« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 21 septembre 2020

Les conflits d'intérêts du Garde des Sceaux




Le vendredi 18 septembre 2020, un communiqué d'Eric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux a annoncé l'ouverture d'une enquête dirigée contre trois magistrats, deux exerçant leurs fonctions au Parquet national financier (PNF), et Eliane Houlette, ancien Procureur national financier, aujourd'hui retraitée. Cette enquête administrative est présentée comme se déroulant "en amont d’éventuelles poursuites disciplinaires, portant sur un dysfonctionnement de service ou sur la manière de servir d’un magistrat (...)". 

A l'évidence, le Garde des Sceaux entend régler les comptes de l'avocat Dupond-Moretti. Celui-ci n'a pas apprécié l'enquête préliminaire menée par le PNF qui, en 2014, avait obtenu les relevés téléphoniques ("fadettes") de certains avocats. Cette réquisition avait pour but d'identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et son avocat, Maître Thierry Herzog, qu'ils étaient sur écoute, dans le cadre de l'affaire de trafic d'influence. A l'époque, l'ancien président était accusé d'avoir promis à un ex-haut magistrat un poste à Monaco en échange d'informations sur l'affaire en cours. Maître Dupond-Moretti faisait partie des avocats dont les fadettes ont été communiquées, et lorsqu'il l'a appris, au printemps 2020, il a déposé une plainte pour  "atteinte à la vie privée", plainte retirée le jour même de sa nomination comme garde des Sceaux.

Devenu Garde des Sceaux, l'avocat entend bien se venger et, dans ce but, il n'hésite pas à organiser l'intimidation des magistrats du PNF, et, derrière le PNF, de l'ensemble de la magistrature. 

 

Intimidation des magistrats

 

Le Garde des Sceaux saisit donc l'Inspection générale de la Justice (IGJ). Deux jours plus tôt, cette même Inspection, déjà saisie par Madame Belloubet quelques jours avant le changement de gouvernement, avait pourtant rendu un rapport ne constatant aucune violation du droit dans la gestion de cette affaire par le PNF. Et le rapport de préciser que "les dispositions du code de procédure pénale relatives aux réquisitions adressées aux opérateurs de téléphonie ne prévoient aucune protection liée à l'exercice de la profession d'avocat". Pourquoi le droit interdirait-il l'accès aux fadettes des avocats, alors qu'il autorise l'interception de leurs conversations, sous la seule condition d'information du bâtonnier ? Dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, la Cour européenne des droits de l'homme refuse de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. La Cour de cassation elle-même, dans une décision du 22 mars 2016 avait refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog. Rien dans le code de procédure pénale ne laisse penser que l'accès aux fadettes dans le cadre d'une enquête préliminaire serait illégal. Mais précisément, l'avocat Dupond-Moretti ne l'entend pas de cette oreille. Le droit ne lui convient pas, et il entend bien le changer.

L'IGJ a rendu un rapport exonérant totalement le PNF et se bornant à suggérer quelques améliorations organisationnelles pour lutter contre la lenteur des procédures. Qu'à cela ne tienne ! le Garde des Sceaux demande un second rapport à la même Inspection générale. Etrange choix. Certes la règle Non bis in idem n'est pas directement en cause, car le rapport de l'IGJ n'a pas l'autorité de chose jugée et le rapport qu'elle est invitée à faire n'aura rien de disciplinaire. Mais cette institution est de nature purement administrative et elle demeure placée sous l'autorité du Garde des Sceaux. Sera-t-elle en mesure de résister à la pression du ministre qui exige un second examen de la même affaire dans le but d'obtenir des conclusions différentes ?

Cet acharnement du Garde des Sceaux est d'autant plus étrange que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), cette fois saisi par le Président de la République a, lui aussi, rendu un avis rendu public le même jour que le rapport de l'IGJ. La déception du Garde des Sceaux a dû être grande, car le CSM se prononce cette fois sur l'affaire Fillon évoquée lors de l'audition de Mme Houlette  devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les obstacles à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le CSM mentionne que les relations entre le pouvoir exécutif et le PNF se sont déroulées "dans le strict respect du cadre légal", même si les relations avec le parquet général "ont pu être marquées par une certaine tension, dans un contexte politico-médiatique hors-norme". Aucune irrégularité n'est donc reprochée au PNF, ce qui doit agacer le ministre. Mais cet agacement a dû confiner à l'irritation lorsque le CSM ajoute que pour résoudre les problèmes liés aux relations institutionnelles entre le parquet général et le PNF, "il conviendrait "d'aligner intégralement le statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège". Le CSM suggère donc de mettre fin au pouvoir hiérarchique du Garde des Sceaux sur les magistrats du parquet. Inutile de dire que ce rapport n'a certainement pas été du goût d'Eric Dupond-Moretti.
 
Si l'on s'en tient à cette analyse, on peut simplement déduire que les magistrats du PNF ne risquent rien, dans la mesure où aucun manquement à la discipline ne semble devoir être retenu contre eux. Reste la question essentielle : Pourquoi le Garde des Sceaux se livre-t-il à une telle mascarade ?  
 
 

Bygmalion. Les Goguettes, en trio mais à quatre. 2016


Protéger Nicolas Sarkozy

 

L'ancien président de la République doit être jugé devant le tribunal correctionnel de Paris, d'abord fin novembre pour corruption et trafic d'influence dans l'affaire dite "des écoutes", puis au mois de mars 2021 pour financement illégal de sa campagne électorale, dans l'affaire Bygmalion. Or le Garde des Sceaux voudrait entraver le cours normal de la justice qu'il ne procéderait pas autrement. Déjà, le numéro de duettistes auquel il s'est livré à l'Assemblée avec Éric Ciotti, sarkozyste historique, ne manquait pas de saveur. Il ne fait aucun doute, en effet, que Nicolas Sarkozy et ses avocats vont user de tous les moyens juridiques à leur disposition pour repousser ces procès, QPC et... mise en cause de l'accusation. N'est-il pas envisageable qu'ils demandent que le report du premier procès au motif qu'une inspection est en cours ? Ensuite, peut-être espèrent-t-ils que ces procédures saperont la crédibilité de l'accusation, en l'occurrence portée par le PNF ? Les enquêtes diligentées par le Garde des Sceaux ont exactement le même objet : décrédibiliser et fragiliser le Parquet financier.


Menacer le Parquet national financier



Eric Dupond-Moretti ne peut ignorer que les accusations qu'il formule contre les trois magistrats du PNF sont totalement dépourvues de fondement juridique. Mais peu importe, un avocat sait qu'il n'y a pas de fumée sans feu, qu'il suffit de prendre une posture pour provoquer le soupçon... et c'est ce qu'il fait, en vieil habitué des prétoires. La procédure diligentée contre les trois magistrats vise en réalité l'ensemble du PNF, invité à se tenir tranquille. Il est vrai que l'avocat Dupond-Moretti n'est sans doute guère satisfait car il n'a jamais gagné une seule affaire initiée par le Parquet financier. De Cahuzac à Balkany, cela s'est toujours mal passé et certains dossiers défendus par Maître Dupond-Moretti sont toujours devant le PNF. Il a certes officiellement renoncé à son cabinet d'avocat, au moins provisoirement, mais le problème reste entier. En démolissant le Parquet financier, le ministre agit dans l'intérêt objectif de ses anciens clients.
 
Une institution qui a rapporté plus de dix milliards d'euros à l'Etat, en sanctionnant les produits de la corruption et de la fraude fiscale ne plaît pas à tout le monde. Au moment où va bientôt s'ouvrir une nouvelle campagne électorale, avec des besoins en financement toujours plus grands, il est peut-être temps d'inviter le PNF à se faire discret, sinon... 
 
L'analyse est évidemment confortée par l'attitude générale du ministre vis-à-vis de la magistrature. Après avoir affirmé sa volonté de protéger son indépendance, il la poursuit de sa vindicte, d'abord en attaquant de front le PNF, ensuite en proposant la nomination d'une avocate à la direction de l'Ecole nationale de la magistrature.
 
 

Au coeur du conflit d'intérêts

 

Nous nous trouvons ainsi au coeur du conflit d'intérêts. Ces décisions sont-elles prises par le Garde des Sceaux dans un but d'intérêt général ou par l'avocat Dupond-Moretti profitant de son poste ministériel pour régler ses comptes ? Le simple fait de poser la question témoigne de l'ampleur du problème. 

Le conflit d'intérêts est défini par plusieurs textes, car il peut concerner aussi bien les ministres que les parlementaires, les magistrats ou les élus locaux. Dans tous les cas, la même définition a cours, inspirée du rapport Sauvé remis au Président de la République en janvier 2011 : "constitue un conflit d'intérêts toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction". Il faut insister sur cette notion d'apparence du conflit d'intérêts : il suffit que la situation suscite le doute sur son existence pour qu'il soit constitué. Car l'institution ainsi soupçonnée ne peut plus, en effet, inspirer le respect.

Il est vrai qu'Eric Dupond-Moretti ne semble guère préoccupé par ces questions. La déclaration d'intérêts qu'il devait remettre à la Haute autorité sur la transparence de la vie politique dans les deux mois suivant sa nomination ne figure toujours pas sur son site. Mais il ne s'agit là que d'un détail par rapport au conflit d'intérêts que représentent ses démarches visant à intimider, voire détruire, le PNF.  Les décisions du ministre mériteraient sans doute une réflexion juridique plus approfondie sur l'existence même de ce conflit d'intérêts ? La Haute Cour de Justice ne pourrait-elle être saisie d'une plainte sur ce fondement ?



1 commentaire:

  1. Cet épisode s'ajoute donc à d'autres écarts ou manquements de l'actuel gouvernement concernant l'indépendance de la justice ou les libertés publiques.
    Jean Reinert
    Auteur dramatique

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