S’ils
ont reconnu le caractère politique et terroriste de l’attentat contre
l’ancien Premier ministre libanais, les juges ont toutefois indiqué
n’avoir aucune preuve de l’implication du leadership du Hezbollah ou du
régime syrien dans cette attaque et n’avoir pas non plus de preuve
suffisante de l’implication de l’ancien accusé, Mustapha Badreddine,
haut responsable du Hezbollah tué en Syrie en 2016.
Ce
verdict n’est pas une surprise pour ceux qui ont suivi de près le
procès. Le standard de preuve élevé devant les juridictions pénales
internationales et la complexité du dossier du procureur, exclusivement
basé sur l’analyse de données téléphoniques, rendaient sa tâche
particulièrement difficile. Par ailleurs, le TSL n’ayant compétence que
sur les seules personnes physiques, les juges ne pouvaient reconnaitre
la responsabilité du Hezbollah ou celle du régime syrien en tant que
tels, comme certains commentateurs du jugement semblaient s’y attendre.
Il
n’en demeure pas moins que cet épilogue, plus de quinze ans après
l’assassinat de l’ancien premier ministre, et alors que le pays du Cèdre
est confronté à une crise économique et politique sans précèdent, –
aggravée par la tragique explosion
le 4 août 2020 d’un entrepôt du port de Beyrouth ayant causé la mort
d’au moins 220 personnes et la disparition de 50 autres –, a suscité une
profonde déception parmi une partie de la société libanaise. A
l’inverse, il a été accueilli avec satisfaction par les supporters de
l’organisation chiite, jusque-là hostiles ou indifférents à la
juridiction internationale.
Le
TSL ne va pas fermer à l’issue de ce jugement. Le procureur, comme la
défense de M. Ayyash ont encore la possibilité de faire appel. Par
ailleurs, un autre procès
par défaut, toujours contre Salim Ayyash, est actuellement en cours
devant le TSL pour des attentats commis contre trois autres
personnalités politiques libanaises opposées à la présence syrienne au
Liban.
Ce
jugement est toutefois l’occasion de faire un premier bilan des
réalisations de cette juridiction et de ses limites. Il permet également
d’illustrer, de manière particulièrement claire les défis auxquels est
confrontée la justice pénale internationale.
Un tribunal porteur d’espoirs pour le Liban et le Moyen-Orient
Lors
de sa création en 2009, le TSL est l’espoir, pour la société civile
libanaise, d’en finir avec l’impunité dont jouissent les auteurs
d’assassinats politiques au Liban, en particulier de ceux qui s’opposent
à la présence syrienne dans le pays. Si le mandat particulièrement
restreint du Tribunal suscite des commentaires sur son caractère
politique, la plupart des observateurs s’accordent pour reconnaitre la
nécessité d’un recours à la justice internationale pour surmonter les
blocages politiques auxquels est confrontée la justice libanaise. Le
Tribunal bénéficie également d’un fort soutien au sein de la communauté
internationale qui s’illustre par son budget important (environ 55
millions d’euros par an), à moitié financé par le Liban, l’autre par des
pays volontaires.
Au
niveau régional et international, certains voient dans la création du
TSL les prémices d’une lutte contre le terrorisme international, voire
un premier pas vers la responsabilité des auteurs de violations graves
des droits de l’homme au Moyen-Orient.
Pour
les juristes internationaux, les nouveautés institutionnelles
importantes de ce tribunal, notamment la possibilité de juger des
accusés par défaut, les pouvoirs renforcés du juge de la mise en état,
ou la création d’un bureau de la défense indépendant au sein de la
juridiction constituent des signaux positifs du développement de la
justice internationale.
Les débuts prometteurs du Tribunal spécial pour le Liban
Le
TSL débute ses travaux en mars 2009. Le Procureur du TSL reprend à zéro
l’enquête effectuée par la Commission d’enquête des Nations Unies
(UNIIIC) concluant initialement à la responsabilité conjointe
d’individus au sein des forces de sécurité et des services de
renseignements syriens et libanais. En avril 2009,
le TSL libère quatre généraux libanais, détenus depuis quatre ans et
soupçonnés d’être impliqués dans l’assassinat de Rafic Hariri. Les
enquêtes du Procureur s’orientent désormais vers une possible
responsabilité du Hezbollah, provoquant la colère des responsables de
l’organisation chiite.
Au niveau institutionnel, le TSL adopte un règlement de procédure hybride,
à mi-chemin entre la procédure libanaise, d’inspiration civiliste et
celle des tribunaux internationaux pour l’ex Yougoslavie et le Rwanda,
largement influencée par la common law. Le 16 février 2011, la Chambre d’appel du TSL rend une décision remarquée affirmant l’existence d’une définition coutumière internationale du terrorisme.
En
juin 2011, le Juge de la mise en état confirme l’acte d’accusation à
l’encontre de quatre individus, membres du Hezbollah, présumés
responsables de l’assassinat de l’ancien Premier ministre. Quelques mois
plus tard, le 1er février 2012, la Chambre de première instance ouvre une procédure par défaut à leur encontre.
Liban libre. Guy Béart. 1989
La montagne accouche d’une souris
Le
procès ne débute que deux ans plus tard, en janvier 2014. Il durera
finalement quatre ans, entrecoupés de plusieurs interruptions. Il prend
fin en septembre 2018, après 415 jours d’audience, 295 auditions de
témoins, et l’adjonction d’un nouvel accusé, Hassan Merhi, à la
procédure initiale. Le jugement prévu pour le mois de mai 2020 est
reporté de quelques mois à cause de l’épidémie de coronavirus, puis
d’une semaine, à la suite de l’explosion au port de Beyrouth qui a
endeuillé le Liban le 4 août 2020.
Le
18 août 2020, lorsque le verdict est finalement rendu par la chambre de
première instance, le contexte politique au Liban est sensiblement
différent de celui qui avait mené à sa création, onze ans plus tôt. Si
l’opposition entre pro et anti-syriens demeure pertinente pour
comprendre l’échiquier politique libanais, ces deux courants cohabitent
désormais et la société civile libanaise rejette l’establishment
politique dans son ensemble. Par ailleurs, et quoi qu’ils pensent du
verdict sur le fond, la majorité des observateurs s’accordent à dire,
qu’après neuf ans de procédure, et près de 700 millions d’Euros dépensés (dont la moitié à la charge du Liban), la montagne accouche d’une souris.
Quel bilan pour le Tribunal spécial pour le Liban et quelles leçons en tirer ?
Comment
expliquer une telle déception pour un tribunal pourtant porteur de
nombreux espoirs et soutenu par la majorité de la communauté
internationale ?
Incontestablement,
l’extrême technicité du dossier, l’absence des accusés lors du procès,
la possibilité pour eux de d’être jugés de nouveau s’ils venaient à être
arrêtés, et la mort de l’accusé principal, Mustapha Badreddine
en mai 2016, ont considérablement contribué à limiter l’impact que le
verdict, quel qu’ils soit, pouvait avoir sur la scène politique
libanaise et régionale.
Il
serait toutefois incomplet de ne pas relever également la
responsabilité du TSL et des acteurs du procès dans cet échec. En
choisissant de baser son dossier exclusivement sur des éléments de
preuves particulièrement techniques et complexes, le procureur a fait le
pari risqué d’emporter la conviction des juges, au-delà de tout doute
raisonnable, sans qu’aucun témoin de fait ne vienne corroborer sa
théorie. En choisissant d’ignorer le travail du juge de la mise en état
et en laissant aux parties le contrôle total de la procédure, alors que
les règles de procédures les invitaient à se saisir du dossier, les
juges de la chambre de première instance ont indiscutablement contribué à
allonger la procédure. Enfin, du côté de la défense, en l’absence
d’instruction de leurs « clients », les avocats se sont retrouvés
limités dans leur capacité de développer une stratégie claire, et
poussés à contester l’ensemble des éléments du dossier du procureur sans
apporter pour autant d’éléments utiles à la manifestation de la vérité.
De manière générale, le premier procès par défaut de l’histoire de la
justice internationale a montré les limites d’un tel exercice.
Un tribunal symptomatique des travers de la justice pénale internationale
Au-delà
des spécificités du « procès Hariri » et des critiques qui peuvent être
faites sur la manière dont il a été mené, le TSL est confronté, avec
peut-être encore plus d’intensité que d’autres, aux différents maux qui
affectent les diverses juridictions internationales. En cela, il est un
outil d’observation intéressant des défis auxquels doit faire face la
justice internationale dans son ensemble.
La « politisation » de la justice internationale :
Si le TSL a indiscutablement fait preuve d’indépendance dans son
fonctionnement, sa création n’en demeure pas moins une illustration de
la politisation de la justice internationale. Dans une région marquée
par des crimes plus graves les uns que les autres, et dans un pays où de
nombreux leaders politiques sont d’anciens criminels de guerre, la
décision de créer un tribunal ad hoc pour juger les seuls
responsables de l’assassinat de l’ancien premier ministre, aussi
terrible soit-il, ne pouvait échapper aux critiques quant au caractère
partial et politique de la justice internationale.
Des procès trop longs et trop chers
: Le procès par défaut dans l’affaire Hariri, a déjà duré plus de 11
ans et couté près de 700 millions d’Euros. À l’issue de la procédure
d’appel et alors que le ou les condamné(s) pourront bénéficier d’un
nouveau procès s’ils venaient à être arrêtés, la procédure aura
probablement duré près de 15 ans et coûté près de 1 milliard de dollars.
Avec le temps, le tribunal est pourtant progressivement sorti des
centres d’intérêt des libanais et son impact est aujourd’hui minime sur
la scène politique locale. Le TSL est frappé, au même titre que
l’ensemble des autres juridictions internationales d’un mal profond,
résultat d’une procédure chronophage et budgétivore, qui met en péril la
viabilité de la justice internationale.
Des conflits de culture juridique :
Les rédacteurs du règlement de procédure et de preuve du TSL avaient
imaginé une procédure hybride, plus inquisitoire, pour correspondre
davantage à la tradition juridique libanaise et accroitre la rapidité de
la procédure durant la phase du procès. En faisant fi des règles qui
s’appliquaient à eux et en revenant aux principes procéduraux du modèle
accusatoire au prétexte d’appliquer la jurisprudence des tribunaux
internationaux, les acteurs du procès Hariri ont montré l’extrême
difficulté des juristes internationaux à se détacher de leur tradition
juridique et à appliquer une procédure avec laquelle ils sont moins
familiers. Cette obstination à privilégier la common law sur les
autres traditions juridiques prive de nombreux juristes, notamment dans
les pays du Moyen-Orient, de la possibilité de participer équitablement
aux procédures internationales et les observateurs de la justice
internationale, d’en comprendre les spécificités.
Une justice « hors sol »
: Au-delà de la culture juridique, le TSL s’est illustré par sa
déconnection profonde avec le pays et les citoyens qu’il est censé
servir. Il est assez frappant de noter que l’enquête menée par les
autorités judiciaires libanaises a été largement ignorée durant le
procès alors que c’est pourtant Wissam Eid, haut responsable des
services de renseignements libanais, qui a découvert, au prix de sa vie,
l’existence des réseaux téléphoniques incriminés, dès septembre 2005.
Il est également important de relever la quasi-absence d’avocats
libanais parmi les membres du bureau du procureur et l’absence de
traduction du jugement en arabe et en français à ce jour. Cette
déconnection profonde avec les principaux destinataires de la justice
internationale n’est malheureusement pas spécifique au TSL. Des
critiques similaires sont, par exemple, régulièrement lancées contre la
Cour pénale internationale.
Conclusion
Le
TSL, comme toutes les autres juridictions internationales avant lui, ne
pouvait que décevoir. Les attentes placées dans le tribunal, comme dans
ses prédécesseurs, étaient incontestablement démesurées et ignoraient
les nombreux défis et limites auxquels les juridictions internationales
font face dans l’exercice de leur mandat.
Il
est toutefois impératif que les membres des tribunaux internationaux
s’interrogent sur leurs propres défaillances et sur les faiblesses de la
justice internationale dans son ensemble, notamment son coût, sa
lenteur et sa déconnection parfois profonde avec les populations qu’elle
est censée servir. En demeurant sourde aux critiques qui lui sont
faite, la justice internationale risque de perdre le soutien populaire
dont elle a absolument besoin, pour survivre et se développer au Moyen
Orient comme ailleurs. C’est le souhait de tous ceux qui continuent de
croire dans ce magnifique projet.
Les
opinions exprimées dans ce billet sont purement personnelles, l’auteur
ne s’exprimant aucunement en sa capacité officielle. Elles n’engagent
donc pas les Nations Unies ou le Tribunal Spécial pour le Liban.