« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 31 octobre 2017

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme est publiée au Journal officier daté du 31 octobre. Elle n'a fait l'objet d'aucune saisine parlementaire du Conseil constitutionnel et sa constitutionnalité ne pourra donc qu'être évoquée qu'à l'occasion d'éventuelles questions prioritaires de constitutionnalité posées lors de contentieux liés à sa mise en oeuvre. Pour le moment, la seule contestation est donc militante et médiatique, l'essentiel du discours consistant à dénoncer un maintien ou une pérennisation de l'état d'urgence.

Les discours militants, quelle que soit leur origine, ont malheureusement comme point commun d'être simplificateurs. Avant de forger son opinion en toute connaissance de cause, il convient de connaître la loi, le régime juridique qu'elle met en place comme le contenu des prérogatives qu'elle accorde à l'Exécutif. 

La sortie de l'état d'urgence


La loi du 30 octobre 2017 a pour effet immédiat, non pas la pérennisation, mais la sortie de l'état d'urgence. Le droit applicable n'a désormais plus pour fondement la loi du 3 avril 1955. Celle-ci ne disparaît pas pour autant de l'arsenal juridique et rien n'interdirait de déclarer de nouveau l'état d'urgence, si certaines circonstances le justifiaient, par exemple une catastrophe naturelle ou un attentat cyber-terroriste désorganisant les services publics. 

Cette sortie de l'état d'urgence doit elle être saluée ou doit-on la regretter ? Là encore, chacun forgera son opinion et il est bien inutile de revenir sur le débat qui, depuis 2015, oppose ceux qui dénonçaient un droit d'exception et ceux qui demandaient toujours plus de sécurité. En réalité, la loi du 30 octobre 2017 constitue le point d'aboutissement d'un processus engagé depuis de longues années. 

Le terrorisme contextuel


A la fin du XXe siècle, le terrorisme était considéré à travers un double prisme. D'une part, il faisait l'objet d'une approche pénale, et on se préoccupait de le réprimer. On a vu alors la création de juges spécialisés, d'un parquet anti-terroristes et de toute une série d'infractions dont l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste. D'autre part, le terrorisme était perçu comme un évènement exceptionnel, différentes "vagues" ayant frappé notre pays, des attentats d'Action Directe à ceux perpétrés par les adeptes de l'islam radical. 

La loi du 30 octobre 2017, mais ce n'est pas la première, a quelque chose de dérangeant dans la mesure où elle nous montre que le terrorisme est désormais un élément contextuel qui menace l'ensemble de la vie en société, menace qui franchit les frontières, face noire d'une mondialisation dont on vantait généralement les bienfaits. Le parlement légifère donc aujourd'hui à partir d'une approche globale et permanente de la menace terroriste. Il vise davantage à prévenir le terrorisme qu'à le réprimer. Les prérogatives accordées à l'Exécutif par la loi reflètent cette nouvelle analyse de la menace et des moyens d'y faire face.

Dès lors que le terrorisme est perçu comme une menace permanente, le législateur en fait l'objet d'une police administrative, police spéciale qui permet à l'Exécutif de limiter l'exercice de certaines libertés publiques en fonction de la menace pour l'ordre public que représente le terrorisme. 

Les périmètres de sécurité


La liberté de circulation est la première à laquelle il est possible de porter atteinte sur le fondement de la loi du 30 octobre 2017. Un nouveau chapitre 6 du code de la sécurité intérieure autorise la création, par arrêté préfectoral, de périmètres de protection pour assurer la sécurité d'un lieu ou d'un évènement. Rien de bien nouveau dans ce domaine et les forces armées comme les forces de police mettent en place depuis longtemps des "bulles" destinées à protéger un évènement, tel que le G8 de Dauville en 2011, le 70è anniversaire du Débarquement en Normandie ou encore la coupe d'Europe de football en 2016. En tout état de cause, ces périmètres de protection sont perçus comme provisoires. L'arrêté qui les instaure a une durée de validité d'un mois, éventuellement renouvelable si les conditions prévues continuent d'être réunies.

A l'intérieur de ce périmètre de sécurité, les membres des forces de police, y compris les polices municipales dès lors qu'elles sont placées sous l'autorité d'un officier de police judiciaire, peuvent exercer des contrôles d'identité, palpations, fouilles des bagages et des véhicules. Les personnes qui refusent de s'y soumettre se voient refuser l'entrée du périmètre de sécurité ou sont reconduites à l'extérieur. Sur le fond, ces dispositions ne changent guère les pratiques existantes, si ce n'est qu'elles leurs confèrent un fondement législatif solide.

Les bons juges. James Ensor 1860-1949


Les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance

 

La liberté de circulation individuelle peut également être l'objet de restrictions.  La loi du 30 octobre 2017 n'évoque plus l'assignation à résidence, mais "la mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance". Elle est susceptible d'être prise à l'égard d'une "personne à l'égard laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité pour la sécurité et l'ordre publics", formule reprise des différentes lois sur l'état d'urgence, depuis celle du 20 novembre 2015.

Elle est aujourd'hui complétée par quelques précisions sur le comportement visé. Est ainsi concerné celui qui "entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme". La formule est relativement claire. En revanche, la suite de la phrase est plus confuse, car est aussi concerné celui qui "soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s'accompagne d'une manifestation d'adhésion à l'idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tes actes". On attend avec impatience la question prioritaire de constitutionnalité qui portera sur cet élément de phrase. Si la notion d'apologie a un contenu juridique, notamment en matière d'apologie de crimes de guerre, celle de soutien ou d'adhésion à des thèses incitant au terrorisme manque de clarté. Le risque d'abrogation pour manque de lisibilité de la loi est loin d'être négligeable, surtout si l'on se souvient que le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 10 février 2017, a abrogé le délit de consultation habituelle de sites terroristes.

Reste à s'interroger sur l'abandon de la notion d'assignation à résidence. S'agit-il simplement de rompre avec une terminologie ambiguë ? Bon nombre de ceux qui dénonçaient l'assignation à résidence pensaient en effet que la personne devait rester enfermée chez elle nuit et jour... Peut-être, mais la formule nouvelle s'accompagne aussi d'un d'assouplissement du dispositif. C'est ainsi que le périmètre de l'astreinte ne pourra désormais être inférieur au territoire de la commune et ne pourra plus être limité au seul domicile. De même, et reprenant sur ce point la jurisprudence du Conseil d'Etat, le texte précise que cette assignation doit permettre à l'intéressé de "poursuivre sa vie familiale et professionnelle". Par voie de conséquence, le pointage auprès des services de police ou de gendarmerie ne pourra pas être imposé plus d'une fois par jour. Là encore, la loi nouvelle s'écarte assez sensiblement de l'ancienne assignation à résidence prévue dans l'état d'urgence.

Enfin, pour tenir compte de la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017, il est prévu, depuis la loi du 19 décembre 2016, que cette mesure ne peut être prise que pour trois mois renouvelables. Au delà d'une durée de six mois, le préfet devra faire état "d'éléments nouveaux ou complémentaires". Cette condition risque cependant d'avoir fort peu d'effets concrets car, dans une ordonnance de référé du 25 avril 2017, le Conseil d'Etat s'est contenté d'apprécier la menace que représente la personne pour l'ordre public, sans trop se préoccuper de recherches des éléments nouveaux.


La liberté de culte


Un nouveau chapitre VII du code de la sécurité intérieure permet à l'autorité administrative de décider la fermeture de lieux de culte. Dans sa rédaction ancienne, l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 autorisait le préfet ou le ministre de l'intérieur à ordonner "la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature". Dans la loi de prorogation de l'état d'urgence du 21 juillet 2016, la commission des lois du Sénat avait obtenu que cette fermeture ne puisse être prononcée qu'à l'égard des lieux de culte : "en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes". Cette rédaction impose de fonder la décision de fermeture des lieux de culte sur l'existence d'une infraction, ce qui n'est pas une garantie négligeable, si l'on considère que le juge administratif pourra ensuite apprécier la réalité du motif invoqué. 
La loi du 30 octobre 2017 reprend cette formulation. Elle ajoute que cette fermeture est prononcée "aux fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme", formulation qui sera sans doute utilisée par le juge pour exercer son contrôle de proportionnalité de la mesure prise. Le législateur prévoit d'ailleurs que celle-ci peut donner lieu à une action en référé devant le juge administratif.

 

La vie privée


Enfin, la loi du 30 octobre 2017 autorise les "visites et saisies" au domicile des personnes lorsqu'il il existe des de « raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics ».. Là encore, la loi évite de mentionner des  "perquisitions", terme réservé aux procédures pénales et susceptible donc de créer une confusion.
On se souvient  que le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mars 2017, a déclaré inconstitutionnelle la procédure qui faisait intervenir le juge des référés du Conseil d'Etat pour autoriser la perquisition, en lui confiant en même temps le contrôle a posteriori de cette mesure. Le législateur, peut-être un peu agacé par le frégolisme de la Haute juridiction administrative, tire les leçons de cette décision. Il rend en effet au juge judiciaire l'intégralité du contentieux des visites domiciliaires.  Le juge des libertés et de la détention est donc désormais compétent pour autoriser la visite, en contrôler le déroulement et, le cas échéant, autoriser l'exploitation de données saisies. Enfin, il est précisé que le contentieux indemnitaire des visites et saisies relève également de l'ordre judiciaire.
Nous voici donc bien loin de la "pérennisation de l'état d'urgence" annoncée par nombre de commentateurs. La loi du 30 octobre 2017 est sans doute loin d'être parfaite, mais elle s'efforce au moins de rendre au juge judiciaire une partie de ses compétences naturelles. On peut seulement regretter qu'elle ne soit pas allée au bout du raisonnement. En effet, les mesures individuelles de restriction à la liberté de circulation constituent aussi des "atteintes à la liberté individuelle" qui devraient relever du juge judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution. On peut espérer que ce moyen sera soulevé dans une future QPC, même s'il n'a guère de chance de prospérer. En effet, le Conseil constitutionnel a, depuis longtemps, adopté une interprétation très étroite de l'article 66, directement inspirée de l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat. Pour l'un comme pour l'autre, l'atteinte à la "liberté individuelle" ne concerne que l'enfermement pur et simple, interprétation qui permet d'exclure le juge judiciaire de toutes les mesures qui constituent des restrictions à la liberté de circulation, voire à d'autres libertés, sans entrainer d'enfermement. Sur ce point, le législateur est passé à côté d'une occasion de rendre au juge judiciaire un contentieux qui lui appartient par nature et d'écarter une jurisprudence qui a pour conséquence de vider un article de la Constitution de son contenu. Or précisément l'article 66 pourrait être un formidable outil de protection et d'approfondissement des libertés. 


Sur la lutte contre le terrorisme et l'état d'urgence : Chapitre 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

samedi 28 octobre 2017

QPC : Le Traitement des antécédents judiciaires ou l'éloge de la complexité

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé, le 27 octobre 2017, sur la protection des données personnelles dans la mise en oeuvre du Traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Il sanctionne en effet la procédure d'effacement, en estimant qu'elle porte atteinte au droit au respect de la vie privée.

Le TAJ


Ce fichier est produit de la mutualisation des fichiers STIC et Judex développés par la police et la gendarmerie. Il a pour objet de faciliter la constatation des infractions pénales et la recherche de leurs auteurs. A cette fin, il conserve des informations recueillies par les services de police et de gendarmerie au cours des enquêtes préliminaires ou de flagrance, des investigations liées à des crimes, des délits et des contraventions de 5è classe. On observe cependant que la durée de conservation n'est pas identique selon les cas, de 5 ans pour les contraventions à 40 ans pour les crimes les plus graves.

Trois catégories de personnes sont susceptibles de figurer dans le TAJ : celles à l'encontre desquelles il existe des indices rendant vraisemblable qu'elles aient commis une infraction, les victimes et enfin les personnes faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction pour recherche des causes de la mort ou d'une disparition. Le nombre effectif de personnes ainsi fichées est mal connu. Sur son site, la CNIL estimait, en 2015, à 9 500 000 le nombre des "mis en cause" fichés dans le TAJ. Le Figaro du 27 octobre 2017 double cette évaluation à presque 18 millions de personnes. L'importance du fichage est d'autant plus incertaine que le nombre de personnes fichées comme victimes n'est pas communiqué. 

Le requérant, Mikhail P., est un ressortissant allemand qui a été condamné en France pour violences volontaires avec usage d'une arme. Il a cependant été dispensé de peine par le tribunal correctionnel, au motif que son acte n'avait pas entrainé pour la victime une interruption totale de travail (ITT) supérieure à huit jours. Invoquant cette dispense de peine, il demande au procureur de la République l'effacement des données personnelles le concernant conservées dans le TAJ. Le problème est que  l'article 230-8 du code de procédure pénale (cpp) prévoit l'effacement en cas de relaxe, de non-lieu, d'acquittement ou de classement sans suite, pas dans l'hypothèse d'une remise de peine. Cette restriction semble logique, dans la mesure où la culpabilité de la personne demeure, dans ce cas, judiciairement établie. Quoi qu'il en soit, Mikhail P. considère que le fait qu'il ne puisse obtenir l'effacement dans le cas d'une dispense de peine constitue une atteinte à sa vie privée.

Un second examen


Avant de répondre à cette QPC, le Conseil s'interroge sur sa recevabilité. On sait que la question posée au Conseil doit être "nouvelle". Or le Conseil s'était  déjà prononcé sur l'article 230-8 du code pénal dans sa décision du 10 mars 2011 (Loppsi 2). Il estime cependant, comme la Cour de cassation dans sa décision de renvoi, que l'intervention de la loi du 3 juin 2016 qui en a modifié la rédaction constitue un changement de circonstances de droit. Un second examen est donc possible en 2017.

André Lanskoy. Mythe nébuleux


Le contrôle de proportionnalité


Depuis sa décision du 23 juillet 1999, le Conseil constitutionnel donne un fondement constitutionnel au droit au respect de la vie privée en le rattachant à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il précise, dans sa décision du 22 mars 2012, que la collecte et la conservation de données personnelles doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et mises en oeuvre de manière proportionnée à cet objectif.

Le TAJ présente la particularité de contenir des informations qui vont bien au-delà des simples antécédents judiciaires. On y trouve aussi des données telles que la situation familiale de la personne, voire des photographies permettant la mise en oeuvre d'un système de reconnaissance faciale, données dont le caractère personnel n'est pas contesté. Le motif d'intérêt général ne l'est pas davantage, dès lors que le TAJ est utilisé pour rechercher les auteurs d'infraction et mener à bien certaines enquêtes administratives.

Le Conseil constitutionnel exerce ensuite le contrôle de proportionnalité. A dire vrai, il déduit l'inconstitutionnalité d'un faisceau d'éléments dont aucun ne semble déterminant en soi. Il note ainsi, sans trop élaborer, que le TAJ conserve des informations personnelles, que la durée de conservation est fixée par le règlement et non pas par la loi et enfin qu'il est utilisé à des fins d'enquête administrative, par exemples celles qui sont obligatoires pour accéder à certains emplois sensibles.

De la disproportion de l'ensemble


Aucun de ces éléments ne constitue en soi une violation de la constitution, mais le Conseil est visiblement sensible à la disproportion qu'il constate entre l'importance du fichier et la limitation du droit à l'effacement des données. D'une part, les personnes fichées sont très nombreuses et, du moins pour un certain nombre, ne sont coupables d'aucune infraction. C'est vrai des personnes relaxées, acquittées ou qui ont bénéficié d'un non lieu. Mais c'est aussi vrai des victimes qui figurent également dans le TAJ. Très large dans le fichage, le TAJ est également très ouvert à la consultation. Forces de police et de gendarmerie, magistrats, mais aussi fonctionnaires chargés d'enquêtes purement administratives peuvent l'utiliser. D'autre part, et c'est là que réside le contraste, le droit d'effacement n'est ouvert qu'à un nombre très restreint de personnes. C'est précisément ce contraste que sanctionne le Conseil constitutionnel. 

Certes, le Conseil aurait pu statuer différemment, et cette décision montre que le contrôle de proportionnalité prend parfois l'allure d'une appréciation subjective. Il est cependant probable qu'il ait voulu sanctionner un législateur peu enclin à tenir compte de réserves déjà exprimées dans des décisions antérieures. Dans sa décision QPC du 16 septembre 2010 sur le fichier national des empreintes génétiques (FNAEG), le Conseil avait ainsi formulé deux réserves, la première limitant le prélèvement d'ADN aux infractions les plus graves, crimes et délits, la seconde affirmant que la durée de conservation doit être proportionnée à la gravité des infractions concernées. Dans le cas du Fichier TAJ, le législateur a étendu le fichage aux contraventions de 5è classe et il a laissé le pouvoir réglementaire organiser la durée de conservation, en prévoyant des durées particulièrement longues et dont le respect ne fait l'objet d'aucun contrôle sérieux.

Eloge de la complexité


Cette décision marque, à l'évidence, un durcissement par rapport à la première décision rendue en 2011 sur les fichiers d'antécédents judiciaires. A l'époque, le Conseil n'avait formulé aucune réserve sur la procédure d'effacement dont le champ était identique. Cette évolution trouve sans doute son origine dans l'influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, même si l'on sait qu'elle ne saurait lier le Conseil constitutionnel. Dans une décision du 18 avril 2013 M. K. c. France, la juridiction européenne a ainsi sanctionné pour atteinte à la vie privée le Fichier électronique des empreintes digitales (FAED). Il prévoyait en effet une durée de conservation est extrêmement longue, vingt-cinq ans, d'autant plus longue que ce fichage pouvait concerner des personnes condamnées mais aussi d'autres parfaitement innocentes. De même, dans l'arrêt Brunet c. France du 18 septembre 2014, la Cour précise que la procédure d'effacement du Système de traitement des infractions constatées (STIC) doit permettre à l'autorité compétente d'apprécier la proportionnalité du fichage aux finalités du traitement. 

Le dialogue des juridictions, devenu désormais une sorte de leitmotiv doctrinal, a donc ses avantages car il repose sur une volonté partagée de développer la protection des données personnelles. Mais aussi ses limites car il suscite une jurisprudence fluctuante, soumise à des influences diverses et parfois difficilement lisibles. 

Il convient alors de s'interroger non plus sur la finalité du fichier mais sur celle de la jurisprudence constitutionnelle. A t-elle pour objet de guider le législateur dans l'élaboration de la loi, de mettre en place une sorte de manuel de légistique ? La question mérite d'être clairement posée. En l'espèce, le message du Conseil constitutionnel manque de clarté, lorsqu'il apprécie, au cas par cas, si la durée de conservation des données comme la procédure d'effacement sont proportionnées à la finalité du fichier. Cette appréciation évalue avec le temps, avec le contenu plus ou moins sensible du fichier, avec le nombre des personnes fichées et leur innocence, ou non... autant de paramètres que le législateur devrait prendre en compte avant la création d'un fichier de police. A moins qu'il y renonce et décide d'attendre avec résignation la prochaine QPC.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.





mercredi 25 octobre 2017

Statue de Ploërmel : l'infaillibilité du Conseil d'Etat

Dans un arrêt du 25 octobre 2017, le Conseil d'Etat ordonne que soit retirée la croix surplombant la statue monumentale du pape Jean-Paul II, érigée Place Jean-Paul II à Ploërmel. Cette décision met fin au contentieux qui opposait la Fédération morbihannaise de la libre pensée au maire de Ploërmel qui revendique l'expression d'une "forte tradition catholique locale". Il est probable que personne n'est satisfait de la décision rendue, l'association requérante parce que la statue du pape demeure en place, la mairie parce qu'elle se voit obligée de retirer la croix qui la surplombe. Il en vrai qu'en matière de laïcité, le Conseil d'Etat est spécialiste de ce type de décision mi-chèvre, mi-chou. 

La CAA : le motif qui permet de ne pas statuer


Dans un premier temps, en avril 2015, le tribunal administratif de Rennes avait fait droit à la demande des libre-penseurs et avait enjoint au maire de retirer le monument, c'est à la dire à la fois la statue, l'arche qui la surplombait, et la croix venant coiffer une oeuvre de huit mètres de hauteur. La Cour administrative d'appel de Nantes (CAA), par un arrêt du 15 décembre 2015, avait annulé ce jugement. Elle avait en effet estimé que les demandes adressées au maire de Ploërmel tendaient implicitement à l'abrogation d'une délibération du conseil municipal d'octobre 2006, par laquelle la commune décidait du lieu de l'implantation du monument. Or, cette délibération, qui n'avait pas été contestée dans le délai de deux mois suivant sa publication, était devenue définitive et ne pouvait donc plus être contestée. La CAA pensait ainsi avoir trouvé le motif juridique idéal, celui qui permet de ne pas statuer sur le fond d'une affaire embarrassante. 

Le Conseil d'Etat, exerçant son contrôle de cassation, sanctionne ce motif. En effet, la délibération de 2006 avait essentiellement pour objet d'accepter le don de la statue par le sculpteur et de définir le lieu de son implantation. Elle ne mentionne pas les éléments ajoutés en surplomb de l'oeuvre d'art, c'est à dire une arche et une croix, également monumentales. Or, c'est précisément la croix qui fait débat. 

Une décision implicite


Le problème est que l'origine de ces ajouts est obscure. Dès lors qu'elle n'est manifestement pas le résultat d'une intervention miraculeuse, le Conseil d'Etat postule l'existence d'une décision du maire, décidant de la double installation de l'arche et de la croix. A dire vrai, cette solution n'est pas aussi audacieuse que l'on pourrait le penser. Il est parfois arrivé au juge administratif de déduire l'existence d'un acte administratif de la constatation des effets juridiques qu'il produit. Ainsi, dans un arrêt de 1986, le Conseil d'Etat a ainsi constaté que l'installation même des Colonnes de Buren sous ses fenêtres, dans la cour du Palais-Royal, n'avait pu être réalisée qu'après autorisation du ministre de la culture, acte lui-même susceptible de recours. Cette jurisprudence permet à la fois de trouver un acte à contester et de sanctionner indirectement une autorité administrative qui a négligé d'apporter un fondement juridique à sa décision. 

En l'espèce, dès lors que la décision du maire relative à l'arche et à la croix doit être supposée, elle est donc implicite, ce qui a pour effet de neutraliser les délais de recours. Alors que la délibération de 2006 décidant l'emplacement de la statue ne peut plus être contestée, la décision implicite décidant de l'ajout d'une arche et d'une croix peut faire, à tout moment, l'objet d'un recours. Pour ne pas avoir distingué entre la délibération explicite et la décision implicite, l'arrêt de la CAA est donc cassé.  Le Conseil d'Etat décide ensuite de régler l'affaire au fond, comme l'y autorise l'article L 821-2 du code de la justice administrative.

Bagad de Ploërmel. Vannes. 2016

Un emblème religieux


La légalité de cette seconde décision est appréciée au regard de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 qui interdit "à l'avenir" d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur "quelque emplacement public que ce soit", à l'exception des édifices servant au culte,  des cimetières ainsi que des musées ou expositions. En l'espèce, la question de l'arche ne se pose pas, car il ne s'agit pas, à l'évidence, d'un emblème religieux. Il en va tout autrement de l'immense croix qui surplombe l'ensemble monumental.

Comme l'avait fait le tribunal administratif, le Conseil d'Etat constate que cette croix a été érigée postérieurement à la loi de 1905, et que, par ses dimensions mêmes, son caractère religieux ne fait aucun doute. Le mot "ostentatoire" ne figure pas dans l'arrêt, mais on constate néanmoins que le juge mentionne à plusieurs reprises la taille de cette croix. L'atteinte à l'article 28 de la loi de 1905 est donc confirmée, dès lors que le symbole religieux a été érigé dans un espace public.

Sur ce point, le Conseil  d'Etat se réfère directement à ses décisions Fédération de la libre pensée de Vendée et Commune de Melun du 9 novembre 2016, rendues au sujet de l’installation de crèches de Noël sur des emplacements publics. Celle-ci peut, en effet, être licite, sauf si elle révèle un élément de prosélytisme ou de revendication d'une opinion religieuse. Dans le cas présent, l'immensité de la croix reflète à la fois la revendication d'une opinion religieuse d'ailleurs largement assumée par l'élu ainsi qu'une volonté de prosélytisme. 

Reste que la décision ne sera pas facile à mettre en oeuvre car elle ne s'accompagne d'aucune injonction de destruction de la croix. On peut donc penser que l'association requérante devra, une nouvelle fois, saisir le tribunal administratif pour obtenir cette injonction. Surtout, la commune va certainement invoquer des difficultés techniques. Peut-on retirer la croix sans détruire l'arche, et sans toucher à la statue de Jean Paul II ? 

Pour éviter de telles questions, le Conseil d'Etat aurait pu apprécier l'ensemble de l'oeuvre monumentale et considérer que le défunt pape, ainsi surmonté d'une arche et d'une croix, était davantage considéré comme un chef religieux que comme un leader d'opinion. Cette trinité, le pape, l'arche et la croix, auraient donc pu être considérée un emblème religieux unique.  Mais c'est ainsi. La justice du Conseil d'Etat est précisément comme le pape : infaillible.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 section 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 22 octobre 2017

Conseil d'Etat : L'impartialité garantie par soi-même

La décision rendue le 20 octobre 2017 sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel est si peu surprenante qu'elle risque de passer inaperçue. Le requérant, Jean-Marc L. conteste devant le Conseil d'Etat la décision du 14 mars 2017 par laquelle le vice-président de ce même Conseil d'Etat a adopté la charte de déontologie de la juridiction administrative. A l'occasion de ce recours, il pose une QPC portant sur la conformité à la Constitution de l'article 131-4 du code de la justice administrative (cja). Ce dernier attribue au vice-président du Conseil d'Etat la compétence pour établir, après avis du collège de déontologie, une charte de déontologie applicable à l'exercice des fonctions des membres de la juridiction administrative.

Observons d'emblée que la situation ne manque pas de sel. Le Conseil d'Etat a en effet accepté de transmettre au Conseil constitutionnel une QPC portant sur sa propre impartialité. Il est vrai que le risque d'abrogation n'était pas bien élevé. Au contraire, une déclaration de constitutionnalité apporte au Conseil d'Etat un label d'impartialité décerné par le Conseil constitutionnel.

Un chantier en construction


Les obligations déontologiques des membres de la juridiction administrative sont généralement définies par renvoi au statut de la fonction publique (art. L 131-1 cja). A ce principe général s'ajoutent quelques dispositions spécifiques interdisant à un membre de la juridiction administrative de se prévaloir de sa qualité professionnelle à l'appui d'une activité politique et de s'abstenir de toute manifestation politique incompatible avec la réserve imposée par ses fonctions. La jurisprudence elle même a apporté sa pierre à cette construction, par exemple en lui interdisant de participer au jugement d'un recours contre une décision dont ils est l'auteur

Cette stratification de normes n'a pas disparu. A été récemment ajouté l'article 12 de la loi du 21 avril 2016 sur la déontologie des fonctionnaires. Il rappelle que les membres du Conseil d'Etat exercent leurs fonctions "en toute indépendance, dignité, impartialité, intégrité et probité et se comportent de façon à prévenir tout doute légitime à cet égard". De même doivent-ils prévenir ou faire cesser immédiatement les situations de conflits d'intérêts. Ils sont d'ailleurs désormais soumis à une déclaration d'intérêts. Surtout, la loi impose la rédaction d'une charte de déontologie de la juridiction administrative, mélange de "principes" et de "bonnes pratiques". Et comme le projet de loi n'avait pas prévu l'autorité susceptible de rédiger cette charte, un amendement du rapporteur a permis d'attribuer cette compétence au vice-président du Conseil d'Etat lui-même.

La vraie vie vivifiante de Sebh Le Valeureux


La valeur constitutionnelle du principe d'impartialité


Le Conseil constitutionnel a trouvé un fondement constitutionnel au principe d'impartialité dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui énonce que "toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Aux yeux du Conseil, les principes d'indépendance et d'impartialité sont "indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles", et donc liés à la séparation des pouvoirs. Dans une décision du 25 mars 2011, il a donc admis qu'ils puissent être invoqués lors d'une QPC. 

De fait, le Conseil a souvent été invité à se prononcer sur l'organisation de telle ou telle instance disciplinaire, par exemple celle créée par l'Ordre des pharmaciens ou par celui des avocats, pour déterminer si elle respectait le principe d'impartialité.

Le Conseil d'Etat à toutes les étapes


Surtout, le Conseil constitutionnel a été saisi récemment du respect du principe d'impartialité dans une procédure intéressant le Conseil d'Etat. Certes, invoquer la séparation des pouvoirs à propos de la juridiction administrative ne manque pas de susciter des interrogations, dans le mesure où elle n'est pas un élément du pouvoir judiciaire. Mais le Conseil constitutionnel refuse d'entrer dans ce débat, préférant invoquer une "conception française de la séparation des pouvoirs", ou "séparation des autorités", formulation qui évite d'aborder la question de front.

Quoi qu'il en soit, dans une décision Soflyan I, elle aussi rendue sur QPC le le16 mars 2017, le Conseil constitutionnel abroge les dispositions organisant la prorogation de l'assignation à résidence pendant au-delà de douze mois sur le fondement l'état d'urgence. En effet, le ministre de l'intérieur était invité à solliciter du juge des référés du Conseil d'Etat l'autorisation de proroger cette mesure. Cette décision ne pouvait ensuite être contestée que devant ce même Conseil d'Etat. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette omniprésence du Conseil d'Etat, compétent à la fois pour autoriser l'assignation et pour la contrôler était excessive, au point de constituer une atteinte au principe d'impartialité.

Aux yeux du Conseil constitutionnel, la décision du 20 octobre 2017 repose sur une situation bien différente. Il commence par affirmer que la Charte de déontologie est susceptible d'être contestée ou invoquée lors d'un contentieux, par exemple dans l'hypothèse d'un recours contre une sanction disciplinaire visant un membre de la juridiction administrative. Mais dans ce cas, les articles L 131-3 et L 231-4 cja imposent au vice-président et aux membres du collège de déontologie de se déporter. Le manquement à l'impartialité serait constitué en effet s'ils étaient amenés à juger de règles de déontologie qu'ils ont pour mission de définir. C'est donc la loi qui impose un garde-fou, et le Conseil estime que cette garantie législative est suffisante pour imposer le respect du principe d'impartialité. 

Sans doute est-ce suffisant, en effet. La solution est-elle pour autant satisfaisante ? Le droit positif choisit finalement d'empêcher le vice président du Conseil d'Etat de statuer dans une affaire mettant en cause la charte de déontologie qu'il a rédigée. Ne serait-il pas préférable que ces règles de déontologie soient établies par le législateur ? Une telle évolution permettrait de lutter contre une fâcheuse impression que la juridiction administrative n'accepte de se soumettre qu'à des règles qu'elle a elle-même élaborées.
Sur le principe d'impartialité : Chapitre 4, section 1 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

dimanche 15 octobre 2017

La Cour européenne et les expulsions collectives

Dans son arrêt du 3 octobre 2017 N.D. et N.T. c. Espagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) rappelle le principe de non conformité à la Convention européenne des droits de l'homme des expulsions collective d'étrangers.

L'expulsion contestée ne concerne en l'espèce que deux personnes, un ressortissant malien et un ivoirien, arrivés au Maroc entre 2012 et 2013. En août 2014, ils ont tenté de pénétré en territoire espagnol en escaladant les clôtures qui entourent l'enclave de Mellila. Immédiatement repérés et arrêtés, ils sont aussitôt renvoyés au Maroc par la Guardia Civil, sans autre forme de procès. Ils contestent cette mesure en invoquant une atteinte à l'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne qui interdit les expulsions collectives des étrangers ainsi qu'à l'article 13 de la Convention elle même qui garantit le droit à un recours effectif. La Cour européenne leur donne satisfaction sur ce double fondement. Même si l'arrêt n'a rien de surprenant, il offre cependant quelques précisions utiles sur la notion même d'expulsion collective.

Expulsion collective et territoire


Les autorités espagnoles s'efforcent tout d'abord d'écarter l'application de la Convention européenne. Elles affirment que les faits litigieux ne se sont pas produits sur le territoire espagnol, mais sur le territoire marocain. Les deux requérants ont été arrêtés juste après avoir sauté la clôture, avant le poste frontière de Mellila. 

La CEDH ne s'épuise pas à rechercher sur quel territoire est placée la clôture ou plutôt les clôtures car il y en a trois successives. Il suffit que les intéressés se soient faits cueillir par les autorités espagnoles pour démontrer qu'ils se sont immédiatement trouvés sous la juridiction espagnole. La CEDH avait déjà statué dans le même sens, à propos de l'interception de migrants en haute mer par la marine italienne, interception immédiatement suivie d'une reconduite en Libye. Dans un arrêt Jamaa c. Italie du 23 février 2012, elle avait reconnu la possibilité d'une expulsion extra-territoriale. La procédure avait pourtant été déclarée non conforme à la Convention, non parce qu'elle s'était déroulée en haute mer, mais parce qu'elle s'analysait comme une expulsion collective.

Le nombre de personnes expulsées


L'arrêt N.D. et N.T. c. Espagne met en lumière les éléments utilisés par la Cour pour apprécier le caractère collectif ou non de l'expulsion.  

Le nombre de personnes concernées n'est, à l'évidence, pas le critère déterminant. On aurait pourtant pu le penser à la lecture de l'arrêt Conka c. Belgique du 5 février 2002 qui définit l'expulsion collective comme "toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter le pays (...)". Plus récemment, dans une décision du 3 juillet 2014 Georgie c. Russie, la Cour a déduit le caractère collectif du caractère "massif" des expulsions de ressortissants géorgiens par la Russie à partir d'octobre 2006. Alors même qu'une décision individuelle visant chacun des expulsés était effectivement prise, la CEDH observe que ces mesures ont touché plusieurs milliers de Géorgiens et que la procédure contradictoire durait en moyenne deux minutes par personne.

Dans l'arrêt du 3 octobre 2017, la Cour qualifie pourtant d'expulsion collective une mesure qui touche deux personnes. Au risque d'interpréter le silence des juges, on doit en déduire que le caractère collectif de l'expulsion ne s'apprécie pas par rapport au nombre de personnes éloignées. Dans l'arrêt Sultani c. France du 20 septembre 2007, un vol groupé de migrants vers l'Afghanistan n'avait pas été considéré comme une expulsion collective. 


Chappatte. NZZ am Sonntag. Zürich. 20 août 2015


L'absence de garanties procédurales


Le critère de l'expulsion collective n'est donc pas quantitatif, mais qualitatif, c'est-à-dire procédural. C'est l'absence de garanties qui définit l'expulsion collectif, dès lors que les personnes éloignées sont au moins deux. Déjà dans l'affaire Conka de 2002, la Cour avait fait remarquer que les étrangers concernés avaient tous été convoqués en même temps auprès des autorités belges sous le prétexte de compléter leur demande d'asile. Ensuite, sans avoir pu solliciter l'assistance d'un avocat, ils avaient fait l'objet d'une décision d'obligation de quitter le territoire. Ils avaient donc été éloignés avant même que leur demande d'asile ait été examinée. De même, dans l'arrêt Sharifi c. Italie et Grèce du 21 octobre 2014, trente deux migrants parvenus au port d'Ancône avaient confiés immédiatement au capitaine d'un ferry, chargé de les ramener en Grèce. Ils n'avaient pas fait l'objet d'une décision formelle d'éloignement et n'avaient donc pas pu bénéficier d'une procédure contradictoire ni d'un droit au recours. 

La Cour fait preuve d'un certain réalisme dans l'appréciation du respect de ces procédures. Le fait que l'arrêté d'expulsion ne se réfère pas à la procédure contradictoire qui l'a précédé ne signifie pas, à ses yeux, qu'elle n'ait pas eu lieu. (CEDH, 23 juillet 2013, M. A. c. Chypre). Elle déclare même la requête irrecevable, dans un arrêt Dritsas c. Italie de 2011,  lorsque des manifestants contre le G 8 de Gênes, venus de Grèce, se plaignent d'avoir été rapidement et collectivement remis dans un bateau. Or le défaut d'examen individuel du dossier résultait de leur comportement : ils avaient refusé de donner leur identité aux autorités italiennes, rendant impossible le respect des procédures habituelles.

Dans l'affaire du 3 octobre 2017, l'affaire était simple. Les étrangers concernés n'étaient que deux et aucune situation particulière ne pouvait justifier le non respect du principe du contradictoire, de la prise d'une décision individuelle et du droit au recours. Certes, nul n'ignore que les Etats sont aujourd'hui confrontés à un afflux de migrants aux frontières extérieures de l'Union européenne, situation qu'ils ont des difficultés à gérer. Il leur appartient cependant, et la Cour ne leur demande pas autre chose, de prévoir une procédure respectueuse du principe de l'examen particulier du dossier. Comme le montre la jurisprudence, rien ne leur interdit d'organiser cette procédure sur place, et de prévoir des délais rapides pour sa mise en oeuvre. 

Le dialogue des juges


Cette jurisprudence n'a pas seulement pour fonction de garantir les droits des personnes ainsi refoulées. Elle répond aussi aux nécessités du dialogue des juges. Le système Dublin, appliqué dans l'ensemble de l'Union européenne, repose en effet sur un principe apparemment simple : un Etat, et un seul, est chargé d'instruire la demande d'asile formulée par un étranger. Le dispositif est complété par un fichier Eurodac qui établit une base de données conservant les empreintes digitales des demandeurs. Si un étranger formule une seconde demande dans un autre Etat de l'Union, il fait l'objet d'un transfert rapide vers celui où il avait formulé sa demande initiale. Or la Cour de justice de l'Union européenne dans un arrêt Cimade c. France du 26 octobre 2012 rappelle que ce transfert "automatique" ne dispense pas les autorités de l'examen particulier du dossier. Avouons qu'il n'aurait été guère judicieux que la Cour européenne des droits de l'homme détruise les garanties posées par le droit de l'Union européenne.


Sur la sortie du territoire des étrangers : Chapitre 5 section 2 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.



mercredi 11 octobre 2017

Colloque contre l'islamophobie : précisions sur les libertés académiques

Le juge des référés du tribunal administratif de Lyon a refusé, dans un ordonnance du 9 octobre 2017, de suspendre la décision de la Présidente de l'Université Lumière Lyon 2 annulant le colloque prévu le 14 octobre 2017 sur le thème : "Lutte contre l'islamophobie, un enjeu d'égalité". Cette manifestation fait en effet l'objet d'une très forte contestation. Certains font valoir que les intervenants sont issus de l'islam politique, ou lui sont favorables. Quelques journaux mentionnent même que l'un des invités est fiché S. La Licra enfin, dans un communiqué, déplore l'organisation d'un colloque "laïcophobe" et dénonce l'instrumentalisation politique de l'Université. Devant l'ampleur de la polémique, la Présidente de l'Université choisit finalement d'interdire. Dans son communiqué de presse, elle motive sa décision sobrement : "les conditions ne sont pas réunies pour garantir la sérénité des échanges". 

L'association requérante


Le Collectif contre l'islamophobie en France, association "partenaire" du colloque et dont la co-directrice devait faire une communication, est à l'origine du référé-liberté. Cette procédure d'urgence, prévue par l'article L 521-2 du code de justice administrative, autorise le juge des référés à ordonner "toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté, dans l'exercice de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale". En l'espèce, l'association requérante estime que la décision d'annulation du colloque porte une atteinte grave et manifestement illégale tant à la sa liberté d'expression qu'à sa liberté de réunion.

Le juge des référés estime pourtant que ni la liberté d'expression de l'association ni sa liberté de réunion ne font l'objet d'une atteinte grave et manifestement illégale. Autrement dit, aucune liberté dont l'association serait titulaire n'est menacée de manière disproportionnée. Le juge n'en dit pas davantage, mais son silence est éloquent. En effet, il précise clairement que les libertés d'expression et de réunion doivent être appréciées à l'aune de leur titulaire.

Colloque académique dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. Mai 1968


L'absence de liberté d'expression académique


En l'espèce, les requérants ne sont pas des enseignants chercheurs de l'Université Louis Lumière qui d'ailleurs ne représentent que trois des vingt-six intervenants effectifs au colloque. Le Collectif contre l'islamophobie, auteur du référé, est une association, sans aucune relation institutionnelle avec l'Université. Elle ne peut donc, en aucun cas, s'appuyer sur la liberté d'expression académique.

Aux termes de l'article L 952-2 du code de l'éducation, issu de l'article 57 de la loi Savary du 26 janvier 1984, "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". La décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 fait d'ailleurs de l'indépendance des professeurs un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Depuis lors, l'ensemble des enseignants chercheurs bénéficient d'une protection en quelque sorte renforcée de leur liberté d'expression, principe de nouveau formulé dans la décision du 28 juillet 1993

De son côté, le Conseil d'Etat a adopté une position identique, en affirmant, dans un arrêt du 29 mai 1992, l'indépendance des professeurs des universités comme principe fondamental reconnu par les lois de la République. Une telle protection n'est pas sans conséquences sur le fonctionnement des Universités et on peut penser que les enseignants chercheurs pourraient s'appuyer sur ces règles, et en particulier sur l'article 57 de la loi Savary, pour contester l'annulation d'un colloque académique. 

Or, précisément, l'association requérante n'a rien à voir avec le monde académique. Le juge mentionne ainsi que l'interdiction du colloque "n'a aucune répercussion sur ses activités" qui relèvent davantage du militantisme que de la recherche scientifique. Le juge en déduit donc qu'elle ne bénéficie par d'une protection de sa liberté d'expression identique à celle dont peut se prévaloir un enseignant-chercheur. Elle ne bénéficie pas davantage d'une liberté de réunion spécifique qui l'autoriserait à organiser ses rassemblements dans les locaux universitaires.

L'Université instrumentalisée


Derrière cette fin de non-recevoir assez brutale, on devine en filigrane les suites du raisonnement du juge. Si le colloque est défendu par un groupement qui n'a rien à voir avec un centre de recherche universitaire, c'est sans doute parce qu'il ne s'agit pas d'un colloque académique. Considérée en ces termes, la concision de la décision peut être perçue comme une sorte de silence pudique. Le juge aurait pu, en effet, dire clairement que l'association requérante utilisait l'espace universitaire pour donner une onction académique à un propos purement militant. Mais dans ce cas, il aurait implicitement accusé l'Université de L'yon de s'être laissée instrumentaliser. Il a eu l'élégance de ne rien dire et de laisser l'Université tirer elle-même de salutaires leçons de cette mésaventure.