« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 2 novembre 2022

Miracle chez les motards : Le Conseil d'État ressuscite un décret


Les promesses électorales n'engagent que ceux qui les croient. Cette maxime bien connue trouve une nouvelle application dans la décision rendue par le Conseil d'État le 31 octobre 2022. De manière très prévisible, le juge déclare illégal le décret du 25 juillet 2022 qui lui-même abrogeait un décret précédent du 9 août 2021


Le contrôle technique, sujet sensible


Pour comprendre le problème, il faut savoir que le décret d'août 2021 instaurait le contrôle technique obligatoire des deux-roues d'une cylindrée égale ou supérieure à 125 cm3, répondant ainsi aux exigences de la directive européenne du 3 avril 2014. Rien de surprenant, si ce n'est que les motards constituent un lobby efficace, et un nombre d'électeurs considérable, surtout si l'on considère que l'élection présidentielle se rapprochait. Ils ont donc protesté bruyamment, et même très bruyamment. 

Le résultat ne s'est pas fait attendre et, dès le 12 août, le ministère des transports annonçait officiellement que "le contrôle technique des deux-roues est suspendu sur demande d'Emmanuel Macron". Suspendu dans son application, mais le décret demeure dans l'ordre juridique. Peut-être convient-il de faire observer que le Président de République n'est pas compétent pour se livrer à de telles ingérences dans le pouvoir réglementaire ? Peu importe, à l'époque, la mise en oeuvre du contrôle technique est repoussée aux calendes, le ministre étant invité à rencontrer les fédérations de motards « à la rentrée pour échanger largement sur les différents sujets les concernant". On a compris que l'idée était de faire durer ces échanges jusqu'aux élections présidentielles.

 

Les malheurs du décret du 9 août 2021 devant les juges

 

Quoi qu'il en soit, par une ordonnance du 17 mai 2022, le juge des référés du Conseil d'État, saisi par différentes association écologistes qui contestaient le calendrier prévu, suspend ce décret, au motif qu'il n'est pas conforme à la directive européenne. Celle-ci prévoyait en effet une entrée en vigueur généralisée au 1er janvier 2022. Mais c'était un peu fâcheux, à quelques mois avant les présidentielles. Le gouvernement avait donc décidé d'échelonner son entrée en vigueur du 1er janvier 2023 au 1er janvier 2026, selon l'ancienneté des véhicules. Par la suite, dans un arrêt du 27 juillet 2022, le Conseil d'État annule finalement ce décret d'août 2021, pour non-conformité à la directive.

Que faire ? Il est bien clair que les motards demeurent un lobby structuré et le gouvernement entend ne pas le contrarier. Sans attendre la trop prévisible annulation par le Conseil d'État, un nouveau décret du 25 juillet 2022 est intervenu, dont l'unique article consiste en l'abrogation du texte du 9 août 2021. 

Pour justifier une mesure aussi radicale, le gouvernement s'engouffrait dans une brèche ouverte dans la directive. Elle autorise en effet les États membres à ne pas mettre en place le contrôle technique des deux-roues si, et seulement si, ils ont mis en place "des mesures alternatives de sécurité routière efficaces, en tenant compte des statistiques pertinentes sur la sécurité routière". L'idée était donc de rédiger un autre texte montrant l'existence de ces mesures.

 


 Le Conseil d'État ressuscite un décret

Résurrection de Lazare. Maître de Coëtivy, circa 1450

 

Le décret est ressuscité

 

Les associations, décidément persévérantes, ont également contesté la légalité de ce nouveau décret d'abrogation. Et précisément la décision du 31 octobre 2022 annule le décret d'abrogation, une nouvelle fois pour non-conformité à la directive de 2014. La rédaction de l'arrêt montre que le dossier transmis par le gouvernement au juge est d'un vide abyssal et que l'éventuelle dérogation au contrôle technique est traitée avec une grande légèreté.

D'une part, les "statistiques pertinentes sur la sécurité routière" sont franchement mauvaises en France. La mortalité des conducteurs de deux-roues y est même particulièrement élevée, si on la compare avec les autres pays de l'UE. Quant aux mesures notifiées à la Commission européenne et transmises au Conseil d'État, elles se bornent à prévoir une réduction des nuisances sonores ou des émissions de polluants, voire à transposer, tardivement, des mesures constituant déjà des obligations imposées par l'Union, comme l'obligation de prévoir un système antiblocage des roues. En tout état de cause, ces mesures ne sauraient être regardées comme des "mesures alternatives de sécurité routière", la plupart n'ayant d'ailleurs aucun impact sur la sécurité.

Si on a bien suivi, on s'aperçoit que l'annulation du décret d'abrogation du 25 juillet 2002 a pour effet immédiat de ressusciter le décret du 9 août 2021 qui est donc censé n'avoir jamais été annulé. A dire vrai, la situation est plutôt comique. Pour avoir voulu donner satisfaction au lobby des conducteurs de deux-roues, le gouvernement parvient à réintégrer dans l'ordre juridique une disposition qui avait suscité l'ire de ce même lobby. Heureusement, la période électorale est passée, et les conducteurs de deux-roues ne constituent plus un électorat qui doit être ménagé. On va peut-être enfin pouvoir se préoccuper de la sécurité routière.



dimanche 30 octobre 2022

Secret des sources : le journaliste, tiers à la procédure


La décision rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 28 octobre 2022 énonce qu'un journaliste, tiers à une procédure pénale, ne peut demander l'annulation d'un acte de procédure emportant une ingérence dans le secret des sources. 

 

L'affaire Rédoine Faïd

 

Nul n'a oublié les faits qui sont à l'origine de cette QPC. Le 1er juillet 2018, Rédoine Faïd, reconnu coupable de multiples braquages de véhicules de transport de fonds, s'évade par hélicoptère de la prison de Réau, en Seine-et-Marne, où il purge une peine de dix-huit années d'emprisonnement. Marie P., journaliste travaillant à l'époque pour BFM, se lancer alors dans une entreprise très particulière, puisqu'il s'agit de réaliser un documentaire sur ce criminel en cavale. Mais, lorsqu'il est finalement repris, en octobre, c'est-à-dire trois mois après son évasion, la journaliste apprend, dans un article du Parisien, qu'elle a fait l'objet d'une surveillance électronique, réalisée avec l'accord du juge en charge de l'information judiciaire. Les enquêteurs espèrent en effet qu'elle obtiendra une interview de Faïd, ce qui permettrait son arrestation. 

Ces espoirs sont demeurés vains, et Faïd a finalement été arrêté à Creil, sa ville natale où il bénéficiait de complicités. Mais Marie P. n'entend pas laisser les choses en l'état. Elle estime que la surveillance dont elle a fait l'objet violait son droit à vie privée et surtout le secret des sources dont elle bénéficie en tant que journaliste. Elle présente donc au juge pénal chargé de l'affaire Faïd, une requête en nullité des actes d'investigation dont elle a fait l'objet. 

 

La décision de renvoi

 

Elle n'obtient pas satisfaction, mais la Cour de cassation accepte néanmoins, dans une décision du 27 juillet 2022, de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC portant sur les dispositions du code de procédure pénale qui interdisent à un journaliste, qui n'est ni partie à la procédure ni témoin assisté, de saisir la chambre de l'instruction d'une requête en nullité des actes d'instruction portant atteinte au secret des sources. La question du droit au recours est en effet posée, puisqu'un journaliste ne dispose d'aucun moyen juridique pour faire constater par un juge l'illégalité éventuelle des actes d'investigation réalisés en violation du secret des sources, et encore moins pour en ordonner la suppression.

 


 Le journal. Juan Gris. 1916

 

La recherche d'un équilibre

 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision d'octobre 2022, rappelle les articles 170 et 173 du code de procédure pénale qui réservent au juge d'instruction, au procureur de la République, aux parties ou au témoin assisté la possibilité de saisir la chambre de l'instruction aux fins d'annulation d'un acte de procédure. Cette limitation du nombre des personnes habilitées à agir a pour objet de préserver le secret de l'enquête et de l'instruction et de protéger les intérêts des personnes directement concernées.

Aux yeux du Conseil, les journalistes ainsi exclus de la procédure pénale ne sont pourtant pas sans moyens pour faire sanctionner une ingérence injustifiée dans le secret des sources. Ils peuvent porter plainte pour atteinte à ce secret et se constituer partie civile. Cette analyse est exactement celle qu'utilise la Cour de cassation lorqu'elle affirme, dans une jurisprudence jamais remise en cause, qu'un tiers à une procédure pénale n'est pas recevable à demander la nullité d'un acte d'enquête ou d'instruction accompli dans son cadre. L'analyse semble parfaitement logique, et l'on peut comprendre cette volonté de considérer les journalistes comme des tiers à une procédure pénale, au même titre que n'importe quel citoyen, surtout lorsqu'ils ne sont en aucun cas poursuivis. A cela s'ajoute qu'en l'espèce, les sources de la journaliste requérante ne sont pas davantage poursuivies, l'enquête portant exclusivement sur l'évadé de la prison de Réau, avec lequel elle n'a finalement pas eu de contact.


La question du droit au recours


Certes, mais il n'empêche qu'un journaliste ne dispose pas de droit au recours, lui permettant de faire annuler une pièce. Quoi qu'il en advienne, la mesure de surveillance dont il a fait l'objet demeurera dans le dossier, les recours dont il dispose ne pouvant être exercés qu'a posteriori. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), rappelons-le, se montre particulièrement exigeante sur le respect du secret des sources. Elle énonce ainsi, dans l'arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, que « une ingérence dans l'exercice de la liberté de la presse ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public ». Et un arrêt Sanoma Uitgevers B. V. c. Pays-Bas du 14 septembre 2010 affirme que l'éventuelle atteinte au secret des sources des journalistes « doit être entourée de garanties procédurales, définies par la loi, en rapport avec l'importance du principe en jeu ». Or, en l'état actuel du droit, il n'existe aucune procédure permettant de demander la nullité d'un acte d'instruction consistant en l'écoute d'un journaliste. On peut se demander si la CEDH considérerait comme suffisantes les garanties ainsi offertes en droit français.

On peut évidemment se demander ce qui se serait passé si l'affaire avait été jugée au fond. Rien ne permet de penser que les juges auraient, en l'espèce, considéré que l'ingérence dans le secret des sources était excessive au regard de l'objectif d'arrestation des délinquants. Il convient de rappeler, en effet, que le secret des sources n'a rien d'absolu.

La loi du 4 janvier 2010 précise en effet que les autorités peuvent déroger au secret des sources, et donc faire porter leurs investigations sur les communications des journalistes, lors cette dérogation est justifiée par un "impératif prépondérant d'intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi". Les juges exercent un contrôle sur cette proportionnalité. Dans un arrêt du 6 décembre 2011, la Cour de cassation a ainsi estimé excessive la communication au procureur de la République des fadettes d'un journaliste du Monde dans le but d'identifier la source qui lui avait communiqué des transcriptions d'enregistrements des conversations téléphonique de Mme Bettencourt. Dans le cas de l'affaire Rédoine Faïd, la situation est bien différente, et on peut penser que la recherche d'un auteur de crimes graves en cavale pourrait aisément s'analyser comme un "impératif prépondérant d'intérêt public".

D'une certaine manière, Marie P. est une victime tardive du lobbying réalisé par la presse en 2016. On se souvient qu'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016, amendement auquel la presse n'était sans doute pas étrangère, avait supprimé la référence à cet '"impératif prépondérant d'intérêt public". La rédaction proposée se bornait à énumérer les infractions au nom duquel il était possible de porter atteinte au secret des sources. En matière criminelle, l'atteinte pouvait être justifiée par le double intérêt de la prévention et de la répression d'une infraction. En matière délictuelle, en revanche, seule la nécessité de prévenir l'infraction pouvait fonder l'ingérence. Surtout, la presse avait alors obtenu un élargissement considérable du nombre des personnes susceptibles d'invoquer le secret des sources, qui n'était plus limité aux journalistes titulaires d'une carte de presse mais pouvait s'étendre aux "collaborateurs de la rédaction", formulation qui permettait à un pigiste ou un stagiaire d'en bénéficier.

Cette conception absolutiste du secret a provoqué la censure du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 10 novembre 2016, il déclare que le législateur n'a pas opéré "une conciliation équilibrée entre la liberté d'expression et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la recherche des auteurs d'infraction et la prévention des atteintes à l'ordre public". Sans doute une manière élégante d'écarter les effets d'un lobbying si efficace qu'il en était devenu un peu trop visible. En l'état actuel des choses, le secret des sources demeure donc régi par la loi de 2010, texte qui est certainement loin d'être parfait, comme en témoigne la décision du 22 octobre 2022. Il serait peut-être temps de réfléchir à l'évolution des garanties liées au secret des sources en recherchant un équilibre entre les revendications des journalistes et les besoins des juges.


La liberté de presse : Chapitre 9 Section 2 du manuel sur internet

jeudi 27 octobre 2022

Rappel : le français est la langue de la République


Le tribunal administratif de Paris (TA Paris) vient d'enjoindre, dans un jugement du 20 octobre 2022, au ministre de la Santé de ne plus utiliser l'expression "Health Data Hub". Cette formule désigne un projet mis en oeuvre en 2018 par le Président de la République à la suite du rapport Villani sur l'intelligence artificielle. Concrètement, il s'agit de créer un système national centralisé regroupant l'ensemble des données de santé publique, l'intelligence artificielle permettant ensuite d'offrir aux patients des services plus individualisés. 

Le TA Paris n'est pas saisi à propos de la protection des données de santé ou de la détermination de profils de patients. Le requérant est une association Francophonie et Avenir qui se donne pour mission de contribuer à protéger la langue française. Il conteste donc l'emploi de "Health Data Hub", expression qui désigne à la fois une mission de préfiguration d'une plateforme des données de santé et une marque, déposée par le ministre de la Santé. Au plan de la procédure, l'association a demandé au ministre de la Santé de ne plus utiliser cette marque dans l'espace public. En l'absence de réponse, une décision implicite de rejet est née, dont l'association demande l'annulation au tribunal. Elle obtient satisfaction, le tribunal ajoutant à l'annulation une injonction exigeant que cette formulation ne soit plus utilisée.

 

La protection juridique de la langue française


Depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts du 25 août 1539, l'État impose l'usage de la langue française dans les documents officiels :  " Nous voulons d'oresnavant que tous, arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soient de registres, enquestes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploicts de justice (...) soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement".  Ce texte fondateur, rédigé dans une belle langue française, a toujours valeur juridique. 

Elle ne pouvait toutefois être invoquée par l'association requérante, car l'ordonnance de Villers-Cotterêts ne concerne que les procédures et, d'une manière générale, les décisions de justice. La première chambre civile de la Cour de cassation l'a rappelé dans un arrêt du 22 septembre 2016, refusant de s'appuyer sur l'ordonnance de 1539 pour apprécier la régularité du contrat de location d'un dispositif médical accompagné d'une certification rédigée en langue anglaise.

Heureusement, l'association Francophonie et Avenir pouvait utiliser un autre fondement juridique à l'appui de son recours. La loi Toubon du 4 août 1994 impose en effet un usage général du Français, notamment dans les relations commerciales, les publicités, sans oublier les interventions dans les colloques organisés dans notre pays. D'une manière générale, son article 1er mentionne que le Français est "la langue de l'enseignement, du travail, des échanges et des services publics". La loi Toubon a pour finalité de garantir l'application de la révision constitutionnelle intervenue le 25 juin1992. Cette révision ajoute à l'article 2 de la Constitution un alinéa mentionnant que "la langue de la République est le français". L'usage du français est donc une norme de valeur constitutionnelle.

Il n'est pas contestable que ces dispositions, constitutionnelle et législatives, sont essentiellement défensives. Elles ont pour objet de lutter, plus ou moins efficacement, contre une déferlante de la langue anglaise, ou plutôt d'une sorte de globish, version simplifiée de l'anglais destinée à être comprise partout. Le problème est que cet ensemble normatif est bien peu respecté et le tribunal administratif vient fort opportunément en rappeler l'existence. 

 


 Drop moi un mail. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2020

 

Des termes pas du tout intraduisibles

 

Bien entendu, le ministère de la Santé ne s'était jamais préoccupé de la légalité de cet usage de l'anglais, et il a donc dû chercher dans l'urgence quelques éléments juridiques de nature à justifier le nom de sa plateforme. Il a cru les trouver dans l'article 14 de la loi de 1994 qui prévoit que "l'emploi (...) d'une expression ou d'un terme étrangers est interdit aux personnes morales de droit public dès lors qu'il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l'enrichissement de la langue française". Ils invoquent donc devant le juge administratif le caractère intraduisible en français de l'expression "Health Data Hub".

Hélas, quand cela ne veut pas le faire... Il existe précisément une Commission d'enrichissement de la langue française, placée sous l'autorité du Premier ministre. Créée par un décret de 1996, elle a précisément pour objet d'assurer la mise en oeuvre de la loi Toubon en proposant des traductions françaises des mots anglais les plus fréquemment utilisés. Elle s'appuie sur un réseau de dix-neuf groupes d'experts, dans les domaines essentiellement scientifiques et techniques, qui travaillent avec des partenaires institutionnels comme l'Académie des sciences ou l'AFNOR. Une fois qu'une traduction est définie, elle est ensuite validée par l'Académie française.

Dans le cas du "Health Data Hub", le ministère de la Santé n'a pas de chance, car tous les termes utilisés ont donné lieu à traduction. En consultant le site France Terme géré par le ministère de la Culture, on pouvait trouver ces traductions en quelques minutes, en usant d'un simple moteur de recherche. C'est ainsi que "Health" se traduit par "santé, "Data" par "données", et "Hub" par "concentrateur". Avouons que l'on aurait même pu trouver la traduction avec un niveau assez faible en version anglaise. Quoi qu'il en soit le "Health Data Hub" n'est rien moins qu'un "concentrateur de données de santé" et le tribunal administratif entend faire respecter sa décision. 

Le ministère de la Santé avait demandé que, dans l'hypothèse d'une annulation, le juge accepte de déroger à son caractère rétroactif. Autrement dit, il sollicitait la transformation de l'annulation en abrogation, "Health Data Hub"ne disparaissant qu'en 2022, après avoir existé de 2018 jusqu'au jugement du TA Paris. Cette demande est écartée, car le juge ne voit pas de motif sérieux de déroger à la règle du caractère rétroactif de l'annulation contentieuse. Ce n'est pas la plateforme qui est en cause mais son nom. "Health Data Hub" est donc d'abord un outil de communication publique, dépourvu d'effet juridique. Avec l'annulation contentieuse, cette formulation est tout simplement censée n'avoir jamais existé, ce qui est une bonne nouvelle pour la langue française.

"Concentrateur de données de santé", c'est évidemment une formule moins branchée, moins mode. C'est aussi moins obscur, au point que l'usager pourrait même comprendre de quoi il s'agit et s'interroger sur la manière dont on va utiliser l'intelligence artificielle dans la gestion de ses données de santé. En attendant, les managers du ministère de la Santé vont se réunir dans l'open space, débriefer le jugement, faire un brainstorming, et trouver  nouveau process, asap.


 

dimanche 23 octobre 2022

Le jeu de l'Encrochat et de la souris


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 11 octobre 2022 ne figurera sans doute pas dans les "Grands Arrêts". Il annule une décision de la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Nancy qui, le 1er juillet 2021, avait écarté une demande d'annulation des pièces de la procédure. En l'espèce, le requérant est poursuivi pour association de malfaiteurs et infractions à la législation sur les stupéfiants. Il obtient la cassation sur un motif du pure procédure. Les juges ont omis de répondre au moyen soulevé par le requérant. Ce moyen portait sur l'absence d'un certificat technique attestant la sincérité d'éléments de preuve provenant de captations de données.

 

Le réseau EncroChat

 

L'intérêt de la décision ne réside pas tant dans le moyen de cassation que dans le contexte dans lequel intervient l'arrêt. Le requérant, membre d'un réseau de trafic de stupéfiants, a trop fait confiance à la technologie. Avec ses complices, il a utilisé les téléphones cryptés EncroChat, réputés les plus fiables du monde. Mais ils ignoraient que la Gendarmerie française, en collaboration avec ses homologues néerlandais, était parvenue à pénétrer ce réseau. Plus de cent millions de messages ont été interceptés, l'opération aboutissant finalement à de nombreuses arrestations dans différents pays. Le requérant estime que les preuves ont été obtenues de manière illicite, mais il n'obtient qu'un succès modeste et surtout très provisoire.

En soi, l'interception est parfaitement licite. Elle a été réalisée sur le fondement de l'article 706-102-1 du code de procédure pénale. Pour les nécessités d'enquêtes portant sur des crimes et délits particulièrement graves, notamment ceux concernant le trafic de stupéfiants, ces dispositions précisent qu'il est possible de mettre en place un "dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d'accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, de les conserver et de les transmettre, telles qu'elles sont stockées dans un système informatique, telles qu'elles s'affichent sur un écran pour l'utilisateur d'un système de traitement automatisé de données, telles qu'il les y introduit par saisie de caractères ou telles qu'elles sont reçues et émises par des périphériques". Pour contester cette captation, le requérant se fonde sur un moyen de pure procédure.

 

Le secret défense

 

Cette technique d'enquête implique une pénétration directe dans le système informatique. Elle est couverte par le secret de la défense nationale. Là encore, cela n'a rien de surprenant si l'on considère qu'elle a été mise au point par des militaires et que son efficacité est liée à sa confidentialité. Ce même article 706-102-1 du code de procédure pénale autorise d'ailleurs le procureur ou le juge d'instruction à prescrire, dans ce cas, le recours aux moyens de l'État soumis au secret de la défense nationale. Dans sa décision du 8 avril 2022, M. Saïd Z., le Conseil constitutionnel admet la conformité à la Constitution de ces dispositions, affirmant qu'elles concilient les droits de la défense avec l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infraction et de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation. Le recours à ces techniques est ensuite contrôlé par le juge, dans son étendue et dans sa durée.

Il était donc impossible de plaider l'atteinte à la vie privée ou au secret des correspondance, déjà écartée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 avril 2022. Le requérant se réfère donc à l'article 230-1 du code de procédure pénale qui prévoit que lorsque des données sont cryptées, le procureur ou la juridiction d'instruction, ou même de jugement, "peut désigner toute personne physique ou morale qualifiée, en vue d'effectuer les opérations techniques permettant d'obtenir l'accès à ces informations, leur version en clair ainsi que, dans le cas où un moyen de cryptologie a été utilisé, la convention secrète de déchiffrement, si cela apparaît nécessaire". Cette disposition n'est évidemment pas pertinente en l'espèce, car elle porte sur l'accès de la justice à la convention de déchiffrement, et non pas sur l'accès des délinquants aux techniques de déchiffrement employées par la justice pour parvenir à la manifestation de la vérité.

 


 

 

L'attestation de sincérité

 

En revanche, l'article 230-3 du code de procédure pénale dispose que "sous réserve des obligations découlant du secret de la défense nationale, les résultats sont accompagnés des indications techniques utiles à la compréhension et à leur exploitation ainsi que d'une attestation visée par le responsable de l'organisme technique certifiant la sincérité des résultats transmis". Or, précisément, la Chambre de l'instruction ne s'est pas prononcée sur ce point, se bornant à mentionner que l'attestation n'est imposée que ""sous réserve des obligations découlant du secret de la défense nationale", et que, dans le cas présent, toute communication relative aux techniques employées par les gendarmes aurait conduit à une compromission du secret défense.

C'est vrai, mais cela ne dispense pas de produire l'attestation de sincérité, et c'est précisément ce qui n'a pas été fait. La cassation est donc prononcée et l'affaire est renvoyée devant la chambre de l'instruction de la Cour d'appel de Metz. La chambre criminelle, toujours pédagogue, indique même aux juges qui seront saisis le moyen de réparer cette irrégularité. Elle mentionne en effet l'article 201 du code de procédure pénale qui autorise la chambre de l'instruction, "à ordonner tout acte d'information complémentaire qu'elle juge utile". L'attestation de sincérité, absente à Nancy, va donc reparaître à Metz. 

On ne peut qu'être surpris du grand contraste entre le contenu de la décision du 11 octobre 2022, et l'exploitation qui en a été faite par les avocats du requérant. Il s'agit pour eux d'une "victoire d'étape", ce qui est vrai, puisque, dans quelques mois, la chambre de l'instruction de Metz rétablira la régularité de la procédure. En revanche, peut-on considérer l'opération policière comme un "dispositif d'interception des communications à large échelle, en violation des principes les plus fondamentaux du droit pénal ?".

Peut-être convient-il de préciser que EncroChat, aujourd'hui démantelé grâce à une coopération judiciaire et policière européenne, était un système non déclaré en France, et donc parfaitement illégal. Sans boutique ni publicité, il ne s'adressait qu'à la criminalité organisée, pratiquant des tarifs d'abonnement qui auraient d'ailleurs dissuadé tout utilisateur honnête de messagerie, et même tout trafiquant de drogue qui ne serait pas intégré dans la criminalité organisée. 

Nul ne conteste que les trafiquants trop confiants dans la sécurité d'EncroChat ont droit, comme tout justiciable, à l'exercice des droits de la défense, et tant mieux si leurs avocats trouvent un cas de cassation. Il n'empêche que présenter la décision comme une victoire des droits de l'homme relève d'une opération de communication qui, précisément, n'a rien à voir avec les droits de l'homme. 


Les fichiers de police : Chapitre 8 Section 5 § 3 du manuel sur internet

mercredi 19 octobre 2022

Le Fact Checking de LLC : la réquisition des grévistes


La grève initiée dans les raffineries et les dépôts d'essence des sociétés Total Energies et Esso-Exxon-Mobil a suscité une large désorganisation liée au manque de carburant. Devant cette situation, le gouvernement a décidé de recourir à la procédure de réquisition, initiative qui a évidemment suscité beaucoup de réactions négatives largement relayées dans les médias. Plusieurs articles et tribunes ont été publiés, développant un raisonnement d'une grande simplicité : la réquisition, décidée par le pouvoir réglementaire, porte une atteinte illicite au droit de grève, droit qui a valeur constitutionnelle. L'analyse semble fondée sur la simple application de la hiérarchie des normes, et elle est donc séduisante par sa simplicité même. Mais elle est fausse.

 

Un droit constitutionnel, mais pas absolu


Il est exact que le droit de grève figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, aujourd'hui intégré dans le bloc de constitutionnalité. L'alinéa 7 se montre très clair : "Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 juillet 1979, se fonde directement sur cet alinéa 7 pour annuler une disposition législative qui autorisait les présidents d'entreprises de radio et de télévision à faire assurer un service normal en cas de cessation du travail. Par la suite, dans sa décision des 19 et 20 janvier 1981, le Conseil énonce que les peines prévues en cas d'entrave à la circulation ne sauraient viser les personnes exerçant légalement "le droit de grève reconnu par la Constitution".

Certes, mais un droit à valeur constitutionnelle n'est pas pour autant un droit absolu, et l'exercice du droit de grève, comme d'ailleurs celle des autres droits et libertés, est organisé par la loi. Cela signifie que le législateur est compétent pour lui apporter des limitations, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 mars 2012, celui-ci précise ainsi que le législateur doit "opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte". Il s'agissait alors d'apporter quelques restrictions au droit de grève dans le transport aérien. Le législateur peut donc, comme il l'a fait avec la loi du 21 août 2007 sur le dialogue social, imposer un service minimum dans les transports, sans qu'une telle mesure soit considérée comme constituant une ingérence inadmissible dans un droit de valeur constitutionnelle.


La réquisition en temps de guerre

 

La réquisition fait partie de ces procédures limitant le droit de grève au nom de l'intérêt général, et son utilisation dans les raffineries et dépôts d'essence a été vivement critiquée. Ceux-là mêmes qui invoquent le caractère absolu du droit de grève n'hésitent pas à affirmer que la réquisition est une procédure qui trouve son origine dans le droit de la guerre. On l'a compris, il s'agit de montrer que son usage est parfaitement disproportionné, voire illicite, en temps de paix.

On peut certes invoquer, et nos auteurs ne s'en privent pas, la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre. Son article 14 permet de réquisitionner des personnes qui sont utilisées "suivant leur profession et leurs facultés", "soit isolément, soit dans les administrations et services publics, soit dans les établissements et services fonctionnant dans l'intérêt de la nation". Aujourd'hui, ces dispositions figurent dans le code de la défense, dans l'article L 2141-3. Certes, mais elles demeurent limitées au temps de guerre, et nous ne somme pas en guerre.

La référence qui à la loi de 1938 joue ainsi un rôle d'épouvantail, et n'a pas d'autre fonction que de montrer au lecteur à quel point la réquisition est liberticide. En revanche, ce texte n'est pas applicable à l'actuel conflit du travail dans les dépôts d'essence.



L'augmentation. Jacques Dutronc. 1968

 

La réquisition en temps de paix

 

L'actuelle réquisition repose sur un fondement législatif moins guerrier, l'article L 2215-1 du code général des collectivités territoriales. Son alinéa 4, issu de la loi du 18 mars 2003, confère au préfet un pouvoir de réquisition rédigé en termes très larges : "En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées".

Il faut donc trois conditions cumulatives pour mettre en oeuvre cette compétence préfectorale : l'urgence, une atteinte à l'ordre public à laquelle le préfet ne peut mettre fin en usant de ses moyens habituels et enfin une durée qui ne saurait aller au-delà du rétablissement de l'ordre public. Contrairement à ce qui a été parfois affirmé, ce texte n'est donc pas limité aux situations de catastrophes naturelles ou industrielles. En tout cas, il ne dit rien de tel.

 

Le référé du 12 octobre 2022

 

Dans le cas présent, une réquisition a été décidée le 12 octobre 2022 par un arrêté du préfet de Seine Maritime, concernant quatre salariés en grève du dépôt pétrolier exploité par la société Exxon-Mobil sur le site de Port Jérôme sur Seine. Cette décision est évidemment fondée sur l'article L 2215 du code général des collectivités territoriales. 

La Fédération nationale des industries chimiques CGT a immédiatement saisi le juge des référés du tribunal administratif pour demander la suspension de cet arrêté. Le juge s'est donc prononcé très rapidement, dès le lendemain, jour où précisément l'arrêté de réquisition cessait de produire ses effets. On note toutefois que cette brièveté de la réquisition ne rendait pas le référé inutile, puisqu'un autre arrêté avait été pris le 13, pour une nouvelle période de 24 heures. 

Dans son ordonnance du 13 octobre, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen affirme que les conditions posées par le code général des collectivités territoriales sont remplies. Le juge note que le site de Port Jérôme permet la desserte en carburant non seulement de la Normandie mais aussi de l'ensemble de l'Ile-de-France, un oléoduc reliant Le Havre à Paris. L'activité exploitée sur le site est donc indispensable au fonctionnement des services publics de transport, et la désorganisation de la région parisienne traduit une situation d'urgence. Par ailleurs, l'ordre public est directement menacé car les difficultés de l'approvisionnement en essence créent des tensions, des accidents associés aux files d'attente, des abandons de véhicule sur la voie publique, sans oublier le fait que les services prioritaires des soignants ou des pompiers ne peuvent être convenablement organisés. La réquisition est alors présentée comme une nécessité, le préfet n'ayant pas les moyens d'assurer l'ordre public par d'autres moyens.

Au-delà de cette analyse du respect des conditions posées par la loi, le juge des référés s'assure de la proportionnalité de la mesure prise. Il observe que la réquisition ne concerne qu'un nombre très limité d'agents, les autres pouvant parfaitement continuer le mouvement de grève. Il ne s'agit donc pas d'imposer un service normal, mais plutôt un service minimum de pompage et d'expédition des produits pétroliers.

La décision du juge des référés du tribunal administratif de Rouen n'a rien d'exceptionnel. Elle s'inscrit au contraire dans une jurisprudence bien établie, que beaucoup de commentateurs semblent ignorer. Dans un arrêt du 9 décembre 2003, le Conseil d'État affirmait déjà, en effet, que "le préfet peut légalement requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public. Mais il ne peut prendre que les mesures nécessaires, imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités de l'ordre public ». La réquisition n'est donc pas une mesure inédite, loin de là. Le fait qu'elle soit peu fréquente au point que certains s'étonner de son usage, ou feignent de s'en étonner, a finalement quelque chose de positif. Ce caractère exceptionnel de la réquisition témoigne en effet d'un véritable respect du droit de grève, qui n'est heureusement pas réellement menacé.


Droit de grève : Chapitre 13 Section 2 § 2 B du manuel sur internet

samedi 15 octobre 2022

Femen : L'expression par l'exhibition


La condamnation d'une Femen à une peine d'emprisonnement avec sursis pour exhibition sexuelle dans l'église de la Madeleine porte une atteinte excessive à la liberté d'expression, dès lors que les juges n'ont pas pris en considération la finalité de protestation politique de ce geste. La Cour européenne des droits de l'homme en ont décidé ainsi dans un arrêt du 13 octobre 2022, Bouton c. France.  

Cette décision ne modifie pas réellement le droit positif. Dans un arrêt du 26 février 2020, relatif à la condamnation d'une autre Femen qui s'était dénudée dans le musée Grévin, la Cour de cassation avait anticipé cette évolution. Elle avait alors jugé que la relaxe pouvait être prononcée dans le cas où l'exhibition sexuelle s'analyse comme une expression politique.

 

Le "Symbolic Speech"

 

La CEDH reconnaît traditionnellement que la liberté d'expression ne s'applique pas seulement aux informations ou aux idées qui sont considérées avec bienveillance, mais aussi à celles qui peuvent choquer ou offenser. La Cour protège donc le "symbolic speech", c'est à dire l'expression non verbale destinée à manifester une opinion. Dans l'affaire Donaldson c. Royaume-Uni du 25 janvier 2011, elle considère ainsi que le fait d'arborer sur son revers un "lys de Pâques" en hommage aux victimes de l'insurrection des "Pâques sanglantes" de 1916 en Irlande relève de la liberté d'expression. Dans un arrêt Gough c. Royaume-Uni du 28 octobre 2014, la Cour va même plus loin en considérant que le requérant, qui avait pour habitude de braver complètement nu les rigueurs du climat écossais, avait le droit de vouloir développer le débat sur les bienfaits de la nudité. Ce n'est pas parce que ses idées sont marginales que l'individu n'a pas le droit de les promouvoir.

Précisément, le droit français n'a jamais entièrement intégré le "Symbolic Speech", largement inspiré du droit américain, et notamment de la jurisprudence libérale fondée sur le Premier Amendement. Après que le curé de la paroisse a porté plainte avec constitution de partie civile, madame Bouton a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris pour exhibition sexuelle. Une peine d'un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple lui a été infligée, et elle a dû verser 2000 € de dommages intérêts au curé de La Madeleine, et 1500 € de frais irrépétibles. Sa condamnation a été confirmée par la Cour de cassation en juin 2019.



Jean Souverbie. 1891-1981

 

Le délit d'exhibition sexuelle

 

L'article 222-32 du code pénal ne donne pas une définition précise de "l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public". L'élément moral, quant à lui, est précisé par la jurisprudence. Dans un arrêt du 24 novembre 2021, la Chambre criminelle le définit comme la "volonté délibérée d'imposer sa nudité, en sachant qu'elle offense la pudeur d'autrui". Était alors condamné un homme qui s'était exhibé, assis sur la berge d'une rivière, au vu des promeneurs de l'autre rive et des personnes navigant sur des embarcations. La condamnation de la Femen de l'église de la Madeleine était donc parfaitement prévisible et conforme à la jurisprudence antérieure.

La Cour admet que le droit interne des États peut légitimement sanctionner le comportement d'une personne qui exhibe une "partie sexuelle de son corps", dans un lieu public, et donc dans une église. Le délit d'exhibition sexuelle n'est donc pas contesté en tant que tel. N'est pas davantage contesté le fait que ce délit emporte nécessairement une ingérence dans la liberté d'expression. En l'espèce, la requérante, qui agissait comme représentante du groupe Femen, voulait diffuser dans un lieu de culte un message portant sur les positions de l'Église catholique à l'égard du droit de recourir à l'IVG. S'il est vrai qu'elle avait le droit de militer pour cette cause, il n'est pas contesté qu'une telle mis en scène ne pouvait que heurter les convictions de certains, compte tenu notamment du lieu choisi pour l'exhibition.

La CEDH, recherche donc si l'ingérence dans la liberté d'expression de la requérante était "nécessaire dans une société démocratique", au sens de l'article 10 de la Convention. 

 

Proportionnalité de l'ingérence dans la liberté d'expression

 

Sur le plan des faits reprochés à la Femen, la Cour reconnaît que les juges français ont apprécié la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante. Ils ont ainsi invoqué le" besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante ». La Cour d'appel a même mentionné que "ce que la prévenue considérait comme relevant de sa liberté d'expression avait d'abord pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d'autrui". La Cour de cassation a enfin rejeté le pourvoi de la requérante, en insistant sur la nécessité de concilier deux libertés également protégées par la Convention, à savoir la liberté d'expression d'une part, et la liberté de conscience et de religion d'autre part. Il ressort de cette procédure que les juges français se sont tous efforcés d'exercer un contrôle de proportionnalité entre les différentes libertés en cause.

 

Proportionnalité de la sanction

 

En revanche, sur le plan de la peine prononcée, le contrôle de proportionnalité est très insuffisant, aux yeux de la CEDH. Sa jurisprudence affirme qu'une peine de prison, même avec sursis, infligée dans le cadre d'un débat d'intérêt général n'est compatible avec la liberté d'expression que dans des circonstances exceptionnelles. Tel est le cas dans l'hypothèse d'un discours discriminatoire ou d'incitation à la violence, principe énoncé dans l'arrêt Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mars 2011. Dans le cas de la Femen, aucun comportement de ce type n'était mentionné dans le dossier et l'intéressée avait un casier judiciaire vierge.  

Surtout, et c'est le problème essentiel soulevé par la Cour, en sanctionnant la requérante pour un délit d'exhibition sexuelle, les juges français n'étaient pas tenus d'apprécier la proportionnalité de la sanction au regard des intérêts contradictoires que sont d'un côté la liberté d'expression de la Femen, de l'autre l'atteinte aux convictions des fidèles présents dans l'église. De fait, tous les éléments du litige n'ont pas été pesés pour évaluer la sanction. La CEDH observe ainsi que les juges internes ne se sont pas penchés, comme dans l'arrêt Otto Preminger Institut c. Autriche de 1994 sur le caractère "gratuitement offensant" de l'action de la Femen, ou si elle incitait à l'irrespect à l'égard des croyances religieuses. A l'inverse, les juges ne se sont pas davantage intéressés au fait que la Femen avait pris de garde de faire sa démonstration dans l'église, à un moment où aucun culte n'était célébré. Certains éléments auraient pu contribuer à aggraver la peine, d'autres à l'alléger. Mais, en tout état de cause, ces éléments étaient absents du contrôle de proportionnalité exercé par les juges interne sur la peine infligée à la requérante. Cette absence est donc logiquement sanctionnée par la Cour. 

L'arrêt du 22 octobre 2022 Bouton c. France autorise ainsi les juges internes à exercer un contrôle de proportionnalité in concreto de la peine infligée pour exhibition sexuelle. Cela signifie qu'ils peuvent ponctuellement faire échec à ce délit s'ils estiment que l'atteinte à la liberté d'expression est excessive. 

C'est ce qu'avait fait la Cour de cassation dans l'arrêt du 26 février 2020 portant sur la même affaire. Mais on ne doit pas en déduire que les juges français ont renoncé à punir les Femen pour exhibition sexuelle. Dans une décision récente du 15 juin 2022, la même chambre criminelle a confirmé la condamnation de deux mois de prison avec sursis de trois Femen qui avaient fait irruption dans le cortège de la commémoration du centenaire de l'Armistice, le 11 novembre 2018. Constatant qu'il s'agissait de la "célébration d’un événement historique qui requérait une nécessaire dignité et en présence de familles des défunts, ou de représentants d’associations de victimes de la première guerre mondiale, d’officiels et de chefs d’Etat de la communauté internationale, les poursuites diligentées du chef d’exhibition sexuelle ne constituent pas une atteinte disproportionnée à leur liberté d’expression". Le délit d'exhibition sexuelle peut ainsi être invoqué, ou écarté, en fonction des circonstances.

Liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel sur internet