Il convient sans nul doute de
saluer la réunion du Forum de Paris sur la paix. Excellente initiative que de
créer un événement international appelé à se renouveler et qui permet de
rassembler régulièrement responsables politiques, organisations
internationales,
think tanks, ONG,
experts et autres personnes ou entités actives sur le plan mondial. Instance de
contact, de dialogue et d’échanges, ce Forum peut devenir un laboratoire
d’idées, mais aussi un creuset dont sortiront des projets concrets donnant vie à
des actions multilatérales. Son agenda se moulera sur les questions qui
relèvent d’intérêts communs et qui ne peuvent être traitées ni de façon
unilatérale, ni même par les seuls États. Il pourra contribuer à définir les
priorités de l’action internationale et aux décisions qu’elles appellent. Les concepteurs
du Forum doivent en être remerciés par tous.
On n’en dira pas autant, hélas,
de la « commémoration » de l’armistice de 1918, qui n’a que trop été
confondue avec le Forum, comme si on devait lire la victoire des Alliés à la lumière
du Forum, réécrire le passé au nom du présent, voire d’un avenir projeté.
D’abord, célébrer serait plus juste que commémorer, même si l’on ne retient que
la dimension doloriste du souvenir, les souffrances des soldats et des peuples
impliqués dans le conflit : en effet, l’arrêt du conflit est un jour
heureux, et c’est bien comme cela que les acteurs et témoins du moment l’ont
vécu. Tous les documents disponibles en témoignent. Ensuite, cette fin des
combats sur le front français et belge correspondait à la victoire, et là
encore témoins et acteurs l’ont vécue comme telle, dans l’enthousiasme et la
fierté.
Or la présentation faite par les
autorités officielles comme par les commentateurs ou par des historiens qui
sont plutôt des idéologues a en quelque sorte gommé la victoire. En mettant un
signe d’égalité entre les belligérants, confondus dans la souffrance, on a
oublié qu’il y avait deux camps, qui ne combattaient pas au nom des mêmes
valeurs. On a privé nombre de Poilus de leur vie, de leur intégrité physique ou
morale, voilà maintenant qu’on leur vole leur victoire. Se seraient-ils
accrochés à leur sol avec tant d’héroïsme et de sacrifices s’ils n’avaient pas
défendu, car ils se défendaient contre un envahisseur, leur sol et leur mode de
vie, leurs principes et leurs libertés ? On critique beaucoup le président
Trump : il a au moins eu le mérite de souligner, au cimetière de Suresnes,
que soldats américains et français s’étaient battus pour des valeurs communes,
la démocratie et la liberté. La liberté, que nous n’aurions pas conservée si
l’Allemagne avait gagné, comme la suite l’a montré. Au passage, on oublie aussi
que la France a combattu pour reprendre l’intégrité de son territoire national
avec l’Alsace Moselle, curieusement passés à l’as dans cette
« commémoration ». N’y aurait-il pas lieu de s’en féliciter ?
Alors il paraît qu’il faut
distinguer l’histoire et la mémoire. La mémoire, c’est ce qui reste aux
générations actuelles, l’histoire serait le domaine du passé, des bibliothèques
et des spécialistes. La mémoire serait sélective, elle imposerait une
réécriture permanente au nom des perceptions souhaitables des événements. Ce
qu’il conviendrait de garder de la Grande guerre, ce sont les boucheries,
massacres, destructions, ainsi que l’échec de la reconstruction de la paix. Grand
malheur, la guerre serait une catastrophe dont tous seraient responsables,
c’est-à-dire personne, et l’on pleurerait sur les victimes. Et tous, ou
presque, de s’incliner devant
les
Somnambules, de Christopher Clark, livre qui soutient cette thèse, qui
repose sur une idée fausse. Idée fausse qui est en même temps une mauvaise
action, visant à exonérer l’Allemagne d’une responsabilité qu’elle a elle-même
reconnue.
Gloire immortelle de nos aïeux. Choeur des soldats. Faust. Gounod
Sans doute la réconciliation
franco-allemande est une immense réussite en même temps qu’une condition de la
paix en Europe et il faut veiller sur elle comme sur la prunelle de nos yeux. Elle
ne justifie pas pour autant que l’on travestisse la réalité. Ce n’est pas être
cocardier que de constater que l’Allemagne en 1914 a pris l’initiative d’envahir
la Belgique, Etat neutre, sans déclaration de guerre, puis la France et que le
conflit s’est déroulé sur leur sol avec d’immenses destructions. Ce n’est pas
être nationaliste que d’admirer la génération des Français de 1914 qui n’ont
pas cédé, qui sont des héros autant que des victimes, et que l’on doit célébrer
comme tels. Pour ne pas déplaire à l’Allemagne, on occulte tout cela au profit
de commémorations tronquées.
Comment ne pas éprouver un
malaise lorsque l’on constate que, ce 11 novembre 2018, une chancelière
allemande est accueillie en majesté alors que les Britanniques, qui ont
combattu vaillamment aux côtés des Français, sont pratiquement absents et comme
passés sous silence ? Ils ont quant à eux un autre respect de leur
victoire, qui est aussi la nôtre. On a raison de bien traiter Madame Merkel,
mais où est le Royaume-Uni, belligérant à nos côtés ? A-t-on honte de la victoire que l’on insiste à ce point sur sa fragilité et sur une
quasi-victoire allemande ? On ne sait plus qui a déclenché la guerre, on
ne dit plus qui l’a gagnée. Dans une commémoration digne de George Orwell, on
gomme le passé, ou plutôt on le réécrit. Certains ont voulu une loi contre les fake news : excellente occasion de
l’appliquer !
La journée réservait, hélas, une
autre incongruité. Dans un tweet, le ministre de l’Intérieur et des cultes, M.
Castaner, notait que « 7 000 Juifs de France » avaient péri dans
les tranchées, et qu’il honorait leur mémoire avec M. Netanyahu, premier
ministre israélien. Voilà qui attriste d’abord, qui indigne ensuite. Ces
« Juifs de France » n’étaient-ils des Français comme les autres,
parmi d’autres, fondus dans la masse des Poilus ? Ne se vivaient-ils pas
comme tels ? Le fichage des convictions religieuses n’est-il pas interdit ?
Et M. Netanyahu, représentant d’un Etat qui n’existait pas alors, quel titre aurait-il
à annexer ces citoyens français, morts pour la France ? L’affaire Dreyfus
n’a-t-elle pas amplement démontré que la République ne distinguait pas entre
ses enfants ? Pourquoi singulariser ainsi une communauté, la détachant en
quelque sorte de la nation, rejoignant curieusement l’antisémitisme
ordinaire ? Sans doute y a-t-il là un petit calcul politique, voire
électoral, mais vouloir faire voter les morts au nom de réalités anachroniques relève
au mieux de la sottise, au pire de la bassesse.
Décidément, on a vécu ce centenaire comme une victoire
en pleurant.
Serge Sur
Professeur émérite de droit public à l'Université Panthéon-Assas