« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 16 février 2017

La Cour de cassation : un premier pas vers un contrôle de la proportionnalité de la peine

Les trois arrêts rendus le 1er février par la Chambre criminelle de la Cour de cassation sont passés relativement inaperçus. L'analyse de ces trois décisions montre pourtant qu'elles sont porteuses d'un véritable bouleversement, une exigence générale de motivation des jugements en matière correctionnelle, exigence qui offre à la Cour de cassation l'instrument juridique qui lui manquait pour élargir son contrôle des décisions des juges de fond. L'obligation de motivation, déjà exigée pour la déclaration de culpabilité, est en effet désormais étendue à la peine. Par cette jurisprudence, la Cour de cassation se donne les moyens d'exercer un véritable contrôle de proportionnalité dans ce domaine.

Trois décisions différentes

 

Les trois décisions portent sur des faits différents, et donc des infractions bien distinctes. La première décision confirme sur la condamnation du maire de Roquebrune-sur-Argens à une amende de 10 000 € et à un an d'inéligibilité pour pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une relation ou une nation déterminée. Dans une réunion publique, il avait violemment dénoncé les Roms qui, selon lui, "avaient mis neuf fois le feu (...) Ce qui est un peu dommage, c'est que l'on ait appelé trop tôt les secours. (...) Non, parce que les Roms, c'est un cauchemar, c'est un cauchemar". La seconde décision rejette également un pourvoi dirigé contre une condamnation à six mois d'emprisonnement avec sursis, 30 000 € d'amende et cinq ans d'interdiction de gérer pour abus de biens sociaux. La  troisième enfin  casse la condamnation de deux personnes pour blanchiment et recel, condamnations comportant à la fois des peines d'une année d'emprisonnement, des amendes et une mesure de confiscation. Dans les trois cas, la Chambre criminelle ne contrôle pas seulement la proportionnalité des peines de privation de liberté, mais aussi celle des peines d'amendes, ainsi que celle des peines complémentaires comme l'inéligibilité ou l'interdiction de gérer une entreprise. 

Le point commun entre ces trois décisions n'est pas dans les faits à l'origine de la condamnation, ni dans la déclaration de culpabilité, ni dans la peine prononcée. Il réside dans l'étendue du contrôle de la Cour de cassation sur la peine prononcée en matière correctionnelle.

La motivation de la peine d'emprisonnement


La motivation des peines d'emprisonnement en matière correctionnelle est déjà une obligation, en particulier lorsqu'elles sont prononcées sans sursis ni aménagement. L'article 132-19 du code pénal, issu la loi du 15 août 2014 énonce que la juridiction du fond doit "avoir spécialement motivé le choix de cette peine", sauf dans l'hypothèse où la personne est en état de récidive légale. Cette motivation est la conséquence logique du principe d'individualisation des peines consacré par l'article 132-1 du code pénal qui affirme que la peine doit être prononcée "en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale". Ce principe d'individualisation repose sur une conception de la peine qui veut qu'elle soit prononcée non pas seulement pour punir un comportement illicite mais aussi dans le but de favoriser l'amendement et la réinsertion de la personne. 

Dans trois arrêts du 29 novembre 2016 rendus en formation plénière, la Cour a mis en oeuvre ce principe en exigeant la motivation, par les juges du fond, de la peine d'emprisonnement prononcée. Comme pour les décisions du 1er février 2017, elle confirme deux condamnations et casse la troisième, au motif que les juges qui ont prononcé une peine de trois ans d'emprisonnement, ne s'étaient pas expliqués "sur les éléments de la personnalité du prévenu qu'elle a pris en considération pour fonder sa décision et sur le caractère inadéquat de toute autre sanction". Le juge doit donc formuler non seulement les motifs qui justifient la peine, mais aussi dans quelle mesure cette peine est préférable à toute autre. L'objet de cette obligation ne réside pas seulement dans la volonté d'expliquer sa peine à la personne condamnée mais aussi, et surtout, de donner à la Cour de cassation l'instrument d'un éventuel contrôle de proportionnalité.

J'ai tant de peine. Annie Philippe. 1965

La motivation des peines non privatives de liberté


Les arrêts du 1er février 2017 élargissent cette obligation aux peines non privatives de liberté comme les amendes et les peines complémentaires telles que l'inéligibilité ou l'interdiction de gestion. La Cour s'assure donc que les juges ont énoncé une motivation conforme aux dispositions de l'article 132-19 du code pénal. 

Dans le cas du maire de Roquebrune-sur-Argens condamné à une peine complémentaire d'inéligibilité, la Chambre criminelle s'assure que le tribunal a pris en considération l'auteur des faits (un élu, maire de sa commune depuis treize ans) sa mission qui est d'assurer la sécurité de ses administrés et enfin sa personnalité ainsi que la gravité des faits qui lui sont reprochés. En l'espèce, elle estime que les juges du fond ont répondu aux exigences du code pénal en analysant tous ces éléments. Il en est de même des décisions qui ont condamné le prévenu pour abus de biens sociaux, avec une peine complémentaire d'interdiction de gérer. Le jugement explique en effet longuement dans quelle mesure l'intéressé a suscité la déconfiture de l'une des sociétés dont il état gérant au profit d'une autre "dans laquelle il était particulièrement intéressé". 

En revanche, dans le cas des amendes prononcées à l'encontre des deux personnes condamnées pour blanchiment et recel, la Cour estime la motivation insuffisante. Certes, la Cour explique que les deux femmes condamnées ont largement bénéficié des pratiques d'extorsion de celui qui était leur frère et leur mari, mais rien dans le jugement ne justifie le montant exact des amendes prononcées, respectivement 50 000 et 30 000 €. Pour la Chambre criminelle, les juges auraient dû expliquer les raisons de ce choix, au regard notamment des ressources et des charges des prévenues. 

Vers un contrôle de proportionnalité


Cette jurisprudence contribue, à l'évidence, à une meilleure information des personnes condamnées, et leur ouvre de nouvelles possibilités en matière d'appel. Surtout, la Cour de cassation se donne les moyens indispensables au franchissement d'une étape supplémentaire : le contrôle de proportionnalité. 

On attend désormais la décision qui affirmera que ce contrôle de proportionnalité n'est plus de la compétence exclusive des juges du fond, mais fait partie intégrante du contrôle de cassation. Certains pourraient objecter que ce contrôle de proportionnalité, qui repose largement sur des considérations de fait, n'a pas grand chose à voir avec un contrôle de cassation théoriquement limité à des considérations de droit. En réalité, on constate que le Conseil d'Etat l'exerce dans son contrôle de cassation, et que le Conseil constitutionnel, dont le seul rôle est d'apprécier la conformité de la loi à la Constitution, n'hésite pas davantage à exercer un contrôle de proportionnalité. Il en est de même de la Cour européenne. Dès lors, on ne voit pas pourquoi la Cour de cassation serait la seule juridiction a se l'interdire, d'autant que le contrôle de la proportionnalité de la peine constituerait aussi l'instrument d'une meilleure garantie du principe d'égalité devant la loi.



1 commentaire:

  1. Un grand bravo pour ce dernier post, grand bravo à deux titres au moins. D'abord, il compense l'absence coupable des médias sur un sujet important pour tout citoyen qui est, sans le savoir, un délinquant potentiel justiciable des juridictions de première instance. Ensuite, il donne un excellent éclairage de la problématique du contrôle de la proportionnalité de la peine dans notre pays par la Cour de cassation à une époque où les médias condamnent avant de juger et certains procureurs brandissent l'arme de "l'exemplarité". Cette jurisprudence est plus que bienvenue compte tenu de trois réalités quotidiennes de la justice pénale.

    1. L'imprévisibilité des jugements

    Reproche important que font les citoyens française interrogés par la place Vendôme sur le Justice,l'imprévisibilité des jugements est monnaie courante dans les prétoires. Pour des faits identiques, le premier est relaxé alors que le second est déclaré coupable sans qu'un esprit simple ne parvienne à comprendre les raisons d'un tel traitement discriminatoire. Y aurait-il une Justice différenciée ? Mais suivant quels critères ? Nous sommes dans le flou intégral.

    2. L'indigence des jugements

    Il n'est qu'à prendre connaissance de certains "torchons" produits par nos tribunaux correctionnels pour se rendre compte du problème. Textes longs, confus, dénués de raisonnement juridiques logiques sans parler de la sollicitation des faits, méconnaissance criante des faits objectifs... sont légions dans la pratique quotidienne. Charabia et galimatias sont les travers les plus courants dans la gente judiciaire formée à Bordeaux ! Il est grand temps que la Cour de cassation mette son nez dans ce scandale permanent ignoré de certains éminents juristes qui regardent de trop haut et de trop loin la Justice d'en bas, pourtant fort instructive sur la réalité de l'état de droit dans un pays.

    3. L'incompréhension des jugements

    L'indigence débouche souvent sur l'incompréhension. Une exigence de motivation - à condition quelle soit réelle et non formelle - constituerait un progrès important pour le citoyen en débusquant les jugements de circonstances, les jugements de genre (cela arrive dans des juridictions appelées à trancher des litiges entre hommes et femmes) ; les jugements de classe (le supérieur hiérarchique qui a forcément tort en cas de conflit avec un subordonné) et autres joyeusetés dont sont capables certains de nos magistrats... Telle est la dure réalité que certains bons esprits feignent d'ignorer... jusqu'au jour où ils sont pris dans la nasse judiciaire. Un ex-premier ministre le découvre alors que le parlementaire qu'il était, votait des lois sans bien en comprendre la portée pratique.

    C'est pourquoi, tout ce qui peut encadrer le travail des magistrats et limiter au maximum leur capacité d'arbitraire est le bienvenu au titre de l'existence de contre-pouvoirs à leur pouvoir exorbitant, soyons-en conscients.

    "Il faut avoir du jugement pour sentir que nous n'en avons point" (Marivaux). Si cette nouvelle jurisprudence pouvait seulement ouvrir les yeux de certains magistrats murés dans leurs certitudes, ce serait un petit pas pour la Justice, mais un grand pas pour les citoyens.

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