« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 13 octobre 2011

Evaluation et décèlement précoce des enfants de 5 ans

Le ministre de l'Education annonce pour le mois de novembre la mise en place d'une évaluation des enfants dès l'école maternelle, en fonction de leurs capacités d'apprentissage et de leurs comportements. Ils seront ensuite classés en 3 catagories : "RAS" pour rien à signaler, "risque" et "haut risque". Un document, qui circule largement dans la presse et sur internet, propose déjà un système d'évaluation très élaboré, a priori applicable immédiatement. 

Le "décèlement précoce"

Cette initiative a un air de "déjà vu". Elle repose sur le "décèlement précoce", concept essentiel de l'approche sécuritaire de la société. En réalité, la notion vient directement des Etats Unis, par l'intermédiaire d'Alain Bauer, conseiller du Président de la République en matière de sécurité, et de son ami Xavier Raufer qui revendique le titre de "Directeur des études du département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines". 

Pour Alain Bauer, dans son rapport le décèlement précoce est un "concept intégrateur qui permet"
-"d'abord, de repérer, puis d'écarter les apparences, donc d'accéder au réel ; 
- ensuite, de poser rapidement et efficacement des diagnostics ; 
- enfin, d'agir tôt, de prévenir, avec précision et autorité". 

L'idée est "d'intervenir avant de graves ruptures, sur les premiers symptômes d'un désordre à venir (...)". Au-delà de l'imprécision du discours, il s'agissait surtout de mettre en place des systèmes d'alerte destinés à prévenir les crises internationales.. Mais pourquoi pas l'utiliser au plan interne, pour lutter contre la criminalité, voire contre les "comportements déviants" ?  

Le pas avait été franchi, dès 2004, par le rapport le rapport Bénisti rédigé par la Commission "Prévention" du groupe d'études parlementaires sur la sécurité intérieur présidé par ce député du Val de Marne. Il publie une courbe tout à fait révélatrice de sa démarche : 

Source : rapport Bénisti sur la prévention de la délinquance. 2004


De la lecture de ce graphique, on peut déduire que le comportement déviant commence vers 3 ans. L'enfant de cet âge qui a des difficultés dans le maniement de la langue et adopte de surcroît un comportement indiscipliné... doit tout de suite être perçu comme ayant de solides chances de terminer dans la vol à main armée. Bien entendu, ce graphique ne repose sur aucune analyse scientifique, et on observe que le "parcours déviant" n'est défini que par une abscisse mentionnant l'âge de l'enfant... mais on ignore l'unité permettant de lire l'ordonnée, censée montrer l'accroissement de cette délinquance enfantine. En 2004 ce rapport avait donc été heureusement oublié par les dirigeants de l'époque, mais on observe que dans un nouveau rapport, beaucoup plus récent puisqu'il date de décembre 2010, M. Bénisti revient sur cette idée, en précisant qu'il "faut repérer et agir dès les premiers troubles comportementaux de l'enfant". 


Bill Watterson. Calvin & Hobbes


Evaluer quoi ? 

Le projet actuel prend garde de ne pas apparaître comme uniquement destiné à prévenir la délinquance. Une partie non négligeable du document diffusé montre un projet destiné à mesurer la maîtrise des apprentissages fondamentaux, comme la reconnaissance des lettres, la capacité d'écrire son nom, la maîtrise du vocabulaire ou la résolution de problèmes numériques. Rien ne s'oppose à une évaluation dans ces domaines, dès lors qu'il s'agit seulement d'apprécier le niveau scolaire,  dans le but sans doute d'accroître l'efficacité des méthodes d'enseignement qui seront appliquées l'année suivante, lorsque l'enfant commencera effectivement l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. 

En revanche, d'autres évaluations sont plus inquiétantes. On va ainsi apprécier l'aptitude de l'enfant à fixer son attention, son aptitude à respecter les usages (courtoisie, respect de la parole des autres...) mais aussi "la compréhension de consignes"... autrement dit l'obéissance. En clair, l'enfant qui rêve dans un coin de la cour sera considéré comme asocial, tout comme celui qui tire les cheveux de sa petite camarade.. ou qui veut faire de la peinture quand la maîtresse propose la pâte à modeler...

Ce n'est donc pas seulement le niveau d'acquisition des apprentissages qui est apprécié, mais aussi l'aptitude de l'enfant à un certain conformisme social, voire à la docilité. L'enfant de cinq ans qui n'entre pas dans ce moule sera ainsi qualifié d'enfant "à risque", voire "à haut risque". 

Evaluer pourquoi ? 

L'annonce du ministre ne peut manquer de surprendre dans la mesure où elle ne dit rien des finalités de cette évalution. 

- S'il s'agit seulement d'évaluer le niveau d'apprentissage des enfants pour améliorer l'enseignement dispensé au CP... pourquoi envisager le comportement social de l'enfant ? Pourquoi surtout choisir de soumettre tous les enfants de 5 ans à cette évaluation ? Un test portant sur un échantillon représentatif de cette classe d'âge serait largement suffisant. 

- S'il s'agit de mettre en place le "décèlement précoce" que certains adeptes du discours sécuritaire appellent de leurs voeux, chaque enfant doit alors faire l'objet d'un suivi personnel... Dans ce cas, il est nécessaire de ficher les enfants, de créer des outils informatiques de modélisation, et la CNIL doit alors être saisie. 

Or, à ce jour, il ne semble pas que ce projet ait été soumis à la CNIL.. Et s'il l'était, rien ne dit qu'elle l'accepterait en l'état. Dans une autorisation du 17 mars 2011,  elle a en effet posé des conditions rigoureuses à la création d'un fichier des "informations préoccupantes" transmises aux services chargés de la protection de l'enfance. Elle a interdit à la fois toute interconnexion avec d'autres fichiers, ainsi que la création de traitements opérant des "présélections de catégories d'enfants".  Or distinguer des enfants "à risque" ou "à haut risque" relève manifestement de la catégorisations justement prohibée par la CNIL.

On entre alors dans un schéma orwellien visant à produire des gamins parfaitement conformistes, identiques et normalisés par un quelconque standard ISO, des enfants dociles qui deviendront des électeurs dociles... le genre de ceux qui ne votent pas aux primaires...


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