« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 10 juin 2018

Le droit à la vie et l'usage proportionné de la force

L'arrêt Toubache c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 7 juin 2018 estime que les autorités françaises ont porté atteinte au droit à la vie garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour sanctionne en effet sur ce fondement le caractère disproportionné du recours à la force par les autorités de police.

Les requérants sont les parents d'un jeune homme, N.T., tué en novembre 2008. Après avoir participé à un vol de carburant et un cambriolage avec deux complices, le véhicule où se trouvait N.T. a été pris en chasse par une patrouille de gendarmerie. En dépit des avertisseurs sonores et lumineux, en dépit de deux tirs de flashball, la voiture refuse de s'arrêter, mais se retrouve par hasard face à second dispositif de gendarmerie, mis en place à l'entrée d'une commune de l'Oise pour gérer un accident de la circulation. Suit une scène digne d'un mauvais film. La voiture de gendarmerie poursuivante s'immobilise derrière le véhicule en fuite. Le gendarme O.G. sort, renouvelle son injonction d'arrêt et tire sur le moteur, sans résultat car son arme est enrayée. Les trois complices repartent donc à pleine vitesse, contraignant O.G. à faire un pas de côté pour éviter d'être percuté. Voyant le véhicule s'éloigne, il se place dans son axe et tire à plusieurs reprises. Quelques minutes plus tard, le corps de N.T. est retrouvé à la caserne des pompiers, tué par balle.


La responsabilité de l'Etat



La CEDH n'est pas saisie de l'affaire pénale. Le gendarme O.G. a été poursuivi d'abord pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, le juge d'instruction requalifiant les faits ensuite en homicide involontaire par imprudence. La Cour d'appel a finalement estimé qu'il n'y avait pas lieu de renvoyer O.G. devant une juridiction de jugement, l'usage de son arme étant considéré comme absolument nécessaire pour immobiliser le véhicule. A l'époque, cette analyse reflétait exactement le droit en vigueur. Celui-ci autorisait en effet les officiers et sous-officiers de la gendarmerie à déployer la force armée dans un certain nombre de cas, parmi lesquels :
  • - "Lorsque les personnes invitées à s'arrêter par des appels répétés de « Halte gendarmerie » faits à haute voix cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes ;-
  • - "Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement les véhicules, embarcations ou autres moyens de transport dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt."
Tel était donc le droit applicable au moment des faits, et les tirs du gendarme O.G. s'inscrivaient dans ce cadre juridique, dès lors que le conducteur du véhicule refusait d'obtempérer à un ordre d'arrêt et avait même pris la fuite après que des appels répétés lui ait été adressé. Devant la CEDH, la responsabilité du gendarme O.G. n'est donc plus en cause et c'est la responsabilité de l'Etat qui se trouve engagée pour violation du droit à la vie.


Le droit à la vie



La Convention européenne des droits de l'homme se borne à proclamer "le droit de toute personne à la vie", sans présenter l'étendue des obligations ainsi imposées aux Etats parties. La CEDH n'est guère plus précise lorsqu'elle le présente comme "l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe"dans l'arrêt McCann c. Royaume-Uni de 1995 ou comme une "valeur suprême dans l'échelle des droits de l'homme" dans la décision de 2001 Streletz, Kessler et Krentz c. Allemagne.

L'article 2 al. 2 de la Convention précise cependant que la mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans le cas où "elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire ... pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue". La CEDH apprécie cette absolue nécessité, et elle a ainsi été conduite à imposer à l'Etat une obligation de moyens. Il doit effet démontrer qu'il a déployé tous les moyens possibles pour contrôler la situation avant d'utiliser la force létale.


 Starsky et Hutch. William Blinn. Paul Michael Glaser et David Soul. 1975


Les conditions matérielles



Sur ce point, la CEDH apprécie certes les conditions matérielles du recours à la force. C'est ainsi que la Cour a été conduite à se prononcer sur la répression du terrorisme tchétchène par les autorités russes. Dans un arrêt Finogenov et autres du 20 décembre 2011, elle a d'abord considéré que l'emploi d'un gaz préalablement à l'assaut n'emportait pas une atteinte à l'article 2, alors même qu'il avait fait des victimes parmi les 900 otages d'un siège qui durait depuis deux jours. Six ans plus tard, la solution est toute différente dans l'arrêt Tagayeva et autres du 27 avril 2017, rendu à propos de la prise d'otages de l'école de Beslan en 2004. La CEDH considère alors comme disproportionné l'emploi d'armes "indiscriminées" plus adaptées à la guerre classique qu'à la lutte contre le terrorisme. Dans les deux cas, elle sanctionne cependant l'absence d'enquête transparente et effective après les évènements.

Dans l'affaire Toubache, la Cour reconnaît volontiers que les forces de gendarmerie ont procédé à toute une série d'avertissements préalables avant que le gendarme O.G. décide de tirer.  Elle prend note que l'arme a été utilisée contre le véhicule, pour l'immobiliser, et non pas contre les personnes qui s'y trouvaient. Elle va donc examiner si le risque que représentait l'usage de la puissance de feu contre une voiture, ayant conduit à la perte d'une vie, était strictement proportionné au regard du danger que le véhicule représentait et de l'urgence qu'il y avait à l'arrêter. Dans un arrêt Juozaitiene et Bikulcius c. Lituanie du 24 avril 2008, la CEDH rappelle que les armes létales ne peuvent être utilisées qu'en dernier recours, pour éviter le "danger clair et imminent que représente le conducteur de la voiture au cas où il parviendrait à s'échapper". La Cour est ainsi conduite à apprécier la nature de l'infraction commise et le danger que son auteur représente, contrôle qu'elle avait exercé dès l'arrêt Natchova et autres c. Bulgarie du 6 juillet 2005.

En l'espèce, la CEDH observe que les occupants du véhicule en fuite étaient soupçonnés d'atteintes aux biens et non pas aux personnes. Il est vrai que le conducteur a directement tenté de renverser un gendarme, acte qui révèle sa dangerosité. Mais rien ne permet d'assimiler les autres occupants au conducteur, et le jeune N.T. était installé sur la banquette arrière et ne mettait personne en danger. Surtout, le gendarme a tiré alors que la voiture s'éloignait, à un moment où sa vie et celle des ses collègues n'était plus menacée. Il ne pouvait donc, au moment du tir, avoir la conviction que son intégrité physique se trouvait en péril, critère utilisé dans l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie du 25 août 2009. De tous ces éléments, la Cour déduit que le recours à la force létale n'était pas absolument nécessaire pour procéder à l'arrestation et conclut à la violation de l'article 2. On ne peut contester le principe selon lequel la force ne peut être utilisée que lorsqu'elle s'analyse comme une nécessité impérieuse. Il n'empêche que la CEDH se prononce exclusivement à partir d'éléments de fait, la jurisprudence donnant ainsi l'impression d'une construction au cas par cas. 


Les conditions juridiques



La Cour ne se prononce pas, en effet, sur les conditions juridiques de l'emploi de la force létale. Il est vrai que, sur ce point, sa jurisprudence est beaucoup plus restrictive. Elle ne sanctionne que l'improvisation des interventions armées, lorsqu'elles ne s'appuient sur aucun fondement juridique, et l'absence ou l'insuffisance de l'enquête qui a suivi les évènements. Dans l'affaire Toubache, le gendarme a appliqué le droit de l'époque, et l'enquête a été satisfaisante. 

Sans attendre la présente décision, et conscientes du risque de condamnation par la CEDH, les autorités françaises ont fait évoluer le droit. La loi du 28 février 2017 prévoit désormais que "les policiers et gendarmes peuvent "faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée", formule directement inspirée de la jurisprudence européenne. La loi précise que cet usage des armées létales est limité aux personnes qu'il est nécessaire de contraindre à s'arrêter et qui sont "susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui."

Sur le papier, tout semble désormais limpide. Les forces de l'ordre ne peuvent user de la force létale contre les petits délinquants, sauf hypothèse où ils menacent directement leur vie. Cette règle semble aussi évidente qu'incontestable. Le problème est que, dans la vraie vie, tout n'est pas toujours aussi simple. L'identité du contrevenant et ses antécédents ne sont pas toujours connus au moment où s'engage une poursuite en voiture, la menace qu'il représente pour les tiers n'est pas toujours clairement identifiée. Dans le doute, les forces de l'ordre sont donc finalement invitées à s'abstenir.


Sur le droit à la vie : Chapitre 7, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




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