« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 4 mars 2017

CEDH : Le retour de la vie privée des personnes publiques

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, est une nouvelle fois saisie d'un conflit de normes entre la liberté d'expression dans la presse et le droit au respect de la vie privée des personnes. Après avoir, pendant plusieurs années, pratiqué une jurisprudence très favorable à la liberté d'expression au nom du "débat d'intérêt général", la Cour semble désormais en définir les bornes. Elle précise ainsi dans quels cas le droit à la vie privée est susceptible de prévaloir sur la liberté de presse. 

En 2005, Paulina Rubio est une chanteuse célèbre en Espagne. Son ancien manager, interviewé dans le cadre de trois émissions de télévision, fait des confidences pour le moins explosives sur sa vie privée, invoquant successivement les humiliations qu'elle fait subir à son compagnon, sa bisexualité et sa consommation de drogues. La justice espagnole n'a pas vu dans ces interviews la moindre atteinte à la vie privée de l'intéressée, estimant que les propos tenus ne portaient pas vraiment atteinte à sa réputation, sa notoriété suscitant depuis longtemps des commentaires sur sa vie privée. Après avoir épuisé les voies de recours internes, et n'avoir connu que des échecs successifs, la chanteuse saisit la CEDH en invoquant la violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.

Une ingérence dans la vie privée


En l'espèce, personne ne conteste que la diffusion des propos tenus par l'ancien manager de la chanteuse s'analyse comme une ingérence dans sa vie privée. Mais le problème posé est celui de savoir si cette ingérence peut être justifiée par le fait que les informations ainsi divulguées contribuent à un "débat d'intérêt général". Tel n'est pas le cas, et la CEDH sanctionne les juges espagnols qui n'ont pas recherché si le public avait un intérêt légitime à les connaître. Agissant ainsi, ils admettaient en effet implicitement que la célébrité d'une personne la prive de toute protection de sa vie privée. 

 La célébrité. Jeanne Moreau. 1970

Le label "débat d'intérêt général"


La position des juges espagnols, bien que très restrictive sur le droit au respect de la vie privée, trouvait un écho dans la jurisprudence de la CEDH. Observons d'emblée que la notion de "débat d'intérêt général"est une création purement prétorienne qui ne figure pas dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Déjà, dans un arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, la Cour estimait que la publication par Le Canard Enchaîné du montant des impôts payés par le Président de Peugeot constituait « question d’actualité intéressant le public », d’autant qu’elle intervenait pendant un conflit social. Plus récemment, dans sa décision Morice c. France du 23 avril 2015, elle considère que « les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire » concernent, de manière globale, un sujet d’intérêt général

La jurisprudence devient moins aisément compréhensible lorsqu'il s'agit de justifier la publication d'informations portant sur la vie privée des personnes. De la presse judiciaire, la jurisprudence s'est peu à peu déplacée vers la presse "people", écartant parfois toute protection de la vie privée, au nom du "débat d'intérêt général". La famille princière monégasque a largement fait les frais de cette évolution. La CEDH a d'abord considéré que la santé du prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt général, comme plus tard l'enfant caché du Prince Albert, dans un premier arrêt du 12 juin 2014. On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, se trouvait revêtu du label "débat d'intérêt général". De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.

Une jurisprudence plus nuancée


Heureusement, la jurisprudence a évolué, et l'enfant caché du Prince Albert a suscité un second arrêt, de Grande Chambre cette fois, intervenu en novembre 2015.  La Cour a alors sanctionné les juges français qui avaient directement rattaché ces révélations au "débat d'intérêt général", en mentionnant seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le Rocher. En revanche, les juges n'avaient pas examiné le reste de la publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait le Prince avec son enfant et c'est ce que sanctionne la Cour. 

Dans le cas présent, la CEDH observe que, contrairement au Prince Albert, la chanteuse espagnole n'est investie d'aucune fonction officielle, ce qui a pour conséquence que le champ de sa vie privée devrait, en principe, être plus large (CEDH, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche, § 42). Or, les juges espagnols, comme les juges français avant eux, ne se sont pas penchés sur le détail des divulgations, se bornant à justifier la publication par la notoriété de la requérante. Surtout, et la Cour se montre très sévère, sur ce point, les juges ont accueilli le moyen selon lequel les relations houleuses de la star avec son compagnon ainsi que son homosexualité étaient déjà dans la sphère publique, dans la mesure où elles faisaient l'objet de "rumeurs persistantes". La Cour déclare "avoir des difficultés à suivre ce raisonnement" et affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de refuser toute protection de sa vie privée. Cette précision est essentielle car un tel raisonnement conduisait à considérer que la vie privée devait céder devant les harcèlements de la presse.

L'arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne s'inscrit ainsi dans un mouvement de réappropriation de la notion de vie privée par les juges européens. La CEDH exige ainsi des juridictions internes qu'elles examinent l'ensemble de la publication contestée pour s'assurer que chaque confidence n'emporte pas une atteinte au droit au respect de la vie privée. Elle affirme ainsi que le "débat d'intérêt général" ne doit pas être une notion fourre-tout dans la seule fonction serait d'écarter la responsabilité de la presse en ce domaine. La jurisprudence devra encore s'affiner mais l'essentiel est fait pour que la protection de la vie privée ne disparaisse au profit d'une conception qui considère l'information comme un bien de consommation.


Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet




mardi 28 février 2017

Justice prédictive : Le retour du Grand Augure

L'accès aux décisions de justice en Open Data commence à devenir une réalité. Le droit positif n'autorise plus seulement la mise en ligne de l'ensemble des décisions de justice mais aussi leur réutilisation. Depuis le décret du 20 juin 2014,  les licences Legifrance sont en principe gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA".  La DILA joue le jeu, et avec elle, bon nombre d'institutions qui mettent en ligne et autorisent le téléchargement de données publiques. Le Premier président de la Cour de cassation lui-même, lors de la dernière audience solennelle annonce ainsi "la mise en ligne nécessaire, commandée par les progrès de notre temps, de l'ensemble des décisions de l'ordre judiciaire". 

Open Data et réutilisation des décisions de justice


Observons tout de même que cette mise à disposition ne se fera pas en quelques semaines. Lors de ses voeux à la presse, le ministre de la Justice annonçait un calendrier de 12 à 24 mois pour les décisions civiles des cours d'appel, de 24 à 36 mois pour les décisions pénales des cours d'appel, et une période de 3 à 8 ans sera nécessaire pour mettre en ligne l'ensemble des décisions de première instance. Le chantiers qui s'ouvre promet donc d'être long.

Qui ne se réjouirait de ce grand mouvement de transparence ? Certainement pas ceux qui sont devenus allergiques à la poussière en fréquentant les sous-sols de la bibliothèque Cujas, ni les avocats qui gagnent ainsi un temps précieux dans le traitement de leurs dossiers. Mais la seule communication des décisions de justice est aujourd'hui un problème dépassé, et la question actuelle est celle de la justice prédictive. Un certain nombre de Start Up déclarent ainsi avoir mis au point des algorithmes permettant de déterminer les dommages et intérêts moyens accordés pour tel type de préjudice, d'apprécier si le tribunal de Rennes et plus sévère que celui de Nancy dans la sanction des infractions routières, voire si, au sein d'un même tribunal, le juge Machin est plus indulgent que le juge Truc... 

Déjà, les avocats lillois participent à un "barreau pilote de justice prédictive". Ils testent un logiciel qui calcule les probabilités de résolution d'un litige, le montant des indemnités, et identifie les éléments de droit et de fait qui constituent le fondement de la décision.  Pour le moment, l'application n'a pas été testée en matière pénale, pour des motifs éthiques affirme l'entreprise qui met en oeuvre le logiciel, et non pas en raison d'une impossibilité technique. Quoi qu'il en soit, une telle évolution permet d'envisager, à terme, une justice rendue par des robots... 

Science fiction ? Pour le moment, oui, car si les algorithmes permettent d'envisager une telle pratique robotisée de la justice, le système se heurte à des obstacles juridiques qui sont loin d'être résolus. 

Voutch. Les joies du monde moderne. 2011


Anonymisation des décisions


L'anonymisation des décisions de justice est désormais un principe général acté par le droit positif. Depuis une recommandation du 29 novembre 2001, la CNIL estime "qu'il est préférable que les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites internet s'abstiennent (...) d'y faire figurer le nom et l'adresse des parties au procès ou des témoins". Cette prohibition a ensuite été étendue aux gestionnaires des sites en accès restreint, au nom du droit à l'oubli numérique. L'arrêté du 9 octobre 2002 relatif à Legifrance reprend ensuite ce principe.

Anonymat des juges


Si l'anonymisation des noms des parties est désormais acquise, celle des juges pose un problème juridique évident. Si un algorithme permet de distinguer les juges sévères des juges indulgents dans un même tribunal, il est également possible, ou il sera rapidement possible, d'affiner l'analyse, c'est-à-dire de distinguer ceux qui sont plus sévères pour la petite délinquance, ceux qui sont plus favorables aux droits des étrangers, ou plus indulgents pour les fraudeurs fiscaux etc. Dans tous les cas, le risque est que les justiciables s'efforcent de choisir leur juge par tous les moyens possibles, transformant l'institution judiciaire en une sorte de supermarché. 

Devant cette situation, certains syndicats comme l'USM demandent l'anonymisation du nom des juges en même temps que celle du nom des parties. La solution est simple, mais elle se heurte au principe selon lequel les juges sont responsables de décisions qui sont rendues publiquement. Comme le suggère Dominique Lotin, Première Présidente de la Cour d'appel de Versailles, la solution ne réside pas dans l'anonymat des juges mais dans le retour à une collégialité systématique. La solution n'est plus imputable à un seul juge et l'algorithme doit s'intéresser aux décisions rendues par une combinaison de juges, ce qui nettement plus difficile l'identification des juges sévères ou laxistes. Encore faut-il, pour parvenir à cette solution, que la Justice retrouve quelques moyens humains. 

Examen particulier du dossier


La justice prédictive se heurte aussi au principe de l'examen particulier du dossier. C'est vrai en droit administratif qui impose cette règle à toutes les décisions prises en considération de la personne. On peut la formuler de la manière suivante : tout administrateur, avant d'exercer son pouvoir discrétionnaire, doit étudier les circonstances propres et l'affaire et ne peut donc rejeter une demande en s'appuyant sur un seul motif d'ordre général. Le juge annule donc toute décision non précédée d'un examen particulier du dossier, souvent sans préciser s'il annule pour vice de procédure ou pour erreur de droit (voir l'arrêt du 11 mai 2005, Préfet de l'Isère c. Hioul). 

Individualisation de la peine


L'individualisation de la peine constitue la facette pénale de la règle de l'examen particulier du dossier. On sait que le procès pénal a pour finalité de juger un individu et non pas seulement des faits. La peine s'apprécie donc à partir d'un ensemble d'éléments tenant à la fois à la gravité de l'infraction et à la personnalité de son auteur, délicate alchimie qui relève de "l'âme et conscience" du juge ou du jury, les robots ne disposant ni de l'une ni de l'autre. 

Dans sa décision du 22 juillet 2005, le Conseil constitutionnel affirme que "le principe d'individualisation des peines (...) découle de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789", précisant, dans une décision QPC du 11 juin 2010 qu'il "figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit". La loi Taubira du 15 août 2015 énonce désormais clairement que "toute peine prononcée par une juridiction doit être individualisée". 

Non automaticité de la peine


De la même manière, et dans la même décision du 11 juin 2010, le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelles les peines automatiques. A propos d'un article du code électorale prévoyant que les personnes condamnées pour des faits de corruption se verraient en même temps condamnées à une peine d'inéligibilité, le Conseil commence par qualifier cette inéligibilité de sanction pénale, avant de sanctionner son automaticité, toujours sur le fondement de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

La mise en oeuvre de la justice prédictive en matière pénale ne se heurte donc pas seulement à des problèmes éthiques comme l'affirment les responsables d'une Start Up qui teste ses algorithmes actuellement au Barreau de Lille. Elle se heurte à de considérables obstacles constitutionnels, et on peut penser qu'ils ne sont pas prêts d'être levés.

Pour le moment, ce que l'on appelle Justice prédictive s'apparente plutôt à une justice assistée par ordinateur, ce qui est bien différent. La notion même de justice prédictive est, en effet, particulièrement trompeuse. Elle laisse entrevoir une évolution, un changement... alors même que la justice prédictive, par définition, ne s'appuie que sur le passé. La décision actuelle est tout simplement déduite des précédentes, elles-mêmes déduites des précédentes. Or, la promotion des libertés publiques passe souvent par le revirement jurisprudentiel, le sentiment qu'ont les juges que la société est prête à accepter une évolution, un progrès qui va se réaliser au fil de la jurisprudence, bref une justice humaine. 

Sur l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : Chapitre 4 section 1 A du manuel de libertés publiques sur internet.

dimanche 26 février 2017

Prescription : le Parlement invente la machine à laver

Il serait utile qu'un étudiant courageux, et peu intéressé par une carrière politique, consacre une thèse aux "derniers textes", derniers décrets avant la démission d'un Premier ministre, dernières lois votées avant la fin de la législature. On ne doute pas que l'étude serait intéressante. 

Parfois, il s'agit de faire adopter des règles contestables au regard des libertés publiques et l'on se souvient qu'avant de quitter Matignon, Manuel Valls avait ainsi adopté le décret du 5 décembre 2016 portant création de l'Inspection pour la justice, institution nouvelle qui a suscité l'irritation des plus hautes autorités de la Cour de cassation. Le plus souvent, l'objet est, de manière plus pragmatique, d'assurer l'avenir personnel de l'auteur du texte ou de ses amis politiques. Souvenons nous de Nicolas Sarkozy a signé le décret du 3 avril 2012 définissant des "conditions particulières d'accès à la profession d'avocat". Il permet aux parlementaires risquant d'être battus aux prochaines élections législatives, ainsi qu'à leurs collaborateurs, de devenir avocat. 

Aujourd'hui, c'est le Parlement qui, le 16 février 2017, adopte une loi qui, si l'on en fait une lecture rapide, n'a rien de très choquant. Pour l'essentiel, elle allonge les délais de prescription de l’action publique, de dix à vingt ans en matière criminelle et de trois à six ans pour les délits de droit commun. C'est le rôle du Parlement de définir ces délais, et il faut observer que le texte est le fruit d'une proposition de loi émanant de Georges Fenech (LR Rhône) et d'Alain Tourret (RRDP). Le principe était donc d'adopter une loi consensuelle destinées à "moderniser la prescription pénale". 

Un fâcheux amendement sénatorial


Si ce n'est qu'après son passage au Sénat, le texte est revenu à l'Assemblée "enrichi" d'un amendement particulièrement étrange déposé par François-Noël Buffet, (LR, Rhône), vice président de la commission des lois et rapporteur du texte au Sénat. Cet amendement a été rédigé, et finalement adopté, en ces termes : " (...) Le délai de prescription de l'action publique de l'infraction occulte ou dissimulée court à compter du jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l'exercice de l'action publique, sans toutefois que le délai de prescription puisse excéder douze années révolues pour les délits et trente années révolues pour les crimes à compter du jour où l'infraction a été commise". Ces dispositions, contrairement à ce que l'on serait tenté de penser, n'ont pas été introduites après les révélations du Canard Enchaîné sur le PenelopeGate, mais à l'automne 2016. Il n'empêche qu'elles apparaissent fort opportunément, et que l'Assemblée nationale aurait pu les rejeter lors des travaux de la Commission mixte paritaire qui, eux, ont eu lieu après ces révélations. Elle n'en a rien fait, choisissant de faire passer le texte, en dépit de cette mauvaise action juridique.




Le point de départ du délai de prescription


De quoi s'agit-il concrètement ? L'objet de l'amendement est d'écarter la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la prescription en matière d'infraction occulte ou dissimulée. L'infraction occulte est celle qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l'autorité judiciaire. L'infraction dissimulée est celle dont l'auteur accomplit délibérément des manoeuvres caractérisées destinées à en empêcher la découverte. La Cour de cassation a développé à leur propos une construction prétorienne permettant de faire courir le délai de prescription à partir de la découverte de l'infraction. L'amendement sénatorial pose au contraire comme principe que le délai de prescription a pour point de départ la commission de l'infraction. Le texte peut ainsi s'analyser comme un message adressé aux auteurs d'infractions occultes et dissimulées : cachez vous bien, le temps travaille pour vous. 

Dès 1935, la Cour de cassation s'est intéressée aux infractions dissimulées par des manoeuvres caractérisées. En matière d'abus de confiance, elle avait alors considéré que "la dissimulation des agissements marquant le moment de la violation du contrat servant de base à la poursuite retarde le point de départ de la prescription jusqu'au jour où le détournement est apparu et a pu être constaté". Cette jurisprudence a été étendue en 1967 aux abus de bien sociaux, le point de départ de la prescription étant reporté au jour où les agissements délictueux ont pu être constatés dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique. Enfin, la Cour de cassation a, au fil des décisions, généralisé cette règle à toutes les infractions occultes par nature ou clandestines.

Parmi les infractions concernées, figurent les délits financiers et ceux liés à la corruption. Pour ne prendre qu'un exemple,  la dissimulation d'un détournement de fonds publics pendant huit ans justifie le retard dans le point de départ du délai de prescription à la date de sa découverte. La Chambre criminelle de la Cour de cassation affirme ainsi, dans un arrêt du 2 décembre 2009, que ce retard est particulièrement justifié, dans la mesure où l'auteur de l'infraction cherche à en effacer les traces et ainsi à échapper aux poursuites. Si l'on examine une situation concrète, on s'aperçoit que dans le cas d'un détournement de fonds publics, par exemple un emploi fictif d'une assistante parlementaire, découvert en janvier 2017, les juges ne pourraient remonter que douze ans après les faits, c'est-à-dire en 2005. Or, on se souvient que Penelope Fillon a été collaboratrice parlementaire de son époux de 1998 à 2002, puis du suppléant de ce dernier de 2002 à 2007. 

L'article 4 et le Parquet national financier


L'article 4 de la loi ajoute, dans un style d'une joyeuse obscurité que "la présente loi ne peut avoir pour effet de prescrire des infractions qui, au moment de son entrée en vigueur, avaient valablement donné lieu à la mise en mouvement ou à l’exercice de l’action publique à une date à laquelle, en vertu des dispositions législatives alors applicables et conformément à leur interprétation jurisprudentielle, la prescription n’était pas acquise". Cette disposition manque, à l'évidence, de clarté. La phase d'enquête par la Procureur national financier sera-t-elle considérée comme "la mise en mouvement ou l'exercice de l'action publique" ? Rien n'est moins certain, car aucun acte de procédure n'avait encore été pris. C'est sans doute la raison pour laquelle, le choix a été fait de privilégier la saisine de trois juges d'instruction, et non pas la citation directe devant le tribunal correctionnel. En continuant son enquête en vue d'une éventuelle citation directe, le Parquet national financier prenait le risque que la promulgation imminente de la loi interdise des poursuites sur la période antérieure à 2005. En ouvrant une instruction avant la promulgation de la loi, il permet aux juges de remonter aux origines de l'affaire. 

Comment justifier un tel texte ? Les parlementaires ne voient-ils pas qu'ils risquent fort de donner du grain à moudre à ceux qui évoquent la société de connivence ? Les initiateurs de la loi affirment, pour leur défense, qu'ils tenaient beaucoup à une réforme de la prescription qui, pour une large part, est utile. Ils expliquent qu'il fallait parvenir à un accord avec le Sénat avant le fin de la mandature, au prix de certaines concessions.. L'argument a du mal à convaincre. D'une part, on a observé une très grande discrétion aussi bien du ministre de la justice que de la majorité de l'Assemblée nationale après que l'amendement litigieux ait été introduit dans le texte. Personne n'a réellement protesté et l'amendement a suivi tranquillement son chemin parlementaire. D 'autre part, et cette fois, la critique porte sur le fond, doit-on tout accepter pour faire un passer une loi ? En l'espèce, les délais de prescriptions sont allongés pour les crimes et les délits de droit commun, et en pratique considérablement raccourcis pour la délinquance en col blanc. N'aurait-il pas été préférable de risquer l'échec plutôt que d'apparaître comme les fossoyeurs de l'égalité devant la loi ? Une question que les électeurs ne manqueront pas de se poser.




mardi 21 février 2017

Construction d'une mosquée et association cultuelle

La loi relative à la séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905 fait partie de ces textes que tout le monde invoque sans pourtant qu'elle soit réellement connue. C'est d'autant plus vrai que le principe de laïcité qu'elle consacre a connu quelques modifications au fil des ans, à la fois par les interprétations jurisprudentielles et par les interventions législatives. Le Conseil d'Etat se voit donc contraint de rappeler certains principes fondamentaux et c'est précisément ce qu'il fait dans son arrêt du 10 février 2017 portant sur la construction d'une mosquée. 

En l'espèce, il considère comme illégale la délibération du Conseil de Paris qui, en avril 2013, divisait en lots l'Institut des cultures d'Islam situé dans le XVIIIè arrondissement. En même temps, elle décidait de conclure un bail emphytéotique administratif avec une association représentant le culte, bail portant sur l'un de ces lots, dans le but d'y construire une mosquée. 

La création des lieux de culte


L'article 2 de la loi de 1905  énonce avec vigueur que "la République ne subventionne aucun culte".  Ce principe demeure le droit positif et le juge administratif exerce un contrôle étendu sur les opérations visant à contourner cette règle. Tel est le cas lorsqu'une commune invoque la réparation d'un lieu de culte alors qu'il s'agit d'en faire l'acquisition, vend un terrain à une association cultuelle à un prix très inférieur à la moyenne, ou encore fait voter par le Conseil municipal la construction d'une salle polyvalente... qui sera remise quelques mois plus tard à une association musulmane pour en faire une salle de prière. 

Ce principe d'interdiction de subventionner les cultes a cependant été battu en brèche par la jurisprudence d'abord, puis par le législateur. 

Le centre culturel cache le lieu de culte


Les juges ont d'abord admis la pratique du saucissonnage que la ville de Paris utilise dans l'affaire de la mosquée du XVIIIè arrondissement. Aucune disposition n'interdit en effet la construction simultanée d'un édifice cultuel et d'un bâtiment affecté à une autre activité, musée, bibliothèque, centre culturel etc., dès que l'équipement répond à un but d'intérêt général. Le lieu de culte devient alors une sorte d'annexe de l'opération principale. Ce financement indirect a été mis en oeuvre au profit du culte catholique lors du versement d'une subvention attribuée par l'Etat pour la création, à côté de la cathédrale d'Evry, d'un Musée d'art sacré. Ce dernier n'a jamais vu le jour, sa seule fonction consistant à servir d'écran à la subvention destinée à la cathédrale. De la même manière, la mosquée du XVIIIè arrondissement est l'annexe d'un Institut des culture d'Islam qui, lui, est une réalité.

Le Conseil d'Etat s'est rallié à cette pratique, non sans réticence. Dans sa décision du 12 février 1988 Association des résidents des quartiers Portugal-Italie, il considère qu'une demande de permis de construction formulée par la mairie de Paris pour la construction d'un centre culturel islamique portait sur un équipement public, dès lors qu'il s'intégrait dans un projet de rénovation de quartier. Il est vrai qu'en l'espèce, le Conseil d'Etat annula le permis de construire pour non-conformité au plan d'occupation des sols.

Exemple de centre culturel islamique.
OSS 117. Le Caire ne répond plus. Michel Hazanivicius 2006. Jean Dujardin

Le bail emphytéotique, instrument de contournement


Le législateur, quant à lui, a offert aux collectivités territoriales un instrument beaucoup plus commode pour écarter la loi de 1905. L'ordonnance du 21 avril 2006 procède à une nouvelle écriture de l'article L 1311-2 du code général des collectivités territoriales (cgct). Il autorise désormais une commune à conclure un bail emphytéotique d'une durée prévue entre 18 et 99 ans, bail par lequel elle loue, pour un loyer très modéré, voire symbolique, un bien immobilier, terrain ou immeuble, susceptible ensuite d'être affecté à une association cultuelle en vue de la création d'un édifice du culte ouvert au public. A l'expiration du bail, l'édifice revient dans la patrimoine de la commune qui n'a donc pas supporté les charges de conception et de construction du bien. Dans un arrêt d'assemblée du 19 juillet 2011, le Conseil d'Etat affirme clairement que cette disposition s'analyse comme une dérogation au principe de laïcité qui interdit de subventionner les cultes. Le juge administratif insiste cependant sur les conditions de légalité d'un tel bail, précisant que son titulaire doit être une association cultuelle qui ne doit exercer aucune activité lucrative.

La nécessité d'une association cultuelle


Dans la cas de la mosquée visée par l'arrêt de février 2017, le Conseil d'Etat n'est pas en mesure de contester le principe même du bail emphytéotique, qui est imposé par le législateur. En revanche, il sanctionne un bail accordé une association représentant le culte, formule dépourvue de contenu juridique qui montre qu'il ne s'agit pas d'une association cultuelle au sens de la loi de 1905.

Pourquoi est-ce si important que le contractant ait le statut d'association cultuelle ? La loi de 1905 prévoit que les biens des établissements du culte seront dévolus à ces groupements qui ont "exclusivement pour objet l'exercice d'un culte". Le Conseil d'Etat se montre rigoureux sur ce point. Dans un arrêt du 4 mai 2012, il refuse ainsi la qualification d'association cultuelle à un groupement dont l'unique rôle est d'organiser des colloques : une association même composée de fidèles n'est donc pas cultuelle si elle n'a pas pour mission de mettre en oeuvre un culte.

Cette jurisprudence ne saurait être accusée de formalisme excessif, car la qualification d'association cultuelle offre des garanties réelles. 

D'une part, son objet doit être strictement conforme à l'ordre public et le Conseil d'Etat adopte, sur ce point, une définition large de l'ordre public. Dans un arrêt du 28 avril 2004 Association culturelle du Vajra triomphant, il estime qu'il englobe la police générale c'est à dire la sécurité et la tranquillité publiques ainsi que la moralité publique, mais aussi la prévention des infractions. Il refuse donc le statut d'association cultuelle à un mouvement sectaire condamné à plusieurs reprises pour des violations graves du droit de l'urbanisme (affaire des statues du Mandarom). D'autre part, l'association cultuelle est soumise à un certain nombre de contrôles financiers, en particulier par les services fiscaux. 

Ces deux éléments ont certainement été pris en considération par le Conseil d'Etat et on peut s'étonner que la ville de Paris ait écarté bien facilement cette exigence d'association cultuelle. Cette organisation juridique est en effet la seule qui permette un contrôle sur l'organisation du culte, contrôle indispensable dans le cas d'une religion qui ne dispose pas d'un clergé au sens traditionnel du terme ni d'ailleurs d'une forme sérieuse d'encadrement. Alors que la menace causée par certains imams fondamentalistes est aujourd'hui incontestable, le contrôle semble indispensable. Il en est de même du contrôle financier, car contracter avec une quelconque association de la loi de 1901 ne permet pas réellement de connaître exactement les sources de financement du futur lieu de culte. Sera-t-il financé par l'assemblée des fidèles, comme on l'affirme souvent, ou recevront-ils l'aide d'Etats étrangers ? Là encore, la ville de Paris risquait de perdre le contrôle, si tant est qu'elle ait souhaité l'exercer. 

Nul ne conteste que la religion musulmane se trouve dans une situation particulière car elle n'était pas directement concernée par la loi de 1905. A cette époque, elle était encadrée par le droit colonial et faisait l'objet d'une tutelle administrative définie dans le statut de l'Algérie. Aujourd'hui, avec la décolonisation et l'arrivée sur le territoire française d'une large communauté musulmane, mais aussi avec le développement d'un Islam fondamentaliste, la création des lieux de culte musulman peut être considérée comme l'occasion de mettre en place un indispensable contrôle. Elle permet en effet de créer des espaces connus des pouvoirs publics et détachés des influences étrangères. Sur ce point, l'arrêt du 10 février 2017 sonne comme un avertissement pour les communes, invitées à prendre conscience de ces éléments et ne pas considérer que leur rôle se borne à satisfaire une demande.


Sur la construction des lieux de culte : Chapitre 10, section 2, C, du manuel de libertés publiques sur internet.

jeudi 16 février 2017

La Cour de cassation : un premier pas vers un contrôle de la proportionnalité de la peine

Les trois arrêts rendus le 1er février par la Chambre criminelle de la Cour de cassation sont passés relativement inaperçus. L'analyse de ces trois décisions montre pourtant qu'elles sont porteuses d'un véritable bouleversement, une exigence générale de motivation des jugements en matière correctionnelle, exigence qui offre à la Cour de cassation l'instrument juridique qui lui manquait pour élargir son contrôle des décisions des juges de fond. L'obligation de motivation, déjà exigée pour la déclaration de culpabilité, est en effet désormais étendue à la peine. Par cette jurisprudence, la Cour de cassation se donne les moyens d'exercer un véritable contrôle de proportionnalité dans ce domaine.

Trois décisions différentes

 

Les trois décisions portent sur des faits différents, et donc des infractions bien distinctes. La première décision confirme sur la condamnation du maire de Roquebrune-sur-Argens à une amende de 10 000 € et à un an d'inéligibilité pour pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une relation ou une nation déterminée. Dans une réunion publique, il avait violemment dénoncé les Roms qui, selon lui, "avaient mis neuf fois le feu (...) Ce qui est un peu dommage, c'est que l'on ait appelé trop tôt les secours. (...) Non, parce que les Roms, c'est un cauchemar, c'est un cauchemar". La seconde décision rejette également un pourvoi dirigé contre une condamnation à six mois d'emprisonnement avec sursis, 30 000 € d'amende et cinq ans d'interdiction de gérer pour abus de biens sociaux. La  troisième enfin  casse la condamnation de deux personnes pour blanchiment et recel, condamnations comportant à la fois des peines d'une année d'emprisonnement, des amendes et une mesure de confiscation. Dans les trois cas, la Chambre criminelle ne contrôle pas seulement la proportionnalité des peines de privation de liberté, mais aussi celle des peines d'amendes, ainsi que celle des peines complémentaires comme l'inéligibilité ou l'interdiction de gérer une entreprise. 

Le point commun entre ces trois décisions n'est pas dans les faits à l'origine de la condamnation, ni dans la déclaration de culpabilité, ni dans la peine prononcée. Il réside dans l'étendue du contrôle de la Cour de cassation sur la peine prononcée en matière correctionnelle.

La motivation de la peine d'emprisonnement


La motivation des peines d'emprisonnement en matière correctionnelle est déjà une obligation, en particulier lorsqu'elles sont prononcées sans sursis ni aménagement. L'article 132-19 du code pénal, issu la loi du 15 août 2014 énonce que la juridiction du fond doit "avoir spécialement motivé le choix de cette peine", sauf dans l'hypothèse où la personne est en état de récidive légale. Cette motivation est la conséquence logique du principe d'individualisation des peines consacré par l'article 132-1 du code pénal qui affirme que la peine doit être prononcée "en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale". Ce principe d'individualisation repose sur une conception de la peine qui veut qu'elle soit prononcée non pas seulement pour punir un comportement illicite mais aussi dans le but de favoriser l'amendement et la réinsertion de la personne. 

Dans trois arrêts du 29 novembre 2016 rendus en formation plénière, la Cour a mis en oeuvre ce principe en exigeant la motivation, par les juges du fond, de la peine d'emprisonnement prononcée. Comme pour les décisions du 1er février 2017, elle confirme deux condamnations et casse la troisième, au motif que les juges qui ont prononcé une peine de trois ans d'emprisonnement, ne s'étaient pas expliqués "sur les éléments de la personnalité du prévenu qu'elle a pris en considération pour fonder sa décision et sur le caractère inadéquat de toute autre sanction". Le juge doit donc formuler non seulement les motifs qui justifient la peine, mais aussi dans quelle mesure cette peine est préférable à toute autre. L'objet de cette obligation ne réside pas seulement dans la volonté d'expliquer sa peine à la personne condamnée mais aussi, et surtout, de donner à la Cour de cassation l'instrument d'un éventuel contrôle de proportionnalité.

J'ai tant de peine. Annie Philippe. 1965

La motivation des peines non privatives de liberté


Les arrêts du 1er février 2017 élargissent cette obligation aux peines non privatives de liberté comme les amendes et les peines complémentaires telles que l'inéligibilité ou l'interdiction de gestion. La Cour s'assure donc que les juges ont énoncé une motivation conforme aux dispositions de l'article 132-19 du code pénal. 

Dans le cas du maire de Roquebrune-sur-Argens condamné à une peine complémentaire d'inéligibilité, la Chambre criminelle s'assure que le tribunal a pris en considération l'auteur des faits (un élu, maire de sa commune depuis treize ans) sa mission qui est d'assurer la sécurité de ses administrés et enfin sa personnalité ainsi que la gravité des faits qui lui sont reprochés. En l'espèce, elle estime que les juges du fond ont répondu aux exigences du code pénal en analysant tous ces éléments. Il en est de même des décisions qui ont condamné le prévenu pour abus de biens sociaux, avec une peine complémentaire d'interdiction de gérer. Le jugement explique en effet longuement dans quelle mesure l'intéressé a suscité la déconfiture de l'une des sociétés dont il état gérant au profit d'une autre "dans laquelle il était particulièrement intéressé". 

En revanche, dans le cas des amendes prononcées à l'encontre des deux personnes condamnées pour blanchiment et recel, la Cour estime la motivation insuffisante. Certes, la Cour explique que les deux femmes condamnées ont largement bénéficié des pratiques d'extorsion de celui qui était leur frère et leur mari, mais rien dans le jugement ne justifie le montant exact des amendes prononcées, respectivement 50 000 et 30 000 €. Pour la Chambre criminelle, les juges auraient dû expliquer les raisons de ce choix, au regard notamment des ressources et des charges des prévenues. 

Vers un contrôle de proportionnalité


Cette jurisprudence contribue, à l'évidence, à une meilleure information des personnes condamnées, et leur ouvre de nouvelles possibilités en matière d'appel. Surtout, la Cour de cassation se donne les moyens indispensables au franchissement d'une étape supplémentaire : le contrôle de proportionnalité. 

On attend désormais la décision qui affirmera que ce contrôle de proportionnalité n'est plus de la compétence exclusive des juges du fond, mais fait partie intégrante du contrôle de cassation. Certains pourraient objecter que ce contrôle de proportionnalité, qui repose largement sur des considérations de fait, n'a pas grand chose à voir avec un contrôle de cassation théoriquement limité à des considérations de droit. En réalité, on constate que le Conseil d'Etat l'exerce dans son contrôle de cassation, et que le Conseil constitutionnel, dont le seul rôle est d'apprécier la conformité de la loi à la Constitution, n'hésite pas davantage à exercer un contrôle de proportionnalité. Il en est de même de la Cour européenne. Dès lors, on ne voit pas pourquoi la Cour de cassation serait la seule juridiction a se l'interdire, d'autant que le contrôle de la proportionnalité de la peine constituerait aussi l'instrument d'une meilleure garantie du principe d'égalité devant la loi.



lundi 13 février 2017

La fin du délit de consultation habituelle des sites terroristes

Par une décision David P. du 10 février 2017 rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel déclare non conforme à la Constitution le délit figurant dans l'article 421-2-5-2 du code pénal. Il sanctionnait de deux ans de prison et 30 000 € d'amende "le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition des messages, images ou représentations soit provoquant directement à la commission d'actes de terrorisme, soit faisant l'apologie de ces actes lorsque, à cette fin, ce service comporte des images ou des représentations montant la commission de tels actes consistant en des atteintes volontaires à la vie". Une telle décision n'a rien de surprenant si l'on considère, comme l'affirmait maître Claire Waquet dans sa plaidoirie, que ce délit "n'était pas né sous les meilleurs auspices". 

Un texte qui n'est pas "né sous les meilleurs auspices"


En 2012, alors que l'assaut donné à l'appartement de Mohamed Merah venait à peine de s'achever, le Président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, annonçait déjà la création d'un nouveau délit pénal "de consultation habituelle de sites faisant l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine ou à la violence". L'idée reposait sur une transposition au domaine du terrorisme des dispositions de l'article 227-13 du code pénal, dans sa rédaction issue de la loi du 5 mars 2007. Il punit d'une peine de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende toute personne qui "consulte habituellement" un service de communication au public en ligne mettant à disposition des images de mineurs présentant un caractère pornographique. Et déjà en 2012, ce délit avait suscité des réserves liées à l'incertitude dans le contenu de la norme. Finalement, dans un avis du 5 avril 2012 rendu à propos du projet de loi de prévention et lutte contre le terrorisme, le Conseil d'Etat avait considéré que de "telles dispositions portaient à la liberté de communication (...) une atteinte qui ne pouvait être regardée comme nécessaire, proportionnée et adaptée à l'objectif de lutte contre le terrorisme".  Elles avaient alors été retirées du texte qui allait devenir la loi du 21 décembre 2012

Une seconde tentative a échoué en décembre 2015, avec une proposition de loi "tendant à renforcer l'efficacité de la lutte antiterroriste", proposition qui n'a jamais été inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Cet abandon est lié à l'intervention d'un troisième texte, cette fois un projet de loi émanant du gouvernement de Manuel Valls, projet qui allait devenir la loi du 3 juin 2016, dans laquelle figure le délit sanctionné dans la présente QPC. Observons toutefois que ce délit a été introduit par un amendement sénatorial, alors même que le gouvernement, et en particulier le Garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, s'y étaient opposés. Finalement, le délit a passé le cap de la commission mixte paritaire, mais le rapporteur à l'Assemblée nationale affirmait alors qu'il continuait "d'émettre des réserves sur sa constitutionnalité" (...) "La jurisprudence tranchera sans doute rapidement sur ce point". Hélas, la loi n'a pas été déférée au Conseil constitutionnel avant promulgation, et on a dû attendre une QPC pour que le délit de consultation habituelle des sites terroristes soit finalement déclaré inconstitutionnel. Le temps tout de même de condamner une vingtaine de personnes sur son fondement. 

Cette situation explique sans doute les particularités de l'audience tenue devant le Conseil constitutionnel. Alors que les avocats étaient parfaitement à l'aise, le représentant du gouvernement semblait plutôt gêné, contraint de défendre un texte auquel le gouvernement s'était opposé.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel s'appuie sur l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il reprend une jurisprudence classique qui définit la liberté de communication comme celle de diffuser et de recevoir des idées. Dans sa décision du 10 juin 2009 rendue à propos de la loi Hadopi, il subordonne la conformité à la Constitution des atteintes portées à la liberté à une triple condition de nécessité, d'adaptation et de proportionnalité à l'objectif poursuivi, objectif qui doit lui-même avoir valeur constitutionnelle.

 
Le Chat. Geluck. 2014

Le principe de nécessité


Le motif essentiel de l'annulation prononcée par le Conseil constitutionnel repose sur l'absence de nécessité de créer un délit spécifique. Il dresse ainsi la liste des dispositions du code pénal permettant de prévenir la commission d'actes de terrorisme. Elles sont fort nombreuses et, parmi elles, figure l'article 421-2-6 du code pénal qui réprime la préparation d'un acte de terrorisme, cette infraction étant caractérisée lorsque l'intéressé s'est rendu sur des sites internet évoquant directement la commission de tels actes ou en faisant l'apologie. Autant dire que la sanction de consultation des sites terroristes existe déjà et qu'il n'est pas absolument nécessaire de créer une nouvelle incrimination. 

De même, les enquêteurs et les magistrats compétents disposent de tous les moyens indispensables pour rechercher les faits à l'origine de ces infractions. Ils peuvent intercepter des courriels, recueillir les données de connexion, capter toutes les images ou vidéos dont ils ont besoin. Ces compétences sont également détenues par les services de renseignement, étroitement associés à la prévention du terrorisme. 

De tous ces éléments, le Conseil constitutionnel déduit, comme l'avait fait le Conseil d'Etat en 2012, que ce délit ne donne aux policiers et aux juges aucun moyen nouveau de nature à prévenir efficacement les actes de terrorisme. Il est redondant et donc pas nécessaire. 

Adaptation  et proportionnalité


Le délit de consultation habituelle de sites terroristes n'est pas seulement inutile. Il est aussi inadapté et disproportionné par rapport aux objectifs poursuivis. 

Peut-être par courtoisie à l'égard du parlement, le Conseil constitutionnel n'insiste pas sur le fait que le texte est très mal écrit et, sur certains points, peu cohérent. C'est ainsi qu'il ne vise que les "services de communication au public en ligne", excluant de fait les réseaux privés comme Facebook, WhatsApp ou Telegram, ce dernier étant connu pour être très utilisé dans la mouvance du terrorisme islamiste. La loi interdit ainsi de consulter des sites montrant une décapitation mais ne pouvait pas sanctionner l'échange de vidéos sur des réseaux sociaux. Précisément, et c'est le second élément à relever, le délit n'est constitué que si la provocation ou l'apologie du terrorisme s'accompagne "d'images consistant en des atteintes volontaires à la vie". Là encore, on peut sanctionner celui qui regarde un assassinat, mais pas celui qui regarde un acte de barbarie ou, d'une manière plus générale, un traitement inhumain et dégradant. Ces différences de traitements sont-elles justifiées ? 

Le Conseil constitutionnel s'intéresse surtout au caractère apparemment objectif du délit, en quelque sorte dépourvu d'élément moral. Peu importe que l'auteur de l'infraction ait ou non l'intention de commettre un acte de terrorisme, il suffit qu'il ait consulté de manière habituelle un site terroriste. On ignore d'ailleurs à partir de combien de consultations la pratique devient habituelle, le gouvernement se bornant à mentionner sans conviction que deux consultations ne suffisent pas à constituer une habitude. 

Certes, le texte prévoit une dérogation et, dans un second alinéa de l'article 421-2-5-2, le code pénal écarte les poursuites lorsque la consultation habituelle de sites terroristes est faite "de bonne foi, résulte de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public, intervient dans le cadre de recherches scientifiques ou est réalisée afin de servir de preuve en justice". Là encore, la disposition est mal rédigée, et l'on ignore si les trois hypothèses citées sont des éléments de cette bonne foi, si la liste est exhaustive ou non, tous éléments manifestement abandonnés à la clairvoyance des juges. Surtout, et sans que le terme soit réellement prononcé, on sent que le Conseil constitutionnel est réticent à l'égard d'une infraction qui repose sur une présomption de mauvaise foi.

Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que le Conseil constitutionnel affirme que l'atteinte à la liberté de communication est disproportionnée, conclusion d'autant plus attendue qu'il a déjà démontré l'inutilité de ce délit.  Cela ne signifie pas qu'une personne consultant un site djihadiste ne puisse plus être poursuivie, mais cette consultation ne sera qu'un élément destiné à prouver sa participation à un réseau, à une association de malfaiteurs en vue de la commission d'un acte terroriste. Le Conseil constitutionnel donne ainsi un avertissement au législateur. La lutte contre le terrorisme ne consiste pas à chercher ses clés sous le réverbère, c'est-à-dire à sanctionner les lecteurs de sites terroristes, parce que l'on ne parvient à atteindre leurs responsables, les sites étant inaccessibles, cachés dans des pays lointains ou changeant d'adresse en permanence.

Derrière cette analyse, on voit se dessiner le refus d'un texte qui va directement à l'encontre des principes gouvernant la liberté de circulation des idées sur internet. Depuis sa décision du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel confère une certaine autonomie à la liberté d'expression sur internet. Il en est de même de la Cour européenne des droits de l'homme qui estime que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme protège la liberté d'expression sur internet, par exemple dans son arrêt Cengiz et autres c. Turquie du 1er décembre 2015. Le principe selon lequel internet est, avant tout, un espace de libre circulation des idées, ne peut donc que très difficilement être remis en cause. Et selon les règles du régime répressif qui organisent la liberté d'expression, les infractions ne peuvent viser que les responsables des sites et les auteurs des propos qui y sont tenus, des images qui y sont diffusées, pas les lecteurs qui sont des consommateurs passifs d'informations. 



Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9 du manuel de libertés publiques sur internet.