« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 9 septembre 2020

Derrière le masque : le Conseil d'Etat administrateur


En 1932, Léo Goldenberg, devenu Léo Hamon après la guerre, obtenait le prix de thèse de la Faculté de droit de Paris pour son travail sur "Le Conseil d'Etat, juge du fait, Etude sur l'administration des juges". C'était faire preuve d'une grande clairvoyance, à une époque où le contrôle des faits par le juge administratif se réduisait à celui de leur exactitude matérielle et de leur qualification juridique. Aujourd'hui, "l'administration des juges" est une réalité et les deux ordonnances rendues par le juge des référés le 6 septembre 2020 en témoignent. 

La première refuse de suspendre l'arrêté du préfet du Rhône portant obligation du port du masque pour toutes les personnes âgées de plus de onze ans dans l'ensemble des voies publiques et des lieux ouverts au public des villes de Lyon et Villeurbanne. La seconde enjoint au contraire à la préfète du Bas-Rhin de réécrire son arrêté ou d'en prendre un nouveau dans le délai de 24 heures. Si le juge estime qu'elle pouvait imposer le port du masque à l'ensemble des habitants de Strasbourg, une contrainte identique est jugée trop lourde pour les habitants de cités plus petites comme Bischeim, Bischwiller, Obernai, Saverne etc. 

 

Un pouvoir hiérarchique ? 


Les deux décisions semblent placées sous le sceau du bon sens. Il est difficile en effet de considérer comme une atteinte à la liberté le fait d'imposer le port du masque aux habitants de villes dans lesquelles le virus circule largement et marquées par une très forte densité de population. En revanche, dans des cités moins denses, il devient possible de limiter cette contrainte au seul centre ville. Une solution de bon sens sans doute, mais une décision par laquelle le Conseil d'Etat en vient à exercer une sorte de tutelle hiérarchique sur le préfet. Le pouvoir hiérarchique s'exerce en effet "sans cause déterminée", c'est-à-dire aussi bien pour des motifs de légalité que de pure opportunité. Il implique à la fois le pouvoir d'annulation des décisions prises par le subordonné mais aussi le pouvoir de réformation. C'est exactement ce que fait le juge des référés du Conseil d'Etat dans les deux référés du 8 septembre 2020. Il fait acte d'administrateur pour définir les critères d'exercice du pouvoir discrétionnaire, et impose la réformation de l'arrêté de la préfète du Bas-Rhin.

 

Les normes de référence

 

Cette analyse est confortée par la légèreté des références juridiques invoquées par le juge des référés. Les visas des décisions se bornent à rappeler la loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l'urgence sanitaire et le décret du lendemain qui, dans son article 50, confère aux préfets de larges compétences dans les zones de circulation active du virus. On ne retrouve pas le visa habituel : "Vu la Constitution et notamment son Préambule" et il est clair que le juge ne s'appuie que sur les textes qui fondent la compétence préfectorale en matière de lutte contre le Covid-19. Il ne juge pas ces arrêtés par rapport à la norme supérieure mais en substituant son appréciation à celle des préfets. 

En dehors des visas, dans le texte même des ordonnances, on trouve tout de même la référence suivante : "La liberté d'aller et de venir et le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle (...) constituent des libertés fondamentales". Il s'agit de justifier la compétence du juge des référés, au sens de l'article L 521-2 du code de la justice administrative. Le juge doit impérativement citer une "liberté fondamentale" pour pouvoir se prononcer dans le cadre d'un référé-liberté. Il le fait donc, s'acquittant à la hâte d'une obligation de pure forme. 

 


Choeur des Bohémiennes et des Matadors. La Traviata. Verdi

 

 

Liberté personnelle ou vie privée

 

La formulation suscite en effet une certaine perplexité. La référence à la liberté d'aller et de venir en matière de masque ne semble pas la plus pertinente. En quoi la fait d'être contraint de porter un masque empêche-t-il de circuler ? La formulation liant "la liberté d'aller et de venir et le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle" a certes déjà été utilisée par le juge des référés, mais dans un autre contentieux, celui du burkini. Dans une ordonnance du 26 août 2016, rendue cette fois par une formation collégiale compétente en matière de référé, le Conseil d'Etat suspend l'arrêté du maire de Villeneuve-Loubet interdisant l'accès à la plage aux personnes portant une tentant manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse. En l'espèce, il considère que le maire ne faisait pas été de circonstances particulières témoignant d'un risque avéré pour l'ordre public. Là encore, on ne voit pas très bien dans quelle mesure la liberté de circulation était affectée, puisqu'il suffisait de changer de tenue pour se rendre à la plage.

La "liberté personnelle" doit donc être comprise comme celle de s'habiller comme on l'entend, y compris sans masque. Certes, mais cette "liberté personnelle" se ramène alors au droit au respect de la vie privée, telle que la définit notamment la Cour européenne des droits de l'homme. Elle considère en effet que le choix de l'apparence relève de la vie privée car elle reflète la personnalité de chacun. Tel est le cas de la coiffure (CEDH, 13 juin 2013, Popa c. Roumanie), voire le fait de se montrer nu en public (CEDH, 28 octobre 2014, Gough c. Royaume-Uni). Le juge des référés du Conseil d'Etat aurait pu d'autant plus se fonder sur la vie privée que la Cour européenne reconnait assez volontiers que les Etats peuvent imposer à leurs ressortissants des restrictions à ce droit à l'apparence, dès lors qu'elles sont justifiées par une "nécessité impérieuse". En l'espèce, il est bien clair que le risque épidémiologique constitue l'une de ces nécessités justifiant une telle atteinte. 

La décision du juge aurait donc pu s'appuyer sur des fondements juridiques plus solides et notamment sur la jurisprudence de la CEDH. Elle aurait pu, mais elle ne l'a pas fait, oubliant la Convention européenne dans les visas. On peut se demander si le Conseil d'Etat n'a pas désormais tendance à se considérer comme le supérieur hiérarchique de toute l'administration, sorte d'administrateur suprême qui n'a pas réellement besoin de motiver ses décisions. Une nouvelle démonstration du fait que le Conseil d'Etat n'est pas le juge de l'administration, mais un juge qui administre.


Sur le contrôle de l'administration par le Conseil d'Etat: Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 3, § 2 A






1 commentaire:

  1. Contrairement à certains qui s'évertuent à nous donner une vision idyllique de l'oeuvre des fonctionnaires du Palais-Royal (Cf. "Le Conseil d'Etat face à la contestation des décisions étendant le port du masque", Jean-Eric Schoettl, Le Figaro, 9 septembre 2020, p. 16), vous nous livrez une réalité moins rose de la plus haute juridiction administrative française.

    A la manière d'un peintre impressionniste, au fil de neuf années d'exégèse poussée de sa jurisprudence, par touches successives, vous parvenez à nous livrer un tableau de ce qu'est et de ce que n'est pas, de ce que fait et de ce que ne fait pas le Conseil d'Etat pour être le prétendu défenseur naturel des libertés des citoyens. Ce serait plutôt le contraire.

    Sa devise pourrait être faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais ! Preuve en est qu'il applique à l'administration une présomption de crédibilité (Paul Cassia) et au citoyen lambda une présomption de culpabilité. Mais, dans le même temps, il revendique l'application du principe de la présomption d'innocence pour ses ouailles censées être à cheval sur la déontologie. Rappelons que son vice-président, Bruno Lasserre est mis en examen pour complicité de harcèlement moral (pour des faits remontant au temps où il dirigeait une autorité administrative indépendante) ! Mais, tout de même... Il n'a jamais pensé démissionner. Rappelons que celui qui aspirait à devenir son successeur, l'ex-secrétaire général du gouvernement, Marc Guillaume fils du conseiller d'Etat, ex-président de la CIJ, Gilbert Guillaume fut promptement reversé dans le corps préfectoral (sous la pression du nouveau premier ministre, Jean Castex), a sur les bras une ennuyeuse affaire de sexisme, misogynie, de propos inappropriés et autres joyeusetés qui auraient du lui valoir quelques sanctions administratives (Cf. "Marc Guillaume, la disgrâce du 'grand chambellan'", Olivier Faye/Solenn de Royer, Le Monde, 7 août 2020, pp. 6 et 7). Mais, il n'en a rien été. On ne s'attaque pas aux plus hauts représentants de la Caste, de La Noblesse d'Etat.

    "Comprenne qui voudra" nous rappelle Paul Eluard !

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