Par un arrêt du 7 juin 2022, le Conseil d'État donne aux universitaires, et au monde académique dans son ensemble, quelques raisons d'espérer. Pour la première fois depuis bien des années, il censure une décision gouvernementale méprisant ouvertement l'autonomie des Universités et mettant en cause l'excellence des enseignements qu'elles dispensent.
Le décret du 3 avril 2020
A l'origine de l'affaire, un décret du 3 avril 2020 accompagné d'un arrêté du même jour. Le premier texte est relatif à la certification en langue anglaise pour les candidats à l'examen du brevet de technicien supérieur (BTS), le second étend ses dispositions aux candidats à un diplôme universitaire de technologie (DUT) ou à une licence. A l'époque, l'ensemble était passé inaperçu, pas suffisamment important pour intéresser les médias, et même les universitaires n'y avaient guère prêté attention, occupés qu'ils étaient à improviser enseignements et examens à distance, sans la moindre assistance d'une ministre que l'on disait en charge des Universités.
Et pourtant ce texte ouvrait la porte à une véritable privatisation des universités. Dans les dispositions relatives au BTS du code de l'éducation, le modeste article D 643-13-1 était réécrit en ces termes : " Les candidats (...) se présentent au moins à une certification en langue anglaise faisant l'objet d'une évaluation externe et étant reconnue au niveau international et par le monde socio-économique". Étendue aux DUT et aux licences, cette disposition obligeait les établissements d'enseignement supérieur à recourir à une "évaluation externe" et reconnue au niveau international. Autrement dit, si l'Université avait le droit d'enseigner l'anglais à ses étudiants et celui d'évaluer leurs connaissances, elle n'avait pas le droit de leur attribuer une certification interne.
Le TOEFL, une marque commerciale
Concrètement, il fallait donc recourir au TOEFL, Test of English as a Foreign Language, créé par l'Educational Testing Service, entreprise privée américaine. Que l'on ne s'y trompe pas, le TOEFL n'est pas un titre universitaire mais une marque commerciale qui a su s'imposer dans toute l'Europe. Et pour faire passer ce test aux étudiants français, les universités étaient désormais obligées de passer contrat avec des entreprises privées dont l'activité essentielle consiste à vendre ce test. L'enjeu financier était loin d'être négligeable, et la ministre a d'ailleurs rappelé devant le Conseil d'État qu'il n'était pas question de faire supporter le coût de cette certification aux étudiants. La charge retombait donc sur les universités, charge immense si l'on considère que le test coûte environ 200 € par étudiant, et que les établissements d'enseignement supérieur ne sont pas dotés d'une autonomie telle qu'elle leur permette de définir eux-même le montant des droits payés par les étudiants. Ce petit décret de 2020 avait donc pour effet d'étrangler encore davantage des universités déjà financièrement exsangues. Surtout il reposait sur une incroyable bêtise, obligeant les établissements à payer une certification externe dans une discipline que, pour la plupart, ils enseignent.
Heureusement, quelques associations de linguistes universitaires ont vu rouge, et ont introduit devant le Conseil d'État un recours en annulation du décret du 3 avril 2020, et de l'arrêté qui l'accompagne. Elles ont obtenu satisfaction, et les motifs développés par le juge administratifs sont d'une sévérité particulière.
Passage du TOEFL à la brigade de Saint-Tropez
Le gendarme à New York. Jean Girault. 1965
"L'État a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires"
Le gouvernement a en effet publié un décret qui viole la loi, en l'espèce l'article 613-1 du code de l'éducation. Celui-ci énonce que "l'Etat a le monopole de la collation des grades et des titres universitaires", disposition qui constitue le fondement même du système universitaire français.
Ces mêmes dispositions tirent ensuite les conséquences de ce principe : "les diplômes nationaux délivrés par les établissements sont ceux qui confèrent l'un des grades ou titres universitaires dont la liste est établie par décret pris sur avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche. (...). Ils ne peuvent être délivrés qu'au vu des résultats du contrôle des connaissances et des aptitudes appréciés par les établissements accrédités à cet effet par le ministre chargé de l'enseignement supérieur après avis du Conseil national de l'enseignement supérieur et de la recherche (CNESER)". La seule dérogation à ces principes réside dans la Validation des acquis de l'expérience, procédure qui permet à une personne de solliciter l'inscription dans une formation, en faisant état des connaissances acquises durant sa vie professionnelle. L'évaluation repose alors nécessairement sur des éléments extérieurs à la formation universitaire.
Selon les termes mêmes de la loi, il est donc impossible de subordonner l'obtention d'un diplôme national, licence, BTS ou DUT à la présentation par le candidat d'une certification délivrée par un établissement qui ne bénéficie d'aucune accréditation délivrée par le ministre chargé des Universités, après avis du CNESER. Or, il est bien clair que les établissements qui vendent le TOEFL ne bénéficient d'aucune accréditation de ce type.
L'intérêt direct de la décision n'est certainement pas à négliger, puisque la charge financière de la certification du niveau d'anglais des étudiants se trouvait transféré aux universités, sans aucune compensation. Mais au-delà de cette heureuse nouvelle, l'arrêt du 7 juin 2022 a l'immense mérite de rappeler le principe même du monopole de l'Université dans la collation des grades et titres universitaires à un gouvernement peu intéressé par les établissements publics d'enseignement supérieur.
Ce principe constitue aujourd'hui l'un des seuls remparts contre un mouvement de privatisation de l'enseignement supérieur qui s'est accéléré durant les cinq dernières années. On encourage désormais la prolifération d'établissements privés distribuant "bachelors" ou "mastères" ne bénéficiant d'aucune équivalence universitaire, et dont les enseignements ne sont pas soumis à un contrôle réel de l'État. On tolère que d'autres établissements privés créent une marque commerciale qu'ils diffusent sur l'ensemble du territoire par des systèmes de franchises assez proches de ce qui est utilisé pour vendre des chaussures ou de l'épicerie. Cette privatisation peut certes se déployer à l'extérieur de l'Université, et tant pis pour ceux qui en sont dupes. Mais elle ne saurait pénétrer le sanctuaire qu'est l'Université, et c'est ce que le Conseil d'État vient de rappeler.