La proposition de loi déposée par le sénateur Stéphane Demailly (Union Centriste, Somme) et visant à interdire le mariage aux étrangers en situation irrégulière a été adoptée par 227 voix contre 110. Elle va maintenant être transmise à l'Assemblée nationale pour y être débattue.
Le texte est à la fois univoque et laconique. Il propose d'ajouter au code civil un nouvel article 143-1 ainsi rédigé : "Le mariage ne peut être contracté par une personne séjournant de manière irrégulière sur le territoire national. » Derrière la simplicité de la rédaction se cachent de lourdes difficultés.
Difficultés politiques d'abord, car ce débat intervient au moment précis où Robert Ménard, le maire de Béziers, va passer devant le tribunal correctionnel pour avoir refusé de marier un Algérien sous obligation de quitter le territoire (OQTF) à une Française. Il risque théoriquement cinq ans de prison, une amende de 75 000 € et une peine complémentaire d'inéligibilité. L'agitation médiatique autour de l'élu contribue évidemment à renforcer le débat politique au détriment du débat juridique.
La proposition de loi se heurte en effet à un lourd obstacle juridique. C'est pour cette raison que la commission des lois du Sénat ne l'avait pas adopté, à la suite du rapport du sénateur Stéphane Le Rudulier (Les Républicains, Bouches du Rhône). Il n'empêche qu'il a été voté en l'état, en séance plénière.
L'obstacle de la jurisprudence constitutionnelle
Cet obstacle se trouve dans une jurisprudence constitutionnelle très clairement opposée au texte. Dès sa décision du 13 août 1993 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration, le Conseil affirme que "la liberté du mariage est une des composantes de la liberté individuelle". Dès lors, la loi doit "respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République", parmi lesquels figure "la liberté du mariage". Encore plus nettement, la décision du 20 novembre 2003, énonce que "le respect de la liberté du mariage s'oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l'intéressé". Aujourd'hui, le Conseil préfère rattacher la liberté matrimoniale à la "liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789". Cette formulation est employée dans la décision du 9 novembre 2006 sur la loi relative au contrôle de la validité des mariages, ou dans la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 22 juin 2012. Mais le principe demeure identique.
Doit-on en déduire que la loi, si elle est votée en ces termes par l'Assemblée nationale, sera annulée par le Conseil ? C'est probable, mais pas tout-à-fait certain. Celui-ci pourrait peut être élargir sa jurisprudence développée en QPC au contrôle a priori des lois. Dans ce cas, il pourrait considérer que l'accroissement considérable du nombre d'OQTF s'analyse comme un "changement de circonstances de fait" justifiant une évolution jurisprudentielle. C'est néanmoins peu probable, car ce serait réellement un revirement important.
Une autre solution, défendue par Guillaume Drago dans Le Figaro, consisterait à réviser la Constitution pour y introduire l'interdiction du mariage aux étrangers en situation irrégulière. On croit déceler dans cette suggestion le secret espoir d'un référendum sur l'immigration réclamé par le Rassemblement National, consultation qui, relevant de l'article 89 de la Constitution, ne serait pas soumise aux conditions de l'article 11. Certes, mais rien ne dit que l'Exécutif ne choisirait pas la voie du Congrès et, en tout état de cause, on imagine mal qu'une procédure de révision aussi clivante soit actuellement engagée. In fine, les chances de voir ce texte entrer dans le droit positif sont donc plutôt faibles.
12 novembre 2023
Collection particulière
Les restrictions au mariage
Il y avait pourtant une autre solution, qui consistait à exploiter les limites actuelles au droit du mariage, et c'est d'ailleurs ce que proposaient les amendements déposés en commission par le rapporteur du texte.
Comme toutes les libertés, celle du mariage s'exerce dans le cadre des lois qui la réglementent. Depuis sa décision du 20 novembre 2003 sur la loi Maîtrise de l'immigration, le Conseil rappelle que les "bornes" à la liberté du mariage "ne peuvent être déterminées que par la loi". Dans la QPC Thierry B. du 22 juin 2012, il rappelle que la liberté du mariage "ne restreint pas la compétence que le législateur tient de l'article 34 de la Constitution pour fixer les conditions du mariage", à la condition toutefois qu'il "ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel". De la même manière, l'article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et l'article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne laissent aux États le soin d'organiser le droit au mariage.
Pour modifier le droit du mariage, la seule solution possible consiste donc à s'appuyer sur les restrictions existantes. Trois d'entre elles ne sont guère utiles en l'espèce. Elles concernent la polygamie, les mineurs, et la consanguinité, les deux derniers obstacles pouvant être levés par une autorisation exceptionnelle du procureur de la République "pour des motifs graves".
La question du consentement
La quatrième restriction intéresse davantage la question du mariage des étrangers en situation irrégulière. Il s'agit de l'absence de consentement, figurant à l'article 146 du code civil, qui peut justifier l'opposition du ministère public au mariage, voire son annulation a posteriori. Cette disposition a été renforcée par une procédure plus rigoureuse, dans le but de lutter contre les mariages forcés et les mariages blancs. Une procédure spécifique est organisée par l'article 175-2 du code civil, relatif aux vices du consentement dans ce domaine.
Cette procédure repose sur l'intervention du procureur. Personne n'ignore en effet, pas même Robert Ménard, que le maire n'est pas une autorité décentralisée en matière d'état civil. Il est une autorité déconcentrée, contrainte d'appliquer la loi, et qui ne dispose pas du pouvoir discrétionnaire de refuser de marier un couple. Cette compétence appartient au procureur de la République, avec un recours possible devant le tribunal judiciaire. Ce point a été rappelé à plusieurs reprises aux élus qui refusaient d'unir les couples homosexuels après la loi de 2013.
Cela ne signifie pas que l'élu n'ait aucune compétence dans ce domaine, car c'est lui qui en a l'initiative. Il saisit le procureur de la République, lorsqu'il a un doute sur la réalité du consentement, lorsqu'il pense que la célébration n'a pas d'autre objet que de permettre à l'un des époux de bénéficier d'un titre de séjour, voire d'acquérir à terme la nationalité française. Dans ce cas, après avoir entendu les deux époux, éventuellement séparément comme l'y autorise la loi séparatisme du 24 août 2021, il transmet le dossier au procureur. Ce dernier peut décider de surseoir au mariage, et sa décision est susceptible de recours devant le tribunal judiciaire. En l'état actuel du droit, le mariage blanc est un délit puni de cinq années d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.
Cette procédure est donc la procédure légale que devait utiliser le maire de Béziers et il est poursuivi pour ne pas avoir suivi la décision du procureur, qui s'était déclaré favorable au mariage.
Bien entendu, il n'est pas interdit au législateur de faire évoluer cette procédure. Les amendements déposés en commission allaient dans ce sens. L'un d'entre eux en particulier consiste à modifier l'article 175-1 du code civil. Il double le délai de sursis à la célébration, le faisant passer de un à deux mois, ce qui laisse au procureur le temps de faire une véritable enquête, notamment sur l'existence d'une communauté de vie entre les époux. Surtout, l'amendement propose d'adopter le principe selon lequel le silence du procureur pendant deux mois vaut désaccord au mariage.
Cet amendement figurait déjà dans la loi immigration, mais il avait été déclaré inconstitutionnel par le Conseil constitutionnel. A l'époque, le Conseil l'avait considéré comme un cavalier législatif, dès lors que la disposition ne pouvait trouver place dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers mais devait figurer dans le code civil. Aujourd'hui, ce cas d'inconstitutionnalité ne peut plus être relevé, et il est probable que la disposition serait déclarée constitutionnelle.
Rien n'interdit donc au législateur de se pencher sur le mariage des étrangers sous OQTF et de définir un cadre plus restrictif, sans pour autant porter une atteinte définitive à la liberté du mariage. Sur ce point, on ne peut que s'interroger sur le choix du Sénat qui consiste à écarter la proposition de la Commission pour adopter le texte initial, que tout le monde sait inconstitutionnel. Supposons un instant que la loi soit votée en l'état et soit déférée ensuite au Conseil. Ce sera une belle occasion d'affirmer à l'électorat favorable à la proposition que l'on a fait ce que l'on a pu, mais hélas les méchants juges ont censuré. Rien n'aura changé, mais on aura eu l'occasion de prendre de belles postures à la télévision.
L' "obstacle se trouve dans une jurisprudence constitutionnelle très clairement opposée au texte. Dès sa décision du 13 août 1993 sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration, le Conseil affirme que "la liberté du mariage est une des composantes de la liberté individuelle".
RépondreSupprimerN'est-ce pas là le fond du problème ? Est-il vraiment inconcevable de considérer que le mariage est un acte juridique qui dépasse la seule volonté des contractants et concerne aussi la puissance publique, considérant les conséquences juridiques qu'il induit et qui dépasse les intéressés, au premier chef desquelles l'octroie de la citoyenneté et de tous les droits (et devoir en principe) qu'elle induit ? Personne n'empêche les gens de s'aimer sans mariage, c'est-à-dire sans impliquer la puissance publique, et cela est la réelle "liberté individuelle".
Nous partageons entièrement les interrogations posées par le commentaire précédent. Une fois de plus, les mêmes questions lancinantes reviennent au fil de vos posts.
RépondreSupprimer- Celle du juste équilibre entre protection des libertés individuelles et protection de la sécurité de tous nos concitoyens. Faire prévaloir uniquement la première au détriment de la seconde interpelle, pour ne pas dire agace les Français. C'est une réalité objective confirmée par toutes les enquêtes d'opinion les plus récentes.
- Celle des limites du pouvoir d'interprétation du juge constitutionnel. Ce pouvoir est-il sans limite surtout lorsqu'il heurte de plus en plus la volonté populaire qui estime, à tort ou à raison, que le droit protège plus les délinquants que les honnêtes gens ? La question mérite à tout le moins d'être soulevée, y compris si la réponse est négative.
- Celle du rôle du pouvoir législatif et des limites juridiques de ses compétences. La réponse selon laquelle le droit ne le permet pas parait de moins en moins pertinente dans le climat délétère actuel qui prévaut dans notre pays. Si le droit n'est plus accepté par le peuple, doit-on changer le droit ou dissoudre le peuple ? La loi sur la peine de mort a bien été abolie comme celle sur l'interdiction de l'avortement. N'est-ce pas la preuve que la règle de droit n'est pas inscrite dans le marbre, pas plus que son interprétation constitutionnelle jurisprudentielle ?
- "Le réel, c'est quand on se cogne" (Jacques Lacan). Ne sommes-nous pas parvenu à ce point lorsque le décalage entre volonté populaire et diktats d'un droit devenu incontrôlable apparait si grand, voire incompréhensible aux yeux de tous ceux qui possèdent un minimum de bon sens ?
En élargissant le débat, les juristes ne devraient-ils pas se poser la question suivante : pourquoi, au fil des scrutins en Europe, "l'internationale réactionnaire" progresse-t-elle de manière incontestable. Les résultats de l'AfD en Allemagne en sont la meilleure preuve.
Le premier commentaire est simplificateur et faux. Voir les conditions pour obtenir la citoyenneté française suite à un mariage ici : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F35500/0?idFicheParent=F2726 . Il n'y a pas d'octroi automatique de la citoyenneté française après un mariage. Pour le reste de votre message, il semble y avoir une confusion entre les principes libéraux fondateurs de la France et le rôle de la puissance publique dans leur organisation, confusion qui n'apporte pas d'eau au moulin faute de matière.
RépondreSupprimerConcernant le second commentaire, la rhétorique populiste employée, l'affirmation fausse selon laquelle "le droit protège plus les délinquants que les honnêtes gens" et l'argument selon lequel le droit ne serait pas issu de la majorité parlementaire illustrent une vision remettant dangereusement en cause les fondements parlementaires et démocratiques de notre République. Et ce n'est pas en semblant répondre à un billet porté sur le droit des libertés fondamentales que le dit commentaire réussira à attirer sur lui une aura de vérité juridique. Vous détournez simplement l'espace commentaires d'un blog juridique pour en faire un plaidoyer politique.
Enfin, vu le peu de participants dans les commentaires de ce blog et le style d'écriture similaire entre ces deux commentaires, il est fort probable qu'ils soient écrits par une seule et même personne (qui semble assez prolifique sur ce blog d'ailleurs). Dans ce cas, cela paraîtrait assez malhonnête de poster deux fois de suite en faisant semblant d'être deux personnes différentes, d'autant plus quand l'auteur unique fait mention des "honnêtes gens".