« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 14 juin 2025

La loi sur le Narcotrafic devant le Conseil constitutionnel.


La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 12 juin 2025 porte sur la loi  "sortir la France du piège du narcotrafic" et témoigne finalement des difficultés liées à son parcours parlementaire. Présentée en première lecture au Sénat, elle a été débattue sans avoir été soumise à une étude d'impact ni à l'avis du Conseil d'État. Le résultat est que les sujets qui fâchent, ceux qui précisément faisaient douter de la constitutionnalité de certaines dispositions, n'ont pas toujours résisté au contrôle. La décision, qui ne compte pas moins de 109 pages, est soigneusement motivée et accompagnée de nombreuses réserves d'interprétation qui sont autant de rappels de la jurisprudence.

Sur les 38 articles déférés au Conseil, 32 ont toutefois été déclarés conformes à la Constitution, parmi lesquels figurent des dispositions essentielles : la fermeture administrative des lieux où ont été commises des infractions liées au narcotrafic, le retrait et le blocage des contenus en ligne proposant l'achat de substances, la prolongation de la garde à vue pour les "mules" ayant ingéré des stupéfiants, l'autorisation d'activer à distance les appareils électroniques pour lutter contre cette délinquance, et enfin la création d'un régime de détention dérogatoire pour les grands délinquants du narcotrafic. 

Tout cela n'est pas rien, mais d'autres dispositions également très importantes ont, quant à elles, été censurées. Cette censure était, dans la plupart des cas, parfaitement prévisible, car conforme à une jurisprudence constante.

 

L'accès des services de renseignement aux bases de données fiscales

 

Il s'agissait en l'espèce de déroger au principe du secret fiscal, en faveur des services de renseignement, qui était donc autorisés à accéder à ces fichier sans avoir à formuler une demande auprès des services fiscaux. Le Conseil reconnaît que la mission des services de renseignement relève de la police administrative, et qu'aucune autorisation judiciaire n'est exigée. En revanche, il rappelle que la collecte, l'enregistrement et la conservation de données personnelles doivent être fondées sur un motif d'intérêt général, et mis en oeuvre de manière proportionnée à cet objectif. Ces conditions figurent déjà dans la décision du 22 mars 2012 portant sur la loi relative à la protection de l'identité.

En l'espèce, le Conseil ne conteste pas le but d'intérêt général, qui est d'améliorer l'information de services spécialisés dans la lutte contre le narcotrafic. En revanche, le droit d'accès qui leur est accordé est d'une ampleur immense puisqu'il concerne toutes les informations conservées dans les fichiers fiscaux. Rien n'est prévu sur la traçabilité des accès ou la destruction des données, lorsqu'elles ne sont plus nécessaires à l'accomplissement de la mission de ces agents. C'est donc cette disproportion qui est sanctionnée. La décision était prévisible si l'on considère que, dans la décision de 2012, était déjà sanctionné un fichier de titres d'identité portant sur la totalité de la population, et possiblement consultable à d'autres fins que les seules vérifications d'identité.

 


 Narcos. Série télévisée. Netflix. 2015

 

L'élargissement du recours aux algorithmes

 

La loi sur le narcotrafic prévoyait un élargissement du recours aux algorithmes par les services de renseignement. La loi du 24 juillet 2015, celle qui fait du renseignement une politique publique, prévoit déjà l'utilisation des algorithmes pour lutter contre le terrorisme, en détectant les signaux faibles parmi les données massivement collectées sur l'ensemble de la population, mais il ne s'agissait alors que des données de connexion, c'est-à-dire des données d'identification des personnes. Par la suite, la loi du 30 juillet 2021 avait étendu cette utilisation aux adresses complètes, c'est-à-dire à l'ensemble des données transitant par les réseaux des opérateurs de communications électroniques. Si la loi de 2015 avait été déclarée conforme à la constitution par le Conseil dans sa décision du 23 juillet 2015, celui-ci n'a pas été saisi de l'élargissement réalisé en 2021.

Aujourd'hui, le Conseil, dans sa décision du 12 juin 2025, censure une technique permettant aux services de contrôler l'ensemble des correspondances échangées, en élargissant la finalité non plus seulement au terrorisme et à la grande criminalité, mais encore au narcotrafic qui d'ailleurs doit être considéré comme un élément de la grande criminalité. Il fait observer que le législateur n'a pas cherché à encadrer cette pratique pour assurer un équilibre entre le respect de la vie privée et l'objectif de lutte contre ces atteintes à l'ordre public. Une nouvelle fois, ce n'est pas la finalité de la loi qui est sanctionnée, mais plutôt l'absence de procédures d'encadrement et de contrôle. L'essentiel, dans cette censure, est qu'elle s'étend de facto aux dispositions de la loi de 2021 qui, en matière de terrorisme et de grande criminalité, ne prévoyait pas davantage d'encadrement et de contrôle.


Procédure pénale : garde à vue et visioconférence

 

Le Conseil censure également des dispositions prévoyant des dérogations très importantes au droit commun de la procédure pénale. La première est l'élargissement de la garde à vue à 96 heures pour les infraction de corruption et de trafic d'influence. Cette sanction était parfaitement prévisible. Dans sa décision du 4 décembre 2013 sur la loi relative à la fraude fiscale et à la grande délinquance économique et financière, le Conseil affirmait déjà qu'une garde à vue de 96 h ne pouvait concerner, en matière correctionnelle, que des délits qui ne sont pas susceptibles de porter atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes, qu'ils soient ou non commis en bande organisée. Tel est le cas de la corruption et du trafic d'influence. On peut se demander s'il n'aurait pas été suffisant de mentionner que cette extension de la garde à vue n'était envisagée que si ces délits étaient liés au narcotrafic. En effet, on pouvait alors considérer que l'infraction portait, au moins indirectement, atteinte à la vie des consommateurs de drogue.

De même, l'article 56 § 1 - 10 de la loi déférée importait le recours à la visioconférence pour toutes les comparutions de personnes placées dans les quartiers de lutte contre la criminalité organisée et le narcotrafic. On peut comprendre la volonté de réduire les risques liés aux transfèrements, si souvent exprimée par le personnel pénitentiaire. Il n'en demeure que cette dérogation au droit commun concernait aussi la détention provisoire, durant laquelle, rappelons-le, la personne est présumée innocente. Le Conseil rappelle que la présentation physique de la personne devant le juge d'instruction ou le juge de la liberté et de la détention constitue un élément important des droits de la défense. L'interdire totalement durant toute la détention provisoire leur porterait une atteinte excessive. Là encore, il aurait sans doute été possible d'opérer une distinction entre les personnes en détention provisoire et celles qui purgent leur peine.

 

Le "dossier coffre"

 

La disposition la plus sensible de la loi, et sans doute la plus médiatisée, était celle prévoyant un "dossier coffre".  Inspiré du droit belge, son nom officiel est "procès-verbal distinct", procédure par laquelle il devenait possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête", c'est-à-dire la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisant intervenir des témoins protégés. 

Ce "dossier-coffre" ne peut être utilisé que lorsque la divulgation d'un procès-verbal pourrait conduire à mettre en danger des agents infiltrés, des collaborateurs de justice, des repentis ou de leurs proches, ou encore quand elle porterait une atteinte grave et irrémédiable à la possibilité de réutiliser les mêmes techniques. Il s'agit clairement d'éviter les représailles des trafiquants à l'encontre de ces personnes. Le Conseil constitutionnel ne censure pas ces techniques d'enquête, sans doute indispensables aujourd'hui pour porter des coups à la grande criminalité du narcotrafic. Il ne censure pas davantage le "dossier-coffre" en tant que tel, le déclarant conforme à l'objectif constitutionnel de prévention des atteintes à l'ordre public. Il observe que les données conservées dans le "dossier-coffre" ne sont qu'un élément de nature à orienter l'enquête.

En revanche, et là encore il fallait s'y attendre, le Conseil sanctionne l'atteinte au principe du contradictoire. Il déclare inconstitutionnelle la disposition permettant, à titre exceptionnel, qu'une sanction pénale puisse être prononcée sur la base d'éléments de preuve versés au "dossier-coffre" et que la personne mise en cause n'a pas été en mesure de contester. Nous sommes ici au coeur de la procédure pénale, car admettre une telle pratique reviendrait à admettre la possibilité d'une condamnation prononcée sur la base d'éléments non soumis au contradictoire. En l'état actuel du droit, l'article 114 du code de procédure pénale prévoit qu'après ouverture d'une instruction, le dossier de la procédure est mis à disposition de l'avocat quatre jours ouvrables au plus tard avant chaque interrogatoire de la personne mise en examen ou chaque audition de la partie civile. 

Les condamnations sur pièces secrètes doivent rester un mauvais souvenir de l'histoire pénale française. Dans sa décision du 25 mars 2014 relative à la géolocalisation, le Conseil énonçait déjà "qu'en permettant ainsi qu'une condamnation puisse être prononcée sur le fondement d'éléments de preuve alors que la personne mise en cause n'a pas été mise à même de contester les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis, ces dispositions méconnaissent les exigences constitutionnelles qui résultent de l'article 16 de la Déclaration de 1789". Toute personne mise en cause devant le juge pénal doit donc pouvoir contester les conditions dans lesquelles ont été recueillies les preuves qui fondent cette mise en cause. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclarait, dès son arrêt Foucher c. France du 18 mars 1997 qu'il "est important pour le requérant d'avoir accès à son dossier et d'obtenir la communication des pièces le composant, éléments d'une bonne défense (...)".

Les auteurs de la proposition de loi ont-ils pu imaginer, ne serait-ce qu'un instant, que le Conseil constitutionnel accepterait une disposition admettant une condamnation sur pièce secrète ?  On ignore évidemment la réponse à cette question mais cette décision rappelle un peu celle sur la loi immigration de janvier 2024. A l'époque, le gouvernement avait laissé la majorité sénatoriale déposer tous les amendements qu'elle souhaitait, les avait même fait adopter, en sachant que les dispositions votées seraient ensuite déclarées inconstitutionnelles. Ce jeu de rôles n'est certainement pas satisfaisant, car il conduit à réduire le travail législatif à une sorte de gesticulation, dans laquelle la norme est un texte provisoire destiné à disparaître. Le but n'est plus l'intérêt général, mais la communication politique, la volonté de séduire l'électeur. Dans le cas de la loi narcotrafic, il n'était pourtant pas très difficile de garantir sa constitutionnalité par une attention un peu plus grande portée à sa rédaction. 

 



Le principe du contradictoire et l'accès au dossier  : Chapitre 4, section 1 § B 1  du manuel de libertés publiques sur internet

 

1 commentaire:

  1. Votre commentaire est comme toujours lumineux, permettant de bien comprendre les tenants et aboutissants du raisonnement du Conseil constitutionnel. Ceci étant posé, quelques remarques peuvent être formulées pour apprécier le bienfondé de cette décision.

    - Pour ce qui est des dossiers-coffre", l'on peut ajouter une remarque. Le Conseil d'Etat est peu regardant lorsque l'Administration dissimule volontairement des pièces du dossier d'un fonctionnaire avant qu'il ne le consulte. Ce que l'on appelle pudiquement vérifier la complétude du dossier. Il fait mine d'encadrer cette procédure digne d'une République bananière par le concept de pièces faisant grief. Mais, comment le fonctionnaire concerné peut-il se prévaloir de cette "plaisanterie" alors qu'il ne connait pas l'existence de cette pièce ?. C'est le chien qui se mord la queue.

    - Tous les grands principes mis en avant par le Conseil constitutionnel pour censurer quelques dispositions du texte de loi sur le narcotrafic peuvent être retournés. En dépit des jurisprudences anciennes - sorte de parole d'Evangile -, ils pourraient être interprétés à l'opposé de ce qui a été retenue en vertu de l'adage selon lequel la fin justifie les moyens.

    - Une fois encore est posée la sempiternelle question du délicat équilibre à trouver entre libertés et sécurité. Il est plus facile de juger de la mise en oeuvre d'un principe depuis son fauteuil du Conseil que, souvent dans l'urgence, par les Services. Parfois, une petite entorse à la règle permet de neutraliser un criminel avant qu'il ne commette une action irréversible.

    En plagiant ce que disait un ex-secrétaire général de l'ONU à propos du machin, le droit n'a pas été inventé pour nous mener au paradis mais pour nous éviter l'enfer ... celui qui est pavé de bonnes intentions !

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