au domicile de la mère des enfants à laquelle il avait fait part de sa compassion. Le requérant invoque donc une violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui consacre le droit à un procès équitable. A ses yeux, la visite du magistrat à la partie civile s'analyse comme une atteinte à l'impartialité.
La CEDH lui donne raison, ce qui n'est guère surprenant, la démarche du président de la Cour d'assises apparaissant un peu étrange. Mais l'intérêt de la décision n'est pas là. Il réside dans le choix de sanctionner la procédure belge pour impartialité objective.
L'impartialité subjective
La Cour aurait pu se référer à l'impartialité subjective. Cette dernière présente toutefois l'inconvénient d'imposer une intrusion dans la psychologie du juge, à
rechercher s'il
désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas,
l'impartialité est toujours présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique).
La CEDH exige d'ailleurs que
la violation du principe d'impartialité ne puisse être constatée que lorsque sa preuve est
flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,
pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine
algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais
devant la presse, des propos racistes.
Sans doute aurait-il été possible de considérer que le président de la cour d'assises belge avait eu comportement de nature à faire douter de son impartialité subjective. Sa compassion à l'égard de la mère des victimes pouvait être interprétée comme un soutien apporté à la partie civile, avant la procès.
Mais ce choix n'était pas satisfaisant, car la jurisprudence de la Cour considère comme preuve du manquement à l'impartialité subjective le comportement d'un juge qui témoignerait de l'hostilité ou de la malveillance à l'égard de l'accusé, pour des raisons personnelles. L'exemple de l'arrêt du Conseil d'État A.B. du 14 juin 2019, illustre parfaitement cette animosité, un juge de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) diffusant durant ses audiences des message pour le moins hostiles aux demandeurs d'asile : "Je vire tout ce qui est tchétchène, je limite la casse pour mon pays". "Je m'occupe des OQTF (obligations de quitter le territoire). Avec moi, ça dégage fissa".
Dans l'affaire Karrar, le président de la Cour d'assises ne fait pas preuve d'hostilité à l'égard de l'accusé mais plutôt de bienveillance à l'égard de la mère des enfants assassinés. La Cour observe d'ailleurs que "la manifestation de simples sentiments de courtoisie ou de compassion à l’égard d’une partie civile ne peut s’assimiler à l’expression d’un parti pris à l’égard de l’accusé, et qu’elle peut au contraire s’analyser comme l’expression d’une justice à visage humain".
L'impartialité objective
La CEDH préfère donc sanctionner la procédure pour manquement à l'impartialité objective. C'est alors l'institution judiciaire elle-même qui est en cause. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance au justiciable. La CEDH interdit ainsi, dans l'arrêt du 22 avril 2010 Chesne c. France) l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire. Le plus souvent, l'impartialité objective est donc invoquée pour des dysfonctionnements de l'institution judiciaire, le comportement personnel d'un juge n'était pas en cause.
Dans l'arrêt Karrar, la CEDH rappelle qu'il existe un second type de situation permettant de caractériser un manquement à l'impartialité objective. Ce n'est pas alors l'institution judiciaire dans son aspect organisationnel qui est en cause, c'est la conduite des juges dans une affaire donnée. Dans l'arrêt Kyprianou c. Chypre du 27 janvier 2004, la CEDH sanctionne ainsi la condamnation d'un avocat pour "mépris de la Cour", à la suite d'un modeste incident de séance.
L'affaire Karrar est assez proche de l'arrêt Kyprianou. C'est bien le comportement d'un juge qui est mis en question, et la Cour lui reproche surtout de n'avoir pris aucune précaution dans sa démarche. Le président de la Cour a en effet pris l'initiative de la visite à la mère des enfants, il n'en a informé personne et surtout pas les avocats de la défense, et elle a eu lieu en dehors de la présence de qui ce soit. De cette accumulation d'erreurs, la CEDH déduit que "le président a pris le risque que sa démarche puisse être critiquée". Elle n'accorde toutefois aucune satisfaction équitable au requérant, estimant que le constat de violation suffit à compenser son préjudice moral.
L'évolution de la jurisprudence témoigne ainsi d'une certaine porosité entre l'impartialité objective et l'impartialité subjective. Le comportement du juge, voire ses sentiments, ne sont plus totalement écartés de l'impartialité objective. Cette évolution tient sans doute à la nature même de l'impartialité subjective, définie par une animosité caractérisée à la fois rare et difficile à prouver. En tout cas, il est clair que la Cour entend exercer un contrôle réel sur l'impartialité d'un système judiciaire.
Sur l'impartialité des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1, § 1, D