L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 septembre 2023 a surtout attiré l'attention des médias parce qu'il concernait Éric Zemmour. Il casse en effet une décision de la Cour d'appel de Paris qui, suivant en cela le jugement du tribunal correctionnel, le relaxait du chef de contestation de crime contre l'humanité. La Cour d'appel, autrement composée, devra donc statuer de nouveau sur le cas d'Éric Zemmour, et c'est évidemment ce qu'ont retenu les premiers commentateurs.
Si l'on oublie un peu la personnalité d'Éric Zemmour, la décision de la Cour de cassation devient plus intéressante sur un strict plan juridique. Elle porte sur l'application de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881. Il punit d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende "ceux qui auront contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par l'article 6 des Accords de Londres", convention qui a créé le Tribunal de Nuremberg. Il punit aussi d'une peine identique "ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière, (...) l'existence d'un crime de génocide, d'un autre crime contre l'humanité (...)".
Les propos reprochés à Éric Zemmour ne peuvent être compris que si l'on tient compte du fait qu'ils s'inscrivent dans un discours tenu depuis plusieurs années. En 2014, dans son livre "Le suicide français" et dans une émission de télévision, il avait affirmé : "Pétain a sauvé des juifs". Interviewé sur CNews le 21 octobre 2019, l'intéressé persiste et signe, mais en énonçant cette fois que "Pétain avait sauvé les juifs français". Interrompu par son interlocutrice, il confirme et ajoute : "C'est encore une fois le réel". On comprend évidemment que l'évolution consistant à dire d'abord que "Pétain a sauvé des juifs" pour ensuite dire qu'il a sauvé "les juifs français" est loin d'être neutre.
Zemmour est poursuivi sur le fondement du second alinéa de l'article 24 bis de la loi de 1881, celui qui sanctionne le fait de "nier, minorer ou banaliser de façon outrancière" l'existence d'un crime contre l'humanité. La Cour de cassation, en sanctionnant l'arrêt de relaxe de la Cour d'appel, précise les contours de cette infraction.
Une "falsification de l'histoire"
Le pourvoi a un caractère largement inédit. En matière de crime contre l'humanité, l'essentiel de la jurisprudence porte sur des contestations de la réalité des faits commis par l'Allemagne nazie, notamment la minoration du nombre des victimes ou l'existence même des chambres à gaz. Dans le cas présent, Zemmour ne conteste pas l'existence même de l'Holocauste. Il utilise, selon les termes de l'avocat général, "une argumentation procédant d'une falsification de l'histoire", cherchant à exonérer la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des juifs français.
L'avocat général rappelle que, dès septembre 1940, de nombreux juifs français ont été privés de leur nationalité. Le maréchal Pétain a même rayé de sa main l'article, figurant dans le statut d'octobre 1940, permettant d'épargner "les descendants de juifs français nés ou naturalisés avant 1860". Le réquisitoire de l'avocat général reprend ainsi les travaux les plus récents des historiens, pour mettre en lumière cette "falsification de l'histoire". Celle-ci est aggravée par deux facteurs. D'une part, l'évolution sémantique visant "les juifs français", ce qui laisse entendre que l'ensemble de la population juive française aurait bénéficié des bonnes actions du Maréchal. D'autre part, les inexactitudes historiques de l'analyse d'Éric Zemmour qui, par exemple, ne distingue pas entre la zone occupée et la zone non-occupée, témoignant d'une volonté de masquer la responsabilité de Vichy dans la politique antisémite de l'époque.
Une personne qui n'a pas été condamnée pour crime contre l'humanité
Pour confirmer la relaxe d'Éric Zemmour, la Cour d'appel de Paris s'est fondée sur le fait que ses propos portaient sur une personnalité qui n'avait pas été condamnée pour crime contre l'humanité, en l'espèce Philippe Pétain. Il est exact que le maréchal n'a pas été condamné sur ce fondement, mais pour attentat contre la sûreté intérieure de l'État et intelligence avec l'ennemi. A l'époque, le crime contre l'humanité ne figurait que dans les Accords de Londres. Il a donc été utilisé lors des poursuites engagées par le Tribunal de Nuremberg contre les hauts responsables du régime nazi, mais ne pouvait l'être dans un procès relevant du droit interne français.
Le raisonnement de la Cour d'appel est tout de même très surprenant : parce que Pétain n'a pas été condamné pour crime contre l'humanité, celui qui cherche à exonérer Pétain ne pourrait être poursuivi pour négation de crime contre l'humanité.
La cassation est prononcée sur ce fondement, et l'analyse juridique le laissait prévoir. On observe d'abord que, désormais, le crime contre l'humanité est une infraction figurant dans le code pénal, dans les articles 211-1 et suivants. Dans l'arrêt Barbie du 20 décembre 1985, la Cour de cassation définissait déjà le crime contre l'humanité comme "les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique (..) contre le personnes en raison de leur appartenant à une collectivité raciale ou religieuse (...)". L'arrêt Papon du 23 janvier 1997 précise ensuite que le droit n'exige pas que le complice de crime contre l'humanité ait adhéré à la politique d'hégémonie des auteurs principaux, ni qu'il ait appartenu à une organisation déclarée criminelle par le tribunal de Nuremberg. Enfin, dans un arrêt du 24 mars 2020 rendu à propos de la Rafle du Vél d'Hiv., la Cour admet des poursuites pour des propos tenus à l'égard de personnes ayant participé à la mise en oeuvre d'un crime contre l'humanité, sans en être les organisateurs ou les instigateurs. Cette dernière décision s'inscrit dans une jurisprudence sanctionnant la "minoration outrancière" des exactions commises, et c'est exactement l'action à laquelle se livre Éric Zemmour.
De l'état du droit, la Cour de cassation déduit qu'il importe peu que le maréchal Pétain n'ait pas été condamné pour crime contre l'humanité, dès lors, qu'au regard du droit aujourd'hui applicable, il s'est rendu coupable de complicité d'un tel crime. Prononcer une relaxe sur ce fondement reviendrait en effet à exonérer les auteurs de contestation de crime contre l'humanité. Il suffirait de se référer à Pétain et non pas aux condamnés de Nuremberg pour développer un discours négationniste, et l'infraction serait vidée de sa substance.