Cette agitation a quelque chose de "déjà vu". Le 24 juillet 2024, l'Arcom avait diffusé une Short List des chaînes présélectionnées, excluant déjà C8 et NRJ 12, avec les mêmes conséquences, et les mêmes éléments de langage.
Et toujours la trilogie de Morange
On ne répétera jamais ainsi la célèbre trilogie de Georges Morange qui distingue trois modes d'aménagement des libertés. On peut ici exclure le régime déclaratoire qui impose de faire une déclaration avant d'exercer sa liberté, parce qu'il s'applique à la liberté de créer un journal sur papier ou à la liberté de manifester, mais pas à la liberté de communication audiovisuelle. En revanche, elle est directement concernée par les deux autres régimes.
Le régime répressif, celui, que revendique très fort les journalistes des médias Bolloré, permet de s'exprimer librement, sauf à rendre compte des infractions commises devant le juge pénal. La chaine C8 ne peut ignorer les règles gouvernant la liberté d'expression, d'autant que ses animateurs ou intervenants connaissent bien la justice correctionnelle. La plus récente condamnation est celle de Cyril Hanouna, le 20 février 2025 pour injure publique envers un membre du parlement. Il a alors été condamné à 4000 € d'amende. On se souvient que durant l'émission Touche pas à mon poste (TPMP), il avait traité Louis Boyard d'"espèce d'abruti", de "tocard", de "bouffon", achevant la tirade par un retentissant "toi, t'es une merde".
Le fantôme de la télévision. Jean Ferrat.
Un régime d'autorisation défini par la loi
L'arrêt du 19 février 2025 ne traite pas du tout de cet aspect de la liberté d'expression. Il traite du mode d'attribution des fréquences de la TNT, qui repose, quant à lui, sur un régime d'autorisation. Personne ne conteste que ce régime est moins libéral, car il suppose que l'on demande une autorisation avant d'exercer sa liberté. L'attribution d'une fréquence relève donc d'un régime d'autorisation.
Lancée en 2005, la TNT s'est substituée à la télévision analogique en 2011. Le problème est que le système comporte un nombre limité de fréquences, 31 pour être précis, soit 26 chaînes gratuites et 5 payantes, auxquelles il faut ajouter des fréquences réservées pour les chaînes locales. De fait, l'accès à la TNT s'analyse comme une sorte de concours, car il n'y a pas de fréquences disponibles pour tous les candidats. A cela s'ajoutent des considérations purement économiques, car la limitation du nombre de chaînes est aussi la condition de leur viabilité.
La décision du Conseil d'État porte donc sur cette procédure d'attribution de fréquence. Elle n'est pas fixée arbitrairement par l'Arcom mais par la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Considérées comme des biens publics, les fréquences sont attribuées à l'issue d'un appel à candidatures. Une fréquence ne peut être reconduite au delà d'une durée de vingt ans sans un nouvel appel, exigence liée aux nécessités d'assurer le respect de la concurrence et du pluralisme, objectifs à valeur constitutionnelle. Sur le fond, l'article 29 de la loi énumère la liste des critères sur lesquels l'Arcom doit s'appuyer pour attribuer ou refuser une autorisation. On y trouve évidemment des éléments reposant sur la viabilité financière de l'entreprise, mais aussi d'autres sur les "dispositions envisagées en vue de garantir le caractère pluraliste des courants de pensée et d'opinion, l'honnêteté de l'information et son indépendance (...)". La compétence de l'Arcom s'exerce ainsi dans un cadre juridique défini par la loi.
Les critères de sélection
S'agissant de la chaine NRJ 12, le Conseil d'État juge que les motifs d'élimination de cette candidature sont fondés. Ils reposent essentiellement sur l'analyse financière, la chaine n'ayant, depuis sa création, réussi à obtenir des résultats positifs que sur un seul exercice, le déclin de ses parts d'audience n'ayant jamais pu être enrayé. De fait, la chaine arrivait devant l'Arcom avec un projet prévoyant de continuer exactement ce qu'elle faisait auparavant, c'est-à-dire diffusion de fictions et de divertissements déjà largement diffusés, ainsi que des émissions de télé-achat. NRJ n'est donc pas considéré comme un projet financièrement viable par l'Arcom.
C8 n'est pas davantage parvenue à l'équilibre financier, au point que l'Arcom s'est étonnée d'un plan de croissance sans rapport avec ses résultats et les perspectives d'évolution du marché publicitaire. Contrairement à NRJ, la chaîne propose des programmes inédits, mais peu diversifiés au regard des ses concurrents.
Mais ce qui est reproché à C8, c'est d'abord de ne pas avoir respecté ses obligations contractuelles. Car il ne faut pas oublier que la procédure d'attribution s'accompagne de la négociation d'une convention que la chaîne doit évidemment respecter. Or précisément, C8 n'a pas beaucoup respecté ses obligations conventionnelles, au point qu'elle a été condamnée à plus de 7 600 000 € d'amendes diverses, en particulier liées aux dérapages de Cyril Hanouna. Le Conseil d'État reconnaît, après l'Arcom, que ces manquements de C8 "sont de nature à jeter un doute sur sa capacité à tenir ses engagements".
Le Conseil d'État laisse tout de même un petit espoir aux chaines exclues. En effet, le groupe Canal + a annoncé, 6 jours avant la décision de l'Arcom, qu'elle se retirait de la compétition pour les quatre chaines payantes présentes sur la TNT. Il était évidemment trop tard pour modifier la procédure en cours, mais le Conseil d'État rappelle qu'un nouvel appel à candidatures devra être effectué pour ces quatre fréquences désormais disponibles. En droit, rien n'interdirait à NRJ 12 et C8 d'être de nouveaux candidates, avec des dossiers plus étayés, tant sur le plan financier que sur celui des engagements à respecter la convention.
Il n'est interdit à personne de souhaiter l'explosion du système et la libre création des chaines de télévision. Il faudrait alors renoncer à la TNT qui repose sur des fréquences de droit public en nombre limité et qui impose donc une procédure de sélection. L'alternative réside dans une privatisation totale reposant sur des chaines payantes diffusées par internet. C'est évidemment ce que souhaite le groupe Bolloré, mais doit-on abroger la loi de 1986 pour lui donner satisfaction ? Voilà une question qui concerne la liberté d'expression...
En dépit de l'objectivité et du sérieux de l'analyse juridique que vous nous présentez, prévaut une impression fugace et subjective de vice caché. Et cela pour plusieurs raisons convergentes.
RépondreSupprimer- L'on ne peut s'empêcher de penser - avec une certaine dose de provocation - que la messe était dite dès le début de cette affaire tant du côté de l'Arcom que du Conseil d'Etat. La conclusion avait été posée ab initio : tout est légal, circulez, il n'y a rien à voir. Manifestement, les deux chaînes concernées - que nous ne regardons jamais en raison de leur médiocrité - étaient dans le collimateur pour des raisons qui semblent largement dépasser un strict cadre juridique.
- Au titre de la disputatio, les comiques du Palais-Royal n'auraient-ils pas pu suivre un autre raisonnement juridique en jouant l'équilibre entre le principe de proportionnalité de la sanction (assez violente) et la liberté d'expression en tant que principe de base d'une démocratie et d'un état de de droit ? Manifestement, cette approche a été écartée dès l'origine.
- Que n'aurait-on dit chez nos bonnes âmes si pareille mesure avait été prise en Russie ou en Hongrie, pour ne s'en tenir qu'à ces deux seuls exemples ? La condamnation aurait été unanime et sans appel. Il est vrai que nous préférons souvent balayer devant la porte des autres avant de le faire chez nous.
- Autre question soulevée par cette décision : la sempiternelle question de l'indépendance et de l'impartialité (objective) du Conseil d'Etat. Rappelons que le président de la section du contentieux a un lourd passé de cabinard - de gauche mais la question aurait été identique s'il s'agissait de droite -, le dernier étant d'avoir été directeur de cabinet d'un Premier ministre ! Qui plus est, ce grand serviteur du système a été nommé, en 2015, ambassadeur de France en Grèce et son compagnon (mari ?) conseiller financier dans cette même structure. Une inspection générale des Finances a porté de lourdes accusations contre ce dernier, accusé d'être rémunéré pour un emploi fictif. La défense de l'Ambassadeur a été légère et n'a pas satisfait les inspecteurs de Bercy. On aurait pu imaginer que l'Ambassadeur soit sanctionné au titre de l'exemplarité de sa fonction, comme le met souvent en avant le Conseil d'Etat lorsqu'il est appelé à se prononcer sur la légalité de sanctions disciplinaires de hauts fonctionnaires. Il n'en a rien été. Qui plus est, il est promu à la tête de la section du contentieux. Comprenne qui pourra !
En raison de ce faisceau d'indices graves et concordants, les décisions de l'Arcom et du Conseil d'Etat laissent un goût amer à celui qui est attaché à la défense des libertés publiques et de la liberté d'expression, largo sensu.