« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 3 juillet 2016

Le droit d'être lanceur d'alerte, élément de la liberté d'expression

Le statut juridique des lanceurs d'alerte ressemble à un chantier en construction, auquel la décision rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 30 juin 2016 vient apporter une nouvelle pierre. Elle a saisi l'occasion d'un contentieux ignoré de tous, parfaitement à l'écart des scandales financiers qui font les délices des médias.

L'action ne se passe pas au Luxembourg, ni au siège social d'une grande banque, mais à Basse-Terre, au sein de l'"association guadeloupéenne de gestion et de réalisation des examens de santé et de promotion de la santé". En 2009, M. X. est recruté comme directeur administratif et financier de cette structure qui gère un centre de santé publique en Guadeloupe. Très rapidement, il constate certaines irrégularités et finit par informer le procureur de la République que le directeur du centre, le docteur Y., a tenté de se faire payer des salaires pour un travail fictif, et qu'il a obtenu du Président de l'association la signature d'un contrat de travail alors qu'il est en même temps administrateur de l'association. Ces faits peuvent en effet laisser penser que l'association est le cadre d'escroqueries et de détournements de fonds publics. 

La réaction ne se fait pas attendre. En mars 2011, le lanceur d'alerte est licencié pour faute lourde. Le conseil des prud'hommes n'a rien trouvé à redire, mais la Cour d'appel de Basse Terre considère, quant à elle, que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse. En revanche, elle refuse de prononcer la nullité du licenciement et la réintégration de M. X., aucun texte législatif applicable à l'époque des faits ne lui permettant de considérer l'intéressé comme un lanceur d'alerte. 

Des textes insuffisants


Il est vrai qu'en 2009, au moment du licenciement de M. X. la question des lanceurs d'alerte n'avait pas été soulevée. Il a fallu attendre que les noms d'Edward Snowden et de Julian Assange deviennent célèbres pour que le droit se penche sur ce problème. Encore ne l'a-t-il fait qu'avec une extrême prudence. 

Pour les fonctionnaires, l'article 6 du statut, issu de la loi du 6 août 20102 interdit de sanctionner les lanceurs d'alerte. Les effets de ce texte demeurent cependant modestes, d'abord parce qu'il ne s'applique qu'aux fonctionnaires statutaires et excluent donc de sa protection les agents contractuels, ensuite parce qu'il ne concerne que les mauvais traitements ou harcèlements infligés à un autre agent public. Autrement dit, le lanceur d'alerte qui dénonce la mise au placard d'un collègue peut être protégé, mais pas celui qui dénonce des faits de corruption dans sa hiérarchie. 

Dans le secteur privé, la loi du 6 décembre 2013 affirme qu'un salarié ne peut faire l'objet d'une sanction ou d'un refus d'avancement pour avoir témoigné d'infractions dont il a eu connaissance durant ses fonctions. La loi prévoit alors un renversement de la charge de la preuve : en cas de contentieux, il appartient au chef d'entreprise de démontrer que la mesure prise à l'encontre du salarié n'est pas motivée par ses dénonciations. In fine, le juge peut prononcer la nullité d'une sanction ou d'un licenciement prononcé à l'encontre d'un lanceur d'alerte.

M. X. est salarié d'une association, et la loi du 6 décembre 2013 lui aurait été fort utile. En effet, ses employeurs ne contestent même pas que son licenciement repose sur ses dénonciations. Hélas, ce texte, postérieur aux faits, n'est pas applicable.

Guy Béart. La Vérité. Enregistrement public mars 1968

Le droit de signaler des comportements illicites


Devant ce vide juridique, la Chambre sociale trouve un autre fondement pour prononcer la nullité du licenciement de M. X. Elle invoque l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit à la liberté d'expression. Elle y est largement incitée par la jurisprudence de la Cour européenne qui, dès un arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, considère comme une atteinte à la liberté d'expression le renvoi d'un fonctionnaire du parquet général qui avait donné à la presse des informations sur une ingérence du gouvernement dans la justice pénale. Plus tard, dans une décision Sosinowska c. Pologne du 18 octobre 2011, la Cour sanctionne sur le même fondement le licenciement d'un médecin qui avait dénoncé les erreurs médicales commises par un praticien chef de service dans un hôpital. De cette jurisprudence, la Chambre sociale déduit l'existence d'un droit des salariés de signaler les comportements illicites qu'ils constatent sur leur lieu de travail et dans l'exercice de leurs fonctions.

Une liberté fondamentale


Le plus intéressant, dans cette décision, réside dans le fait qu'elle consacre ce droit comme une liberté fondamentale. Dans sa décision du 28 mars 2006, la Chambre sociale admettait ainsi la nullité d'une licenciement portant atteinte à une liberté fondamentale, en l'espèce la liberté de témoigner en justice (voir aussi : Soc., 29 octobre 2013).

Le droit de signaler un comportement illicite est donc désormais garanti comme une liberté fondamentale, ce qui signifie notamment, que sa violation peut donner lieu à une action en référé demandant au juge de prononcer la nullité d'une mesure qui lui porte atteinte. 

Sur ce point, l'arrêt est évidemment positif, surtout si on le compare à la récente décision du juge pénal luxembourgeois saisi du cas de lanceurs d'alerte qui avaient dénoncé des pratiques de blanchiment et d'évasion fiscale. Le juge commence par reconnaître que les prévenus "ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale (...) et qu'ils ont agi dans l'intérêt général et contre des pratiques d'optimisation fiscale moralement douteuses", avant de les condamner à des peines de prison avec sursis. 

Reste que la décision de la Chambre sociale française apparaît davantage comme une sorte de pansement jurisprudentiel destiné à soigner les blessures causées par un vide législatif. Sur ce point, elle constitue un appel au législateur, appel qui intervient fort opportunément. Le  projet de loi Sapin II de lutte contre la corruption déposé à l'Assemblée nationale le 30 mars 2016 arrive en effet en discussion au Sénat pour une première et dernière lecture, puisqu'il fait l'objet d'une procédure accélérée. De toute évidence, la Chambre sociale attend avec impatience la création de l'Agence nationale de détection et de prévention de la corruption, chargée de conseiller les lanceurs d'alerte, voire de reprendre à son compte leurs révélations pour leur permettre de demeurer dans l'anonymat, ou encore de reprendre à sa charge les frais liés à d'éventuelles procédures judiciaires. Espérons que les sénateurs, toujours prompts à détruire les projets gouvernementaux, sauront entendre le souhait de la Chambre sociale de la Cour de cassation.



Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.




jeudi 30 juin 2016

Le secret du délibéré ou l'infaillibilité des juges

Le 25 mai 2016, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision illustrant le caractère absolu du secret du délibéré. 

Le requérant est un ancien juré d'une cour d'assises qui, en appel a confirmé une condamnation pour viol sur mineur prononcée en première instance. Rien que de très banal si ce n'est que cet ancien juré a cru bon, ensuite, de faire des révélations sur le déroulement du délibéré. Le Parisien, publie ainsi, en avril 2011, un article intitulé : « La présidente essayait d’orienter notre vote ». Selon le juré, avec lequel un journaliste s'est entretenu, la Présidente aurait interdit aux jurés de voter blanc. Elle aurait qualifié un premier vote à main levée de "moment d'égarement" parce qu'il ne comportait pas de majorité en faveur de la condamnation mais exprimait au contraire les doutes du jury. Après avoir finalement obtenu un vote sur la condamnation, elle aurait insisté pour que la peine soit identique à celle prononcée en première instance. 

Rappelons que ces accusations, fort graves car elles mettent en cause l'impartialité de la présidente d'une cour d'assises, demeurent cependant isolées. Elles émanent d'un seul juré, dont on ignore s'il n'a pas été plus ou moins instrumentalisé par la défense de la personne condamnée. On peut d'ailleurs se demander comment il est possible que les pressions de la présidente aient rencontré un écho aussi important au sein du jury.  Quoi qu'il en soit, les conséquences se sont révélées catastrophiques pour celui qui s'est confié aux journalistes, puisqu'il a été été condamné à deux mois de prison avec sursis pour avoir commis l'infraction de violation du secret professionnel prévue par l'article 226-13 du code pénal. Cette condamnation a été confirmée en appel et la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté son pourvoi.

Secret du délibéré et impartialité


La Cour de cassation protège avec la plus grande rigueur le secret du délibéré, et elle l'affirme une fois encore. Il est vrai que ce secret repose sur un fondement législatif. Aux termes de l'article 304 du code de procédure pénale (cpp), chaque juré, "debout et découvert", jure en effet de "conserver le secret des délibérations, même après la cessation de ses fonctions". Personne ne peut contester que le juré bavard a violé son serment. 

Une telle rigueur s'explique par la finalité est du secret du délibéré, qui est d'assurer l'indépendance des juges et l'impartialité de la justice. Ce principe d'impartialité a désormais valeur constitutionnelle, depuis une décision du Conseil constitutionnel rendue le 29 août 2002, et confirmée par une QPC du 8 juillet 2011. Aux yeux du Conseil, ce principe d'impartialité trouve son fondement constitutionnel dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. 

De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise que le principe d'impartialité peut donner lieu à deux types d'atteintes. Des atteintes objectives tout d'abord, liées à l'organisation ou la composition de la juridiction qui n'inspireraient pas la confiance dans son impartialité. Des atteintes subjectives ensuite, lorsqu'un juge ou un juré cherche à favoriser un plaideur ou à nuire à un justiciable. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  qui déclare non conforme à la Convention la condamnation par une Cour d'assises d'un Français d'origine algérienne, alors que l'un des jurés avait tenu des propos racistes, hors de la salle d'audience mais devant la presse.

Sur ce plan, la décision rendue par la Chambre criminelle le 25 mai 2016 n'a rien de choquant, si ce n'est qu'elle pose tout de même quelques problèmes car l'intéressé est finalement privé du droit de se défendre.

Douze hommes en colère. Sidney Lumet. 1957


La défense impossible


Le juré bavard se trouve dans une position franchement détestable. Comment pourrait-il prouver l'exactitude des accusations qu'il porte à l'encontre de la présidente de la Cour d'assises ? Le délibéré n'est pas enregistré et ne donne lieu à aucun compte-rendu, dès lors qu'il a précisément pour vocation de demeurer confidentiel. Sa seule voie de droit serait donc le témoignage des autres membres du jury. C'est la raison pour laquelle ses avocats ont demandé devant la cour d'appel un complément d'information, qui leur a été refusé. 

Sur le plan juridique, ce refus est parfaitement fondé, car la preuve ainsi recueillie serait elle-même illégale. Elle ne pourrait être obtenue que par de nouvelles violations du secret du délibéré, cette fois par d'autres jurés. Ils se rendraient alors coupables, à leur tour, de l'infraction prévue à l'article 226-13 du code pénal. Au-delà de ce problème de preuve, la Cour de cassation affirme que notre juré "n'a pas compris le principe du délibéré et la nature des responsabilités qui étaient les siennes" et que "c'est de manière erronée qu'il se considère comme fondé à dénoncer une violation supposée" du principe d'impartialité. La formulation est sans nuance, mais tout aussi fondée en droit. Un juré est un juré et il n'est pas juge du délibéré, d'autant que les accusations formulées à l'encontre de la Présidente de la Cour d'assises ne donnent à aucune procédure contradictoire. Comme les jurés, cette dernière est en effet soumise au secret et elle le respecte. 

Des lanceurs d'alerte dans la justice ?


aux motifs que le complément d’information sollicité par la défense pour établir le bien fondé des anomalies du délibéré justifiant les révélations du juré à la presse ne peut être ordonné au regard du caractère illégal de la preuve recherchée ;

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/CASS/2016/JURITEXT000032597802

Les motifs de la Cour de cassation sont donc indiscutables. Alors pourquoi laissent-ils un sentiment d'insatisfaction ? D'abord parce que la défense de l'intéressé n'est pas infondée mais impossible, situation qui porte évidemment atteinte à ses droits, dès lors qu'il est lui aussi poursuivi pénalement. Ensuite, parce que l'on en vient à conclure que toute dénonciation d'une violation du principe d'impartialité par un juge durant un délibéré est impensable. Les citoyens sont tout simplement invités à croire en l'infaillibilité des juges. A une époque où on envisage un statut juridique des lanceurs d'alerte, la justice se met à l'abri.
le juré n’a pas compris le principe du délibéré et la nature des responsabilités qui étaient les siennes ; qu’il a manifestement été déstabilisé par une plaidoirie de la défense incitant au vote blanc ; que c’est donc de manière erronée qu’il se considère comme fondé à dénoncer une violation supposée par le président de la cour d’assises des articles 356 et 358 du code de procédure pénale ; que l’avocat du prévenu, qui était également celui du condamné, a vainement sollicité du garde des sceaux une enquête administrative relative à l’affaire ; que les conseils du prévenu ont encore considéré que leur client avait en fait dénoncé des violations de la loi, notamment, quant aux modalités du vote de la cour d’assises ; qu’ils s’indignent de ce que le secret absolu qui protège les délibérations serait de nature à couvrir des violations du code de procédure pénale qu’ils assimilent à des infractions ; que le fait qu’ils s’érigent ainsi en juge du délibéré – affranchis du principe du contradictoire – ne saurait davantage justifier le comportement de M. X… qui, une fois de plus, tire de son absence d’adhésion à une décision collégiale, le droit de remettre en cause des règles qu’il a juré de respecter 

Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/CASS/2016/JURITEXT000032597802

lundi 27 juin 2016

Les Invités de LLC : Jean-Noël Luc et Serge Sur : Le doctorat pour les nuls


Le Monde a publié dans son édition du jeudi 9 juin 2016 une opinion des professeurs Jean-Noël Luc, de Paris-Sorbonne,  et Serge Sur, de Panthéon-Assas, au sujet de la réforme du doctorat par un arrêté du 25 mai 2016.

Liberté, libertés chéries reproduit ici de larges extraits du texte original, avec renvoi pour l’intégralité au site internet du Monde….


 
Le doctorat pour les nuls


Voulez-vous devenir docteur ? Foin de la thèse ! La réforme du 25 mai 2016 vous évite des travaux surannés. Fini les recherches approfondies, les méditations prolongées, l’effort de rédaction soignée d’un ouvrage qui atteste la qualité de votre formation. Qu’a la société à faire de votre savoir, l’université de votre talent, la connaissance de votre apport ? Il vous suffira bientôt, à côté d’un mémoire hâtif, d’un « portfolio » exaltant vos « activités », comme la validation de « modules professionnalisants », dont le terme, mais pas l’idée, a été retiré de l’arrêté. Vous ne possédiez pas de master, gage d’une initiation à la recherche ? Peu importe. Le tampon « VAE » (validation des acquis de l’expérience) vous a ouvert l’inscription en doctorat par dérogation. Autre tampon – « docteur »  – en fin du cursus, et l’affaire est bouclée ! Vive les réseaux, les copinages, les influences, qui couronneront votre habileté conviviale.

Voilà un texte qui s’applique à merveille à des élus, des énarques, sans parler de syndicalistes professionnels. Bienheureux hasard ! Aujourd’hui tous avocats, demain tous docteurs – ou plutôt pseudo-docteurs. Seuls les besogneux, amis de l’effort intellectuel et des vastes corpus documentaires de première main continueront à préparer de véritables thèses. Or d’une thèse, on ne sort pas comme y on est entré. Elle comporte une valeur intellectuelle ajoutée, elle apprend à rechercher, à construire, à rédiger, elle est un capital pour la vie entière, fruit d’une concentration exigeante et austère dont tous tirent le bénéfice, enseignants, chercheurs ou actifs d’autres professions.

Et le directeur de thèse ? Voilà l’ennemi ! N’est-il pas, et le texte le dit bien, un harceleur en puissance, qu’il faut contrôler ? En tout directeur de thèse, un DSK sommeille. Un « comité de suivi individuel du doctorant » le tiendra à l’œil. De même, ne participera-t-il plus à la délibération du jury de soutenance. Sa connaissance du sujet, du candidat, de la thèse, n’est elle pas dangereuse pour l’évaluation ? Ne risquerait-il pas d’influencer ses collègues, incapables de se faire une opinion ? La délibération elle-même est-elle utile ? Comme on supprime les mentions pour les remplacer par un simple « admis-refusé », il suffira là encore d’un tampon. Et l’on voit mal comment une thèse admise à soutenance pourrait être refusée. 


Deux mandarins fâchés. 
Chine. Paire de figurines en or représentant des signes du zodiaque. 
Dynastie Song (Xè-XIIIè s.)

 



dimanche 26 juin 2016

QPC Cahuzac : Non bis in idem et le pouvoir de Bercy

Les décisions rendues par le Conseil constitutionnel le 24 juin 2016 étaient très attendues. Par la personnalité des requérants évidemment, Jérôme C., un ancien ministre des finances pour la première, et Alec W. et autres, c'est-à-dire la famille d'un célèbre marchand d'art pour la seconde. Elles répondent à une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les mêmes dispositions, et le Conseil constitutionnel a décidé d'appeler les deux affaires en même temps, ce qui signifie qu'une seule audience a eu lieu, même si deux décisions ont été finalement rendues. 

Tous ont en commun d'être poursuivis pour fraude fiscale et d'espérer, grâce à ces QPC, échapper à un procès pénal très médiatisé. Tous invoquent l'inconstitutionnalité des dispositions législatives prévoyant le cumul des sanctions pénales et fiscales, c'est à des articles 1729 et 1741 du code général des impôts (cgi). L'article 1729 sanctionne de 40 % de majoration de l'impôt en cas de "manquement délibéré", majoration qui peut être portée à 80 % en cas d'abus de droit ou de manoeuvres frauduleuses. Selon le vocabulaire en usage, il s'agit alors d'un redressement fiscal qui s'analyse comme une sanction administrative. L'article 1741 prévoit en outre une amende de 500 000 € et un emprisonnement de cinq ans en cas de fraude fiscale, peine qui peut aller jusqu'à 2 000 000 € et sept ans d'emprisonnement si les faits ont été commis en bande organisés ou facilités par des pratiques d'évasion fiscale.  

Aux yeux des requérants, ce cumul de sanctions constitue une violation du principe Non bis in idem. Le Conseil constitutionnel refuse de leur donner satisfaction par une décision qui ne contribue guère à simplifier la question de l'étendue de Non bis in idem.

Le principe Non bis in idem


Déjà connu du droit romain, le principe Non bis in idem énonce que nul ne peut être poursuivi ni condamné deux fois pour les mêmes faits. Cette règle figure dans l'article 368 du code de procédure pénale, le Protocole n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme (art. 4), l'article 15 § 7 du Pacte international sur les droits civils et politiques et enfin l'article 50 de la Charte européenne des droits fondamentaux.

Sa valeur constitutionnelle est moins claire. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 février 2010, se réfère ainsi à "la règle Non bis in idem",  sans davantage de précision, et notamment sans la dissocier clairement du principe de nécessité de la peine, lui-même rattaché à l'article 8 de la Déclaration de 1789. Dans sa décision du 18 mars 2015, le Conseil se réfère non plus à la "règle" mais au "principe Non bis in idem", sans toutefois lui accorder formellement une valeur constitutionnelle. Il est cependant plus clairement rapproché des "principes de nécessité des délits et des peines et de proportionnalité des peines et du droit au maintien des situations légalement acquises", principes également garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Cumul de poursuites, cumul de sanctions


Le Conseil opère une distinction très nette entre le cumul de poursuites et le cumul de sanctions. Le premier a déjà été déclaré conforme à la Constitution par la décision rendue sur QPC du 17 janvier 2013. Elle affirme qu'un médecin peut être poursuivi à la fois devant l'Ordre et devant  la juridiction de la sécurité sociale, sans que ce cumul de poursuites emporte violation du principe Non bis in idem. Dans cette même décision du 17 janvier 2013, le Conseil précise que ce cumul de poursuites est certes susceptible d'entraîner un cumul de sanctions. Mais le principe de proportionnalité exige alors que, dans tous les cas, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues. 

On se souvient que dans son arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d'Etat confirme sur cette base la légalité de la sanction disciplinaire infligée au Docteur Bonnemaison accusé d'avoir provoqué le décès de sept patients en fin de vie de l'hôpital de Bayonne. Il a donc fait l'objet d'une sanction disciplinaire, la radiation, alors même que la Cour d'assises de Pau, où il était jugé pour meurtres, l'avait acquitté en juin 2014.


Eric Robrecht. Et remettez nous ça.1968

L'influence de la décision EADS


Dans sa décision du 18 mars 2015 rendue sur l'affaire du délit d'initié des dirigeants d'EADS, le Conseil ne remet pas vraiment en cause cette jurisprudence, mais en précise le champ d'application. Il est conduit à déclarer inconstitutionnel le cumul des sanctions prononcées par l'Autorité des marchés financiers et par la justice pénale. Il énonce  dans quelle mesure les "mêmes faits" peuvent faire l'objet de "poursuites différentes", et distingue quatre hypothèses dans lesquelles le principe Non bis in idem peut être invoqué. De toute évidence Jérôme C. et les frères W. attendaient beaucoup de cette jurisprudence mais leurs attentes ont été déçues.

Dans la première hypothèse, Non bis in idem peut être invoqué lorsque les dispositions qui servent de fondements aux poursuites pénales et disciplinaires répriment les mêmes faits qualifiés de manière identique. Ce n'est évidemment pas le cas en l'espèce, dès lors que le redressement fiscal menace celui qui a inscrit des "inexactitudes ou des omissions dans (sa) déclaration" d'impôt, alors que les poursuites pénales sont encourues par "quiconque s'est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts". 

Dans la seconde hypothèse, le principe Non bis in idem peut être invoqué si les deux procédures font l'objet de recours devant le même ordre de juridiction. Tel n'est pas le cas en matière fiscale, puisque le redressement fiscal s'analyse comme une sanction administrative contestable devant le juge administratif, alors que les poursuites pour fraudes fiscale ont logiquement lieu devant le juge pénal.

La troisième  hypothèse, moins évidente dans son analyse, réside dans le fait que les deux répressions protègent les mêmes intérêts sociaux. Selon le Conseil, le redressement fiscal vise  à "préserver les intérêts de l'Etat" en garantissant la perception de l'impôt grâce au bon fonctionnement du système fiscal qui repose sur la sincérité des déclarations. La sanction pénale pour fraude fiscale vise, quant à elle, à "garantir l'accomplissement de leurs obligations fiscales" par les contribuables. Au-delà, elle a une portée dissuasive à l'encontre de l'ensemble des éventuels fraudeurs. La distinction n'est pas évidente et le Conseil reconnaît volontiers que les deux procédures "permettent d'assurer ensemble la protection des intérêts financiers de l'État ainsi que l'égalité devant l'impôt, en poursuivant des finalités communes, à la fois dissuasive et répressive".

De cette situation, le Conseil constitutionnel ne tire pourtant pas la conséquence que le principe Non bis in idem peut être invoqué dans ce cas.  Il utilise en effet comme une dérogation le quatrième critère, celui qui considère que la différence de "nature" de la sanction s'apprécie à l'aune de sa sévérité. 

Il affirme ainsi que  « le recouvrement de la nécessaire contribution publique et l’objectif de la lutte contre la fraude fiscale justifient l’engagement de procédures complémentaires dans les cas des fraudes les plus graves ».  Et le Conseil de préciser que le cumul de poursuites ne doit s'appliquer "qu'aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l'impôt". Sur ce plan, le Conseil suit les arguments développés à l'audience par le gouvernement, qui affirmait que seulement un millier des 40 000 redressements prononcés en 2015 avait été transmis à la justice. Il est donc précisé que cette gravité doit être appréciée au regard "du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention". Le Conseil rappelle néanmoins le principe posé dans sa décision du 17 janvier 2013, selon lequel le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l'une des sanctions encourues.  

Le pouvoir de Bercy


On peut comprendre cette volonté de ne poursuivre que les fraudes les plus graves, mais, sur un plan strictement juridique, le raisonnement du Conseil constitutionnel pose davantage de problèmes qu'il n'en résout. Doit-on en déduire que le principe Non bis in idem serait applicable dans le cas où un fraudeur "de faible intensité" ferait l'objet d'un redressement et serait en même temps poursuivi au pénal ? Sans doute, si l'on en croit la décision, mais alors la question de l'égalité devant la loi est posée, car notre fraudeur "de faible intensité" a également porté atteinte aux intérêts de l'Etat. 

Surtout, la ligne de partage entre les gros fraudeurs et les petits est finalement laissée à l'appréciation de l'administration fiscale dont le pouvoir sort renforcé par la décision du Conseil constitutionnel. D'abord parce que le "verrou de Bercy" lui confère le monopole de la transmission de l'affaire à la justice, privilège exorbitant qui interdit au parquet d'intervenir dans la saisine du juge pénal. Ensuite, parce que le Conseil semble se satisfaire d'une approche quantitative du nombre de poursuites qui semble tenir lieu d'analyse juridique. Le représentant du Secrétariat général du gouvernement affirmait ainsi à l'audience qu'en 2015, seulement 1000 poursuites ont été diligentées, sur 40 000 fraudeurs. C'est donc sur cette base que le Conseil délivre un brevet de constitutionnalité, l'application de Non bis in idem devenant une affaire de statistiques. Un tel résultat est-il réellement conforme aux principes généraux du droit pénal ?

mercredi 22 juin 2016

Ecoutes des avocats : échec d'un lobbying


Dans un arrêt Versini-Campinchi et Crasnianski c. France du 16 juin 2016, la Cour européenne des droits de l'homme met fin aux espoirs des avocats qui revendiquaient un secret professionnel absolu s'étendant à l'ensemble de leurs communications téléphoniques.

Les poursuites disciplinaires


L'affaire dont elle était saisie remonte à 2002, lorsque la chaîne de restaurants Buffalo Grill se trouve au coeur du scandale de la vache folle. Sa filiale Districoupe est accusée d'avoir importé du Royaume-Uni de la viande de boeuf, à une époque où les autorités sanitaires avaient décidé un embargo, la maladie de Creuzfeld-Jacob ayant contaminé des élevages britanniques. Dans le cadre d'une commission rogatoire du juge d'instruction, le PDG de Distrigroupe et président du conseil de surveillance de Buffalo Grill est placé sur écoute. 

Le 17 décembre 2002, alors que deux cadres de Distrigroupe sont en garde à vue, Maître Crasnianski, collaboratrice de Maître Versini-Campinchi, appelle le PDG qui doit lui-même être très prochainement auditionné. Elle lui raconte tranquillement l'interrogatoire des deux cadres et l'informe que les enquêteurs les soupçonnent d'avoir "touché des enveloppes des fournisseurs" britanniques pour poursuivre l'importation de boeuf. Grâce à ce coup de téléphone, le PDG se trouve parfaitement informé des éléments de l'enquête et des charges susceptibles d'être retenues. A peine un mois plus tard, c'est Maître Versini-Campinchi qui appelle le même interlocuteur et tient des propos injurieux à l'égard du juge d'instruction chargé de l'affaire.

Le problème est que ces conversations ont été enregistrées. Le procureur va donc saisir le bâtonnier de l'Ordre des avocats l'invitant à engager des poursuites disciplinaires à l'encontre des requérants. Le bâtonnier décide de poursuivre pour violation du secret professionnel les deux avocats, d'autant que Maître Versini-Campinchi a lui-même demandé à être poursuivi sur ce fondement, dès lors que sa collaboratrice a agi sous son autorité et avec son accord. En revanche, le bâtonnier refuse de donner suite aux poursuites visant les injures à l'encontre du magistrat instructeur. A l'issue de la procédure disciplinaire, Maître Versini-Campinchi est condamné à une interdiction temporaire d'exercer la profession d'avocat pendant deux ans et sa collaboratrice pendant un an avec sursis. 

Hergé. Le secret de La Licorne. 1943

Après avoir vainement déféré ces sanctions aux juges internes, les requérants saisissent la Cour européenne des droits de l'homme pour violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance". A leurs yeux, les communications avec leur client sont couvertes par un secret professionnel absolu et toute interception porte atteinte au secret des correspondance à celui de la vie privée garantis par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.

Depuis l'arrêt Malone c. Royaume-Uni du 2 août 1984 jusqu'à l'arrêt Pruteanu c. Roumanie du 3 février 2015, la Cour européenne considère que les communications téléphoniques relèvent de la vie privée et que le secret de la correspondance en fait partie. Il importe peu que ces écoutes aient effectuées sur la ligne d'un tiers (CEDH, 24 août 1998, Lambert c. France ; CEDH, 19 novembre 2013, Ulariu c. Roumanie). Toute interception, transcription et utilisation d'une communication téléphonique dans une procédure pénale constitue donc, en soi, une ingérence dans la vie privée, au sens de l'article 8 de la Convention européenne.

Une ingérence prévue par la loi


Elle peut cependant être licite si elle répond à trois conditions. La première d'entre elles réside dans le fait qu'elle doit être "prévue par la loi". Dans ses décisions Lambert c. France du 24 août 1998 et Matheron c. France du 29 mars 2005, la Cour avait déjà noté que le droit français autorise les écoutes téléphoniques, "lorsque les nécessités de l'information l'exigent". Ces dispositions figurent dans les articles 100 et suivants du code de procédure pénale. A l'époque des faits, leur rédaction était issue de la loi du 10 juillet 1991, et aujourd'hui elle trouve son origine dans la loi du 3 juin 2016. Même si la loi évolue, le fondement législatif demeure inchangé et l'article 100-7 mentionne toujours qu'"aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction".

De ces dispositions, la jurisprudence française a toujours déduit qu'il était possible de placer un avocat sur écoute, à la condition d'informer le bâtonnier. Les transcriptions des conversations peuvent ainsi être versées au dossier si leur contenu est de nature à faire présumer la participation de l'avocat à une infraction (Crim. 8 novembre 2000). Dans un arrêt du 1er octobre 2003, la Cour de cassation précise que c'est également vrai lorsque l'infraction commise par l'avocat est étrangère à celle qui a justifié la saisine du juge d'instruction. Tel est bien le cas en l'espèce, dès lors que les avocats sont poursuivis pour violation du secret professionnel, alors même que leurs clients ont finalement bénéficié d'un non-lieu.


Le but légitime


La seconde condition de licéité de l'ingérence dans la vie privée réside dans le "but légitime" poursuivi par la procédure. Sur ce point, l'arrêt ne fait que reprendre une première décision d'irrecevabilité rendue sur saisine de M. Picart qui avait déjà contesté les interceptions dont il avait fait l'objet devant la Cour européenne. Dans un arrêt du 18 mars 2008, la Cour avait alors estimé que cette procédure poursuivait l'un des buts énumérés par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme : "la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales". Il en est de même dans le cas de l'interception contestée par l'avocat de M. Picart.

Le contrôle de proportionnalité


Enfin, la troisième et dernière condition posée par l'article 8 est la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique, notion qui conduit la Cour européenne à exercer un contrôle de proportionnalité entre l'interception et le but légitime poursuivi. En l'espèce, les avocats requérants invoquent la jurisprudence Matheron c. France du 29 mars 2005 qui affirme que l'intéressé doit pouvoir contester devant un juge la régularité des écoutes téléphoniques utilisées à son encontre. Or, on se souvient que les deux avocats ont été l'objet de poursuites disciplinaires et n'ont donc pas pu saisir la chambre de l'instruction, compétente dans ce domaine.

La Cour fait cependant observer que les juges français, puis la Cour européenne, se sont déjà prononcés sur saisine de M. Picart, et ont considéré que les écoutes dont il avait fait l'objet, y compris la conversation avec Maître Crasnianski du 17 décembre 2002 , étaient parfaitement "nécessaires dans une société démocratique". Certes, ce n'est plus M. Picart qui saisit la Cour mais ses avocats. La conversation contestée est néanmoins la même, et l'écoute comme la transcription ont donc déjà été considérées comme licites.

La Cour ne peut cependant interrompre à ce stade son analyse dès lors que les requérants n'étaient pas parties à sa précédente décision. Elle rappelle donc que ces derniers ont pu obtenir un examen de la légalité des écoutes durant la procédure disciplinaire dont ils ont fait l'objet. Ils ont donc bénéficié d'un contrôle "efficace" même s'il ne s'inscrivait pas dans une procédure pénale.

Au-delà de l'affaire qu'elle examine, la Cour européenne prend une décision de principe en refusant de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. Elle oppose donc une fin de non-recevoir aux revendications d'un secret absolu. 

L'échec d'une revendication


La Cour se réfère à son arrêt Michaud c. France du 6 décembre 2012 et affirme "qu'un avocat ne peut mener à bien sa mission fondamentale s’il n’est pas à même de garantir à ceux dont il assure la défense que leurs échanges demeureront confidentiels".  Mais si le secret professionnel est garanti et protégé par la Cour, il n'est pas pour autant absolu. Dans ce même arrêt Michaud, la Cour avait déjà estimé que n'était pas incompatible avec le secret professionnel l'obligation faite aux avocats de déclarer les soupçons de blanchiment qu'ils peuvent avoir à l'encontre de certains de leurs clients, ceux  qui viennent les voir pour une mission de conseil et non pas une mission de défense. 

Aujourd'hui, la Cour  tient exactement le même raisonnement à propos des conversations téléphoniques qui sont couvertes par le secret, sauf si leur contenu fait présumer la participation de l'avocat lui-même à des faits constitutifs d'une infraction. Dans les deux cas, les droits de la défense du client ne sont pas affectés et c'est la raison pour laquelle la Cour écarte le principe de confidentialité. En tout état de cause, elle avertit que les conversations ainsi captées ne peuvent être utilisées contre le client mais seulement contre l'avocat.

Les lobbying des avocats en faveur d'un secret absolu essuie donc une défaite. Ils ont, en réalité, obtenu l'inverse de ce qu'ils recherchaient. La Cour européenne a en effet confirmé de manière éclatante que les avocats sont avant tout des citoyens et qu'ils sont également soumis à la loi. Pouvait-elle statuer autrement, si l'on considère que l'octroi d'un secret professionnel absolu conduisait à accorder aux avocats une véritable impunité pénale ?


vendredi 17 juin 2016

Vincent Lambert : le juge administratif et les pressions sur les médecins

L'affaire Lambert n'est pas l'un de ces faits divers qui envahit les médias pendant quelques jours ou quelques semaines, avant de tomber dans l'oubli le plus profond. C'est une de ces affaires qui révèlent que l'évolution des libertés publiques ne se réalise pas par un progrès constant et linéaire. Au contraire, l'évolution des libertés est faite d'avancées et de reculs, de revendications et de contestations, de lois votées par une majorité parlementaire et contestées par des groupements minoritaires. 

Vincent Lambert, tétraplégique en "état de conscience minimum" depuis six ans, est, bien malgré lui, l'incarnation du droit de mourir dans la dignité, droit mis en oeuvre par la loi Léonetti du 22 avril 2005. Onze ans après, alors même qu'une seconde loi Léonetti du 2 février 2016 est venue en est préciser les conditions de mise en oeuvre, ce droit est toujours contesté par les milieux catholiques les plus traditionnels, dont font partie les parents de l'intéressé. 

La décision de la Cour administrative d'appel (CAA) de Nancy intervenue le 16 juin 2016 est le dernier épisode de ce conflit. On sait que la famille Lambert se déchire. Son épouse et une partie de ses proches dont son neveu demandent l'application de la loi Léonetti de 2005, selon laquelle "les actes de prévention, d'investigation ou de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnables. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". La mère de Vincent Lambert ainsi qu'une soeur et un demi-frère pensent, contre l'avis des médecins, qu'il peut encore guérir et refusent toute idée d'interruption des soins.

On se souvient que, dans un arrêt du 24 juin 2014, le Conseil d'Etat avait admis la légalité de la décision prise par l'équipe médicale de l'époque de mettre fin à l'alimentation et à l'hydratation artificielles de Vincent Lambert. Le 5 juin 2015, la Cour européenne des droits de l'homme avait affirmé que la mise en oeuvre d'une telle décision n'emportait pas de violation de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Les parents de Vincent Lambert ont donc exploré d'autres voies que la voie juridique. Eric Kariger, médecin chef du service de l'hôpital de Reims où était hospitalisé Vincent Lambert a fini par quitter ses fonctions, admettant publiquement qu'il avait fait l'objet de pressions et de menaces s'il mettait en oeuvre la décision du Conseil d'Etat. 

Une seconde équipe médicale


Un autre médecin est donc arrivé, le docteur Danièla Simon. S'estimant non liée par la décision de son confrère, elle a repris la procédure à l'origine. On sait que Vincent Lambert est hors d'état d'exprimer sa volonté sur l'éventuel arrêt des soins. Il n'a pas davantage pris la précaution de faire connaître sa volonté par des "directives anticipées" ou par la désignation d'une "personne de confiance", deux possibilités offertes par la loi Léonetti. Dans ce cas, la loi prévoit une procédure collégiale réunissant les médecins traitants, qui se prononcent après avis de la "famille" du patient (art L. 111-4 csp). 

Alors même que la première procédure consultative avait permis de connaître l'opinion de onze membres de la famille, une seconde procédure a été engagée le 7 juillet 2015, pour être aussitôt interrompue, le 23 juillet suivant. Selon le communiqué publié par le CHU, "les conditions de sérénité et de sécurité nécessaires" à la poursuite de ces consultations n'étaient plus réunies.

Trois décisions contestées


Les décisions contestées par le neveu de Vincent Lambert sont donc au nombre de trois : 
- la décision du 7 juillet par laquelle le second médecin choisit de ne pas exécuter la décision d'arrêt de soins prise par son prédécesseur ; 
- la seconde décision du 7 juillet par laquelle elle décide de reprendre la procédure consultative ab initio
- la décision du 25 juillet d'interrompre cette procédure consultative sine die.

Devant le tribunal administratif de Châlons en Champagne qui s'est prononcé le 3 octobre 2015, le requérant n'a pas obtenu satisfaction. Il fait donc appel devant la CAA de Nancy qui  distingue clairement entre ces trois décisions. 

L'indépendance professionnelle du médecin


En se fondant sur le principe d'indépendance professionnelle et morale du médecin, la CAA de Nancy admet la légalité des deux premières décisions, c'est-à-dire le choix par le Docteur Simon de ne pas exécuter la décision du docteur Kariger et d'engager une nouvelle procédure consultative.

Aux termes de l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, "le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit". Les décisions prises dans l'exercice de son art médical ne peuvent lui être dictées par qui que ce soit. C'est ainsi que, dans un arrêt du 2 octobre 2009, le Conseil d'Etat a rappelé que le directeur d'un centre hospitalier pouvait intervenir en matière de santé publique et, le cas échéant, saisir les autorités ordinales pour demander une sanction disciplinaire à l'encontre d'un praticien. Il ne peut, en revanche, intervenir dans son activité purement médicale. De même, dans une décision du 23 octobre 2013, le Conseil d'Etat affirme que le médecin coordonnateur d'une maison de retraite n'a aucun pouvoir hiérarchique sur les médecins salariés de l'établissement, dès lors que ce lien hiérarchique porterait atteinte à leur indépendance professionnelle.


Hergé. Vol 714 pour Sidney. 1968. Rastapopoulos et le docteur Krollspell.


La reprise de la procédure


L'interruption sine die de la seconde procédure consultative est, quant à elle, déclarée illégale. Observons que les motifs de cette interruption n'ont pas été formulés par le médecin mais par un communiqué du CHU. Il est vrai qu'ils n'ont aucun caractère médical, le texte invoquant des conditions de sécurité et de sérénité non remplies, c'est-à-dire concrètement de nouvelles menaces formulées à l'encontre de l'équipe soignante. 

La CAA Nancy observe que ces motifs sont dépourvus de base légale. Un médecin peut toujours démissionner parce qu'il a fait l'objet de menaces et, dans ce cas, il prend une décision qui lui est personnelle et qui ne porte aucune atteinte à la continuité du service public hospitalier. Ce sera à son successeur d'assumer les responsabilités qui y sont liées. En revanche, l'interruption d'une procédure légale, sine die, porte atteinte à la continuité du service. La CAA fait observer que les motifs invoqués sont dépourvus de base légale, le chef d'un service hospitalier ne pouvant ainsi empêcher durablement l'application de la loi. 

La lecture de la décision impose une réflexion sur sa mise en oeuvre. La décision d'interrompre la procédure consultative prise le 25 juillet 2015 est annulée, ce qui signifie concrètement que le médecin doit la poursuivre et la mener à son terme. Mais le médecin est une personne privée qui ne peut être destinataire d'une injonction d'une juridiction administrative. Par conséquent, la CAA délivre l'injonction au CHU de donner au docteur Simon, ou à tout autre praticien qui serait appelé à lui succéder, les moyens permettant de mener à bien la consultation dans les conditions de sérénité adéquates.

De toute évidence, la CAA n'est pas dupe. Sans reprendre le point de vue du requérant qui affirme que "le docteur Daniela Simon a (...) accepté de jouer un rôle dans un scénario coécrit par le CHU et les parents de Vincent", la CAA n'a pu manquer de s'interroger sur la rapidité avec laquelle la procédure consultative a été interrompue, sans que le médecin se préoccupe de fixer une date à sa reprise. 
Reste que cette tactique risque de ne pas se révéler payante. La nouvelle loi Léonetti du 2 février 2016 a, en effet, été votée, avec l'affaire Lambert en toile de fond. Et elle prend soin d'affirmer, dans son article 2, que "la nutrition et l'hydratation artificielles constituent des traitements qui peuvent être arrêtés", lorsqu'ils s'analysent comme relevant d'une "obstination déraisonnable" au sens de la loi. Autant dire que la nouvelle procédure consultative, que les parents de Vincent Lambert s'efforcent de retarder autant que possible, conduira à une décision prise sur le fondement de la loi nouvelle, et que ce texte a précisément pour objet de permettre à Vincent Lambert et à ceux qui sont malheureusement dans une situation identique d'obtenir le droit de mourir dans la dignité.