« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 11 juin 2025

Le drapeau palestinien à Chalon-sur-Saône


Certains élus utilisent volontiers leur pouvoir réglementaire comme un instrument de communication. Tel est le cas du maire de Chalon-sur-Saône, Gilles Platret (LR) qui ne veut pas voir le moindre drapeau palestinien sur le territoire de la commune, et qui surtout veut le faire savoir à ses administrés.

 

Deux arrêtés et deux suspensions

 

A la suite, de divers incidents intervenus à Chalon-sur-Saône après la victoire du PSG, le maire a donc pris un premier arrêté municipal le 2 juin 2025 qui interdit d'utiliser de manière ostentatoire, jusqu'au 1er septembre 2025, le drapeau palestinien dans l'espace public, de l'afficher en façade des immeubles et de manière visible de l'espace public et de le proposer à la vente sur les marchés. Cet arrêté a été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif de Dijon le 4 juin. Dès le 6 juin, le maire a pris un second arrêté, absolument identique au premier. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il a également été suspendu par le juge des référés de ce même tribunal le 10 juin. Aujourd'hui, l'élu municipal annonce sur les réseaux sociaux : "Je saisis le Conseil d'État. Le combat ne doit pas cesser et ne cessera pas". Le maire se présente ainsi comme le porte-drapeau de l'opposition au drapeau. Mais pas n'importe quel drapeau, car, rappelons-le, seul le drapeau palestinien est concerné.

 


 Flags. Stuart Davis. 1931

 

Le juge des référés

 

Écartons d'emblée les propos formulés à l'encontre du juge des référés lors de la seconde procédure, évidemment initiée par un "quarteron d'associations d'extrême-gauche". Ayant reçu la requête un samedi, il a fixé l'audience au mardi suivant, à 8 h 30. L'élu ajoute alors "Pas mal non ? OK, c'est un référé-liberté, fallait par tergiverser !" Le maire laisse donc entendre que le tribunal administratif a audiencé l'affaire avec une hâte suspecte.

L'élu ignore sans doute les termes de l'article L521-2 du code de justice administrative qui prévoit que "le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures". Ce délai est une obligation légale, et, compte tenu du fait que le dimanche est un jour non-ouvrable, le juge devait donc impérativement statuer le mardi. Mais jeter la suspicion sur les juges est souvent payant sur le plan électoral. 

Sur le fond, l'arrêté municipal était entaché d'une illégalité manifeste. 

 

Jurisprudence européenne

 

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Faber c. Hongrie du 24 juillet 2012, considère le fait d'arborer comme un élément de la liberté d'expression. Il sanctionne ainsi le droit hongrois de l'époque qui avait infligé une peine d'amende au leader du parti hongrois d'extrême-droite Jobbik. Lors d'une manifestation, lui-même et ses partisans avait porté le drapeau du Parti des Croix Fléchées,  parti pro-nazi hongrois de 1040 à 1945. 

La conception de la CEDH se rapproche considérablement de celle développée par le droit américain. Aux Etats-Unis, le fait de porter un drapeau dans une manifestation relève  du  Symbolic Speech, expression non verbale, mais expression tout de même. De fait, les Américains ont le droit d'utiliser un drapeau, y compris la Bannière étoilée, à l'appui de leurs revendications. Ils peuvent même brûler ce symbole national sur la place publique, dès lors que ce procédé s'inscrit dans leur protestation. 

 

La loi française

 

Le droit français s'inspire largement de la jurisprudence européenne, mais s'il se montre plus nuancé en accordant une protection particulier au drapeau national.  La loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure a créé un délit d'outrage au drapeau (et à l'hymne national), puni de 7500 € d'amende et, éventuellement, de six mois de prison, lorsqu'il est commis en réunion. Ce texte se limite  cependant à réprimer de tels outrages, lorsqu'ils sont commis durant des manifestations. Le décret du 21 juillet 2010 a ensuite créé une contravention nouvelle, pour sanctionner la diffusion d'images de ce type d'outrage, y compris lorsqu'il est commis dans un lieu privé. 

Les drapeaux étrangers ne font pas l'objet d'une protection identique. En droit français, ils constituent un support de la liberté d'expression, au même titre que la banderole des manifestants, ou les tenues aux couleurs de leur club portées par les supporters. La question a été posée à Nice, en particulier lorsque le maire Christian Estrosi a signé un arrêté du 30 juin 2014 "interdisant l'utilisation ostentatoire et générant un trouble à l'ordre public des drapeaux de nationalité étrangère sur les rues (...) et voies publiques situées dans l'hyper-centre de la ville de Nice". En réalité, il s'agissait surtout d'interdire le drapeau algérien pendant la coupe du monde de football, mais le service juridique de la ville avait sans doute indiqué à l'élu qu'en ne mentionnant qu'un seul drapeau, il risquait l'annulation pour motif de discrimination.

Dès cette jurisprudence, il est établi que pour ordonner  la suspension de l'arrêté en référé, deux conditions doivent être réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte (art. L 521-1 cja). 

 

Les conditions du référé

 

Dans le cas de Nice, l'urgence résidait dans le fait que l'arrêté de Christian Estrosi était d'application immédiate et limité à la durée de la coupe du monde. Dans celui de Chalon-sur-Saône, le juge fonde la condition d'urgence sur le fait que l'arrêté "porte une atteinte directe à plusieurs libertés publiques fondamentales". Il prive en effet les soutiens chalonnais de la cause palestinienne du droit de s'exprimer pacifiquement, et stigmatise un symbole politique et culturel assimilé à des actes violents.

Et précisément, le dossier communiqué au juge par la mairie de Chalon ne témoigne d'aucun lien entre les violences des supporters du PSG et le drapeau palestinien. Certes le maire affirme qu'il a été brandi comme un " étendard de rébellion " par " des groupuscules aux idéologies fondamentalement contraires au valeurs de la République qui s'en servent pour tenter de déstabiliser l'Etat français ". Mais le juge observe qu'il n'est pas établi, ni même allégué, que ce drapeau aurait été utilisé à Chalon pour rallier des partisans du Hamas ou de toute autre organisation terroriste. Aucun groupuscule à l'idéologie contraire aux valeurs de la République n'a d'ailleurs été repéré dans la ville. Des dégradations et des violences ont certes été perpétrées à l'issue du match du football. Mais il ressort des rapports de police que sur les cinquante personnes interpelées, une seule portait un drapeau palestinien, et il n'a jamais été établi qu'elle l'ait utilisé pour inciter à la violence. On peut d'ailleurs penser qu'un seul porteur de drapeau ne risquait pas sérieusement de déstabiliser l'État français.

De ce contrôle, le juge des référés déduit que le risque pour l'ordre public que représente la présence d'un drapeau palestinien dans un rassemblement est loin d'être constitué. Le fait d'interdire pendant trois mois à la population de la ville d'utiliser cet emblème pour affirmer son soutien pacifique à la cause palestinienne emporte donc une atteinte excessive à la liberté d'expression.

Il y a évidemment bien peu de chances que le recours de l'élu devant le Conseil d'État lui permette de renverser une jurisprudence très solidement ancrée dans le droit positif. Elle s'inscrit en effet dans la droite ligne du célèbre arrêt Benjamin de 1933 qui énonce que l'interdiction de l'exercice d'une liberté ne peut être justifiée que si la menace pour l'ordre public est telle qu'il semble impossible concrètement de le garantir. Tel n'est évidemment pas le cas lorsqu'un manifestant brandit un drapeau palestinien sans que cet acte soit à l'origine d'une menace grave pour l'ordre public.

On pourrait s'interroger sur les causes de la persévérance de l'élu qui aligne des arrêtés d'interdiction ensuite suspendus, les uns après les autres, par le juge des référés. S'agit-il d'une ignorance du droit positif ? Sans doute pas, car la ville de Chalon-sur-Saône doit tout de même bénéficier d'un service juridique. Sur ce point, on peut d'ailleurs s'étonner que le préfet n'ait pas envisagé de déféré qui lui aurait permis de saisir lui-même le juge administratif après avoir constaté qu'un élu avait pris un acte grossièrement illégal... Il était peut-être plus simple, mais moins courageux, de laisser le "quarteron d'associations d'extrême-gauche" susciter une procédure pour garantir le respect de la légalité. 

Quoi qu'il en soit, les causes profondes de la persévérance de l'élu sont sans doute d'une autre nature, purement électorale. Les élections municipales auront lieu en mars 2026 et il pense sans doute aller dans le sens des convictions de ses électeurs. Et peu importe si ses arrêtés sont tous annulés. Il pourra toujours soutenir que ses actes sont les malheureuses victimes d'un quarteron de juges d'extrême-gauche. 

 

La protection du drapeau : chapitre 9, section 2 è 1 B  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, 


 

 


1 commentaire:

  1. La question soulevée par ces deux décisions est d'une grande importance. Elle touche à la liberté d'expression largo sensu mais aussi à l'utilisation problématique qu'en font certains dans un contexte "inflammable".

    - Quoi qu'en dise la jurisprudence bien établie par notre juridiction administrative sur le sujet, l'interprétation du droit ne peut ignorer l'environnement socio-politique dans lequel elle intervient. Manifestement, même si les sondages d'opinion n'ont qu'une valeur indicative, ils tendraient à démontrer que nos concitoyens ont notablement évolué sur le sujet. Doit-on l'ignorer ?

    - Même si la cause est noble, force est de constater que sa défense exclusive tend à écraser toutes les autres aussi dignes d'intérêt et pour des motifs qui n'ont rien de très nobles. Pourquoi ne pas exiger que toutes les mairies de France exposent les drapeaux du Soudan (1 million de morts), de la RdC (des centaines de milliers de morts), de l'Ukraine (les chiffres des morts, blessés, handicapés à vie est impressionnant) ....? Nous n'en finirions pas.
    Il faut savoir raison garder. Chacun est libre de penser ce qu'il veut en respectant l'autre.

    - A l'heure où certains - y compris des élus de la République - vomissent à longueur de journée sur la police qui tue, la France raciste est colonialiste, n'est-il pas utile que les mairies s'en tiennent au seul drapeau français et européen pour rappeler que nous sommes en France qui est encore un état de droit ? Preuve en est ces deux décisions.

    La cause de l'édile municipal aurait été plus incontestable si elle mentionnait tous les drapeaux comme vous le soulignez justement. La cause de la magistrature - administrative et judiciaire - ne prêterait pas le flanc à la critique si elle voulait bien, parfois, ouvrir les yeux sur le monde qui l'entoure. A trop ignorer les souhaits réitérés du peuple souverain, on ouvre la voie à des régimes que l'on connait. Le voulons-nous ? Le pouvons-nous ?

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