« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 17 juillet 2019

Le juge des réfugiés tweetait trop

Le Canard Enchaîné du mercredi 17 juillet évoque le cas d'un "juge des réfugiés qui n'aimait pas les étrangers". Il se réfère à un arrêt Mme A.B., rendu par le Conseil d'Etat le14 juin 2019, qui casse une décision rendue par la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Celle-ci avait écarté le recours d'une ressortissante turque contre la décision de l'Office française de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) lui refusant l'asile sur le territoire français. 

Laconique, le Conseil d'Etat affirme que "la teneur de certains des propos tenus publiquement par le président de la formation de jugement est de nature à faire naître un doute légitime sur l'impartialité de la juridiction". Heureusement, le volatile du mercredi donne des détails, et l'on apprend que le président "tweetait". Parmi ses messages : "Je vire tout ce qui est tchétchène, je limite la casse pour mon pays" , "Je m'occupe des OQTF (obligations de quitter le territoire). Avec moi, ça dégage fissa". Le florilège fourni par le Canard témoigne d'une xénophobie décomplexée, un peu fâcheuse pour quelqu'un qui a pour fonction de juger le contentieux des étrangers.

L'affaire donc le Conseil d'Etat était saisi apparaît ainsi comme un cas d'école, véritable caricature de manquement à l'impartialité subjective. 


Autonomie du principe d'impartialité



Rappelons que le principe d'impartialité a longtemps été lié à l'indépendance des juges, au point qu'il en était difficile détachable. Dans sa décision du 29 août 2002, le Conseil constitutionnel rappelait ainsi, sans trop les distinguer, que "les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Depuis cette date, sa jurisprudence s'est affinée, et accorde désormais une véritable spécificité au principe d'impartialité. Dans sa décision QPC du 8 juillet 2011, le Conseil constitutionnel déclare non conforme à l'article 16 de la Déclaration de 1789 le principe traditionnel gouvernant la justice des mineurs depuis l'ordonnance du 2 février 1945, selon lequel le juge chargé de l'instruction est également l'instance de jugement. Pour le Conseil, la direction de l'enquête ne peut qu'influer sur le jugement ultérieur, et emporte donc une atteinte au principe d'impartialité.

De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise quelque peu les critères utilisés pour déterminer si une juridiction est impartiale, ou non. Ces critères sont aujourd'hui ceux utilisés par les juges français.

J'aime pas les étrangers. Fernand Raynaud, 1972.

Critères de l'impartialité

Le critère "objectif" est le plus souvent invoqué, parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance au justiciable. La CEDH interdit ainsi l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 
Dans l'arrêt A.B. du 14 juin 2019, le second critère "subjectif" est invoqué, situation heureusement beaucoup plus rare. Il est ainsi qualifié, car il oblige à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est toujours présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La CEDH exige d'ailleurs que la violation du principe d'impartialité ne puisse être constatée que lorsque sa preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.

L'animosité à l'égard de l'accusé doit donc être patente, et sa preuve sauter aux yeux. La Chambre sociale de la Cour de cassation se réfère ainsi à l'impartialité subjective dans une décision du 12 juin 2014, à propos d'un contentieux portant sur le détachement d'un salarié, pour exercer des fonctions auprès d'un syndicat. Elle casse la décision du conseil des prud'hommes de Strasbourg qui présentait le requérant comme "un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité",  critiquant le syndicat qui avait "supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène, la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre de lui-même". Le salarié était ensuite comparé à "David contre Goliath", au "pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "rouleau compresseur". Un tel lyrisme a conduit la Cour de cassation à penser que les prud'hommes avaient une certaine sympathie pour le requérant et une antipathie équivalente pour le syndicat défendeur.

L'obligation de réserve



La décision Remli de 1996 et celle de la Chambre sociale de 2014 sont les seules intervenues en matière d'impartialité subjective. Cette rareté est parfaitement logique, car le manquement à l'impartialité subjective conduit souvent à des poursuites disciplinaires, ce qui suffit à dissuader.
Défini par l'ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en fonctions prête serment "de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "la réserve que leur impose leurs fonctions". Le devoir de réserve impose ainsi aux magistrats de faire preuve de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres magistrats. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public". La CEDH ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"on est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d'être mis en cause".
Ces dispositions sont à l'origine des sanctions prises, en 2014, à l'encontre de deux magistrats qui tweetaient durant les procès auxquels ils participaient. Sur le ton primesautier alors en usage sur Twitter, ils évoquaient la possibilité de gifler un témoin, la satisfaction d'en faire pleurer un autre, sans oublier un aveu accablant : "Je n'ai plus écouté à partir des deux dernières heures". Tous deux ont été sanctionnés, l'un d'une réprimande, l'autre d'une mutation d'office. On observe au passage que l'anonymat derrière lequel nos deux magistrats se cachaient n'a pas pour effet de faire disparaître l'obligation de réserve. Il suffit qu'ils diffusent des informations sur l'exercice de leurs fonctions pour encourir une sanction.

Le vice-président de la CNDA n'est pas un magistrat professionnel, et la décision du Conseil d'Etat, comme d'ailleurs auparavant celle de la Chambre sociale de la Cour de cassation, montre que les magistrats non professionnels sont également soumis à l'obligation de réserve. Appelé à rendre la justice, le juge à la CNDA diffusait sur les réseaux sociaux des informations démontrant que ses convictions xénophobes avaient une influence sur ses décisions juridictionnelles. 

D'une certaine manière, cette décision illustre aussi certaines dérives dans l'usage des réseaux sociaux. Ceux qui s'y expriment ont souvent une impression de totale liberté. Ils utilisent Twitter comme un exutoire, attaquent violemment ceux qui ne partagent pas leurs opinions, nécessairement les seules acceptables. Des personnes habituellement fort raisonnables se laissent aller à la vindicte et à l'anathème, jusqu'à oublier que leurs messages peuvent être utilisés contre eux. De la même manière qu'un professeur tweete devant ses étudiants, un magistrat tweete devant les justiciables, en l'espèce surtout devant un avocat particulièrement astucieux. On croit comprendre que le président de cette formation de jugement de la CNDA a finalement démissionné. Cette leçon vaut bien un chômage...



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