« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 6 octobre 2011

Système d'alerte et délation

Une décision de la Cour d'appel de Caen rendue le 23 septembre 2011 vient enfin de définir les limites aux "systèmes d'alerte" qui tendant à se développer dans le monde du travail, aussi dans la fonction publique que dans l'entreprise. 

La société B. G., dont le siège est situé à Hérouville Saint Clair est une filiale du groupe américain Stryker. Or le droit américain impose aux société cotées en bourse le respect des règles de transparence comptable et financière fixées par la loi Sarbanes-Oxley de 2002. Parmi celles-ci figurent la création d'un système de contrôle interne destiné à lutter contre la fraude, à assurer la sincérité des comptes, et à developper une organisation plus efficace et plus performante. 

L'entreprise B.G., spécialisée dans la fabrication de matériel médical, a donc mis en place un "dispositif d'alerte professionnelle", formule pudique pour désigner un système de communication  permettant aux salariés de dénoncer les fraudes ou malversations dont ils auraient connaissance. Imposé chez Skyper, dans la pure tradition américaine du "Wistleblower", ce "dispositif d'alerte professionnelle", a donc également été mis en oeuvre dans ses filiales françaises. 

Ce greffon américain pose cependant quelques problèmes au regard du droit français, en raison des très grandes divergences entre les deux systèmes juridiques. Aux Etats-Unis,  le droit de l'informatique et de l'internet est dominé par le principe de libre circulation de l'information. Les contraintes juridiques qui pèsent sur l'entreprise sont donc extrêmement légères dans ce domaine, et rien ne lui interdit de mettre en place un véritable système de délation. En France, les notions de vie privée et de protection des données sont plus exigeantes, ce qui va donc permettre à la CNIL et au juge de poser des limites à ces "systèmes d'alerte"

De l'alerte à la délation

La Cour d'appel de Caen confirme une décision de référé rendue par le TGI le 5 novembre 2009, ordonnant la suspension du "système d'alerte" mis en place dans l'entreprise en juillet 2008, en dépit de trois avis défavorables du comité d'entreprise. En l'espèce, la Cour aurait pu ordonner cette suspension, dès lors que le champ d'application de ce dispositif d'alerte avait été élargi subrepticement, sans que le comité d'entreprise ni le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) aient été consultés. Le juge précise que "cette absence de consultation sur un sujet particulièrement sensible et suscitant l'inquiétude des salariés caractérise le trouble manifestement illicite justifiant, au premier chef, la suspension du dispositif d'alerte". 

Chapiteau dit "de la calomnie". Eglise de Mareuil sur Lay. Vendée
Le juge refuse cependant de se fonder sur ce seul manquement à la procédure. Il fait observer que la délibération de la CNIL du 8 décembre 2005 portant autorisation des traitements automatisés d'alerte professionnelle limite avec précision les domaines dans lesquels ces dénonciations peuvent intervenir : comptabilité, finances, banque, lutte contre la corruption. Or, s'il est vrai que le dispositif prévoyait la destruction de dénonciations portant sur un autre sujet, la page d'accueil du site informait le salarié de la possibilité de "rapporter (...) à la société tout mauvais comportement soupçonné ou d'autres problèmes". En outre, toute dénonciation était nécessairement transmise aux services de l'entreprise américaine Skyper... avant d'être officiellement détruite. En clair, la destruction des données était limitée au territoire français, et les dénonciations étaient finalement conservées aux Etats Unis, pays doté d'un système juridique beaucoup plus compréhensif. Le juge en déduit, à juste titre, que le système "favorise les dénonciations de toutes sortes". 

De la délation à la dénonciation anonyme

La délibération de la CNIL de 2005 n'autorise ces traitements d'alerte professionnelle qu'à la condition, énoncée dans son article 2, que les salariés qui envoient ces courriels d'alerte s'identifient clairement. Certes, il n'est pas interdit à l'entreprise d'assurer ensuite la confidentialité de ces alertes, mais cette confidentialité du texte a posteriori ne saurait emporter l'anonymat de son auteur. 

En l'espèce, la page d'accueil du site précisait pourtant que chaque salarié pouvait rapporter "de manière anonyme" tout "mauvais comportement soupçonné", formulation qui incite au contraire à l'anonymat, mais aussi à la communication de simples soupçons. Il est dès lors impossible les détournements de finalité de ce système d'alerte, qui devient un système de délation, de communication de rumeurs malveillantes, voire de pur et simple règlement de compte. 

Cet anonymat a pour effet de rendre inopérante en pratique la procédure contradictoire. La CNIL prévoit en effet qu'une personne mise en cause par ce type d'"alerte" doit être informée de l'accusation portée contre elle (art. 9 de la délibération). Mais il est bien difficile de se défendre lorsque l'on ignore qui vous accuse. Et il est tout aussi difficile de mettre en oeuvre la procédure contradictoire puisque celle ci ne se déroule qu'entre le salarié "accusé" et l'entreprise. Toute confrontation directe est donc impossible, et l'accusateur demeure dans le confort de l'anonymat. 

En décidant la suspension de ce système d'alerte, la Cour d'appel de Caen a rendu une décision qui rétablit une certaine forme d'état de droit dans l'entreprise. Surtout, elle a mis un frein à ces greffes de plus en plus nombreuses de procédures directement inspirées d'un droit américain bien peu respectueuses des droits individuels des salariés. 

Et les fonctionnaires ?

Cette décision aura-t-elle un impact sur le droit de la fonction publique ? Théoriquement non, puisque les fonctionnaires sont soumis à un statut légal qui n'a rien à voir avec la situation de l'employé d'une entreprise privée. On observe cependant que les administrations tendent à se doter de systèmes d'alerte à peu près identiques, censés améliorer le fonctionnement du service. 

Dès son rapport 2007-2088 sur l'état de la fonction publique, le ministère du Budget se réjouissait du développement de "bonnes pratiques concernant les modalités de gestion de l'encadrement supérieur". Et il citait en exemple l'organisation par le Quai d'Orsay d'entretiens d'évaluation à 360° pour les ambassadeurs. Ces "entretiens d'évaluation" sont précédés d'une enquête qui permet aux employés des ambassades, c'est à dire à leurs subordonnés, de pratiquer la délation en restant assurés d'un anonymat confortable. La personne "évaluée" se voit ainsi confrontée à des rumeurs, à des ragots certainement davantage fondés sur la rancoeur, l'animosité personnelle de tel ou tel employé, voire l'esprit de vengeance, que sur la volonté d'améliorer le service. Le ministère des affaires étrangères refuse systématiquement des communiquer  à l'intéressé les rapports élaborés à la suite de ces entretiens. Des procédures disciplinaires sont donc engagées, des sanctions sont prononcées, à l'issue d'une procédure qui repose parfois sur le témoignage d'une seule personne. 

Mis en oeuvre dans la fonction publique, ces systèmes conduisent à une remise en cause des garanties du statut des fonctionnaires. On peut espérer que le juge administratif, un jour ou l'autre saisi de la régularité de ces procédures, suivra l'exemple de la Cour d'appel de Caen et mettra fin à cette nouvelle forme de management par la délation. 


3 commentaires:

  1. Je partage certains des soucis exprimés ici. L'anonymat entre autres choses, est un mécanisme dangereux. Toutefois, nombre d'affaires récentes montrent l'incapacité de nombre d'entreprises à gérer en interne les dérives de certains : depuis les mensonges entretenus chez Servier jusqu'à l'opacité de la gestion de la crise de Fukushima. Enfin, les difficultés que rencontrent nombre de "lanceurs d'alerte" en matière sanitaire en environnementale m'ont conduite à essayer de trouver les moyens juridiques de les protéger. Pour la Fondation sciences citoyennes, nous avons donc tenté de mettre au point un texte organisant cette protection (cf. http://sciencescitoyennes.org/rubrique/lanceurs-dalerte/). J'aimerais donc que Roseline Letteron indique plus précisément comment elle verrait l'équilibre des droits et protections entre le souci de protéger les alertes utiles et celui d'éviter les délations malveillantes. Car, sans ce souci d'équilibre, je ne vois pas de système satisfaisant

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  2. Merci de m'avoir indiqué cet intéressant "projet de loi pour la déontologie de l'expertise et la protection des lanceurs d'alerte" initié par la Fondation Sciences citoyennes. Je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt, et je me réjouis de voir qu'une réflexion de qualité se développe sur ces sujets.Il est difficile de répondre à votre question en quelques lignes.

    Il faut d'abord savoir ce que l'on dénonce... Manifestement, le "projet de loi" est entièrement tourné vers la dénonciation de comportements attentatoires à la santé ou à l'environnement. Le problème est que les "systèmes d'alerte" mis en place dans les entreprises et les "évaluations à 360°" développées dans la fonction publique incitent plutôt à la dénonciation de comportements personnels, soit dans le but de lutter contre différents types de harcèlement, soit dans celui de régler des comptes personnels... Dans le premier cas, l'intérêt général de la démarche ne fait guère de doute, dès lors qu'il s'agit de lutter contre des activités illégales. Dans le second en revanche, l'animosité personnelle l'emporte bien souvent sur l'altruisme.

    Ceci nous conduit à nous demander comment on dénonce. L'anonymat conduit toujours à la délation et aux règlements de comptes. On sait, par exemple, que beaucoup de dénonciations de maltraitance envers des enfants, qui peuvent être anonymes... sont totalement fausses, bien souvent le fruit de mauvaises relations entre voisins. L'anonymat n'est pas une solution, mais bien davantage l'aveu d'une impuissance. D'autres moyens doivent donc être recherchés pour garantir la protection de celui ou de celle qui va dénoncer des comportements illégaux.

    Le "projet de loi" est très intéressant, car il s'intéresse à une troisième question : A qui dénoncer ? Si on porte plainte, on dénonce à un juge.. Dans l'affaire traitée par la Cour d'appel de Caen, comme dans l'évaluation des fonctionnaires, on dénonce tout simplement à sa hiérarchie. Cette solution est doublement inutile, d'une part parce que cette dernière peut enterrer l'affaire, ou, pire encore, la détourner à son profit, par exemple pour susciter des dénonciations contre un agent qu'elle veut licencier.. L'idée d'une autorité indépendante semble très séduisante, car elle permet d'écarter ces effets pervers. Cette AAi pourrait être chargée d'effectuer les contrôles, avant, le cas échéant, de saisir un juge.

    En tout état de cause, il me semble que ces systèmes d'alerte ne peuvent être utilisés que pour dénoncer des comportements nuisibles à l'intérêt général, à la santé ou à l'environnement. Ils ne peuvent être utilisés pour dénoncer un individu.. Dans ce cas, des procédures existent déjà, qui ont le mérité d'assurer les droits de la défense.. Et on ne peut pas sa défendre sérieusement contre une lettre anonyme...

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  3. philippe le pandore19 octobre 2011 à 18:12

    Durant l'occupation de notre pays, nos désormais amis allemands ont dû faire face à un nombre imposant de dénonciations anonymes qu'ils ont été incapables de traiter. Connaissant leur pragmatisme presque mécanique, personne ne sait s'ils n'ont pas légiférer ou mis en place des mécanismes pour limiter les effets de ce type de procédé? La référence peut paraître glauque, mais un historien pourrait peut-être nous donner un éclairage intéressant sur la gestion de ce type de procédés.

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