« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 4 février 2025

Voir Naples et mourir, empoisonné


Un nouveau pas vers la consécration d'un droit à un environnement sain a été franchi avec la décision Cannavacciulo c. Italie rendue par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 30 janvier 2025. Les juges européens condamnent en effet l'État italien pour son inaction face à la pollution générée dans la Terra dei Fuocchi, région proche de Naples dans laquelle résident presque quatre millions de personnes. Sorte de gigantesque décharge, cette zone de quatre-vingt-dix communes se caractérise par l'enfouissement ou la crémation à ciel ouvert de déchets, souvent dangereux. Ces activités, contrôlées par la mafia, se déroulent sur des terrains privés, et l'État italien s'est gardé de toute intervention, alors même que le taux de cancers est anormalement élevé dans la région, et que la pollution des eaux souterraines à la dioxine s'aggrave rapidement.

Quarante-et-un citoyens italiens invoquent une violation de l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, celui-là même qui garantit le droit à la vie. Ils parviennent devant la Cour à l'issue d'une class action visant à faire condamner les pollueurs. Vainqueurs devant les juges du fond, ils ont vu les peines se réduire en appel, et la Cour de cassation casser et renvoyer l'affaire devant une autre cour d'appel qui a immédiatement déclaré la prescription de la procédure. Devant la CEDH, les requérants ont eu le soutien de plusieurs associations de protection de l'environnement, même si la Cour a estimé que certains d'entre elles n'avaient pas la qualité de victimes, n'étant pas elles-mêmes concernés par la pollution de la Terra dei Fuocchi.

 

Droit à la vie et pollution

 

La CEDH estime que l'affaire relève incontestablement du champ d'application de l'article 2. Celui-ci ne concerne pas uniquement les décès résultant de l'usage de la force par des agents de l'État, mais il impose également une obligation positive aux États de prendre toutes les mesures appropriées pour protéger la vie des personnes relevant de leur juridiction. Ce principe est acquis depuis longtemps, avec notamment les arrêts L.C.B. c. Royaume-Uni du 9 juin 1998 et Budayeva c. Ukraine du 9 mars 2023. La négligence coupable de l'État, lorsqu'elle conduit au décès de l'intéressé ou lui fait courir un risque vital relève ainsi de l'article 2. Dans l'affaire Kolyadenko et a. c. Russie du 28 février 2012 est sanctionnée l'absence totale d'anticipation par les autorités de la crue d'une rivière qui a finalement fait de nombreuses victimes. 

Même si elles n'ont pas d'obligation de résultat, les autorités doivent donc prendre les mesures appropriées pour répondre à un "risque réel et imminent" pesant sur la population. Dans l'affaire Cannavacciulo, il appartient donc à la CEDH de s'assurer que ses mesures ont très concrètement été prises. Dans l'arrêt Kolyadenko, il s'agit du risque d'inondation, et dans la décision de Grande Chambre Öneryildiz c. Turquie de 30 novembre 2004, il s'agissait déjà d'une explosion de méthane survenue dans un dépôt d'ordures municipal. 

Pour que l'Etat se voie ainsi imposer une obligation d'agir pour protéger sa population, il faut que le risque létal soit "réel et imminent". La Cour va donc examiner la situation, et regarder si l'action étatique a eu lieu dans un délai raisonnable compte tenu de l'urgence et de manière appropriée au regard du danger encouru. 

 


O Sole mio. Les 3 Ténors. 1994

Luciano Pavarotti, Jose Carreras, Placido Domingo

 

La défaillance des autorités

 

En l'espèce, l'application à la situation des habitants de la Terra dei Fuocchi est accablante.  Le danger ne vient pas d'une source de pollution clairement identifiée, comme par exemple une usine chimique. Il vient d'une multitude d'activités privées aussi illicites qu'opaques et un grand nombre d'entre elles présentent un danger pour la vie des personnes. Le danger que représentaient ces décharges était parfaitement connu depuis le début des années 1990. Différentes études, pas moins de sept commissions d'enquêtes parlementaires, toute une série de documents ont dénoncé cette situation. Mais il ne s'est rien passé.

Depuis l'arrêt Tatar c. Roumanie du 27 janvier 2009, la CEDH fait pourtant peser sur les États une obligation de mettre en oeuvre le principe de précaution. Il s'agissait d'une contamination des eaux d'une rivière par du cyanure de sodium, pollution causée par une entreprise industrielle. Aucune mesure n'avait été prévue pour protéger la population en limitant les rejets et aucune évaluation scientifique des risques pour la santé n'avait été réalisée. Pour la Cour, et elle l'affirme très clairement, le principe de précaution s'étend à l'obligation d'enquêter pour identifier clairement et évaluer la nature et le niveau du risque.  

Dans le cas napolitain, la CEDH note que des études ont été faites permettant d'évaluer les effets de la pollution. Mais tout se fait avec une extrême lenteur alors que la situation est urgente est que la célérité s'impose. A la date de l'arrêt, janvier 2025, on ne dispose toujours pas d'une vue d'ensemble des sites à dépolluer. Quant à la justice pénale, elle est singulièrement absente même s'il existe en Italie un droit pénal de l'environnement. Depuis les années 1990, seules sept condamnations ont été prononcées à l'encontre des pollueurs de la Terra dei Fuocchi. La CEDH se déclare donc "pas convaincue" que l'État ait mis en oeuvre des mesures de justice pénale de nature à dissuader les responsables de ces pollutions. Enfin, la communication visant à informer les habitants a été singulièrement absente, d'autant que ces informations sont très longtemps demeurées couvertes par le secret d'État.

 

La procédure de l'arrêt pilote

 

La CEDH condamne donc la défaillance des autorités italiennes qui n'ont pas fait preuve de la diligence requise pour protéger la population. Dans le cas présent, elle utilise la procédure de l'arrêt pilote qui lui permet de dénoncer des violations structurelles des droits garantis par la Convention européenne en proposant des mesures d'exécution susceptibles d'être rapidement mises en oeuvre. Bien entendu, l'arrêt pilote vise d'abord à traiter en une seule fois des contentieux impliquant un grand nombre de victimes, et, à ce titre, c'est un instrument de lutte contre l'engorgement de la Cour. En témoigne le premier arrêt pilote Broniowski c. Pologne du 22 juin 2004. Il s'agissait alors de l'indemnisation de 80 000 familles qui avaient dû abandonner leurs maisons, désormais situées en Ukraine après la modification des frontières à la fin de la seconde guerre mondiale. La Cour constate alors une défaillance structurelle du droit polonais qui n'a jamais prévu la moindre indemnisation.

L'arrêt pilote est donc un moyen d'imposer à l'État de prendre des mesures lorsqu'il est confronté à un problème structurel. Dans le cas présent, la Cour donne deux années à l'Italie pour engager la dépollution sérieusement. Si rien n'est fait, la CEDH pourrait indemniser toutes les personnes victimes, dans une zone qui compte presque quatre millions d'habitants.

Mais finalement, quel est ce problème structurel ? D'où vient cette pollution ? Elle provient évidemment des activités de la mafia qui contrôle entièrement le domaine de l'élimination des déchets et qui considère cette région pauvre comme une sorte de grande poubelle. Et les autorités, locales comme nationales, ferment les yeux. Il est même probable que certains élus en tirent quelques avantages. L'Italie est malade de sa pollution, mais aussi de sa mafia.







1 commentaire:

  1. D'une manière générale, qui pourrait ne pas se féliciter de cet arrêt pilote de la CEDH ? De temps à autre, il est bon que les choses soient dites clairement pour mettre les Etats devant leurs responsabilités. Ceci étant dit, cet arrêt appelle deux remarques.

    - La première a trait au tropisme de la Cour sur les questions dites sociétales dans l'air du temps. Ce qui lui permet d'être un peu moins regardante sur d'autres violations des Etats qu'elle n'entend pas condamner, estimant qu'ils doivent disposer d'une certaine marge d'action. Qui plus est, dans une période où les préoccupations environnementales vont être relayées au second plan (surtout après la victoire de Donald Trump dont ce n'est pas la tasse de thé), la décision de la Cour semble, sur le plan des principes, en retard d'une guerre.

    La seconde est relative à la possible extension du champ d'application de cette jurisprudence à d'autres domaines mettant en cause la vie des personnes. Nous pensons à la lutte contre le narcotrafic et à la prégnance de la DZ mafia. Quelques avocats subtils pourraient proposer à des familles ayant subi des éliminations de l'un des leurs d'attaquer l'Etat français pour inertie face à l'action de tous ces gangs organisés portant atteinte au doit à la vie. D'autres questions pourraient être concernées, le cas échéant.

    Croyons à la vertu des crises On peut y voir un appel au doute et à la réflexion !

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