« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 6 juin 2016

Contrôle parlementaire de l'Etat d'urgence : compte-rendu des auditions

La Commission des lois de l'Assemblée nationale a mis en ligne, le 1er juin 2016, le compte-rendu des auditions effectuées dans le cadre du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Certains pourront s'étonner qu'une telle publication intervienne dès maintenant, alors que l'état d'urgence a été prorogé jusqu'au 25 juillet. Cette situation est liée à une contrainte de calendrier, imposée par le caractère très particulier du contrôle parlementaire organisé en matière d'état d'urgence.

Une procédure inédite


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Pour assurer sa mise en oeuvre, l'Assemblée s'est appuyée sur une disposition demeurée largement inappliquée jusqu'à aujourd'hui. L'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires permet de doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires. Cette possibilité n'est cependant offerte que "pour une durée n'excédant pas six mois". Ces prérogatives prennent donc fin le 4 juin, et c'est la raison pour laquelle ce document est publié aujourd'hui.

Au demeurant, ce rapport ne saurait s'analyser comme un  bilan définitif de l'état d'urgence. Concrètement, il prend la forme d'une succession d'auditions qui s'échelonnent de janvier à mars 2016, c'est-à-dire juste après la seconde prorogation, et avant la troisième intervenue avec la loi du 20 mai 2016. Il doit donc être considéré comme une sorte d'état des lieux, qui n'interdit évidemment pas des évolutions postérieures. Ces auditions constituent une source de première main pour connaître la mise en oeuvre de l'état d'urgence d'autant que, dans une volonté de transparence, l'Assemblée publie l'ensemble des transcriptions, telles qu'elles se sont déroulées pendant toute la période d'activité de la Commission, y compris celles qui ont eu lieu à huis-clos.

La lecture de ces pièces permet tout d'abord d'apprécier l'importance quantitative des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence.

Les perquisitions

 

Le domaine le plus important est celui des perquisitions administratives,  3449 de novembre 2015 à mars 2016, soit une moyenne de 862 par mois. Christine Lazerges, Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme note cependant, lors de son audition, un certain essoufflement de cette procédure, puisque on en dénombre seulement une centaine dans le dernier mois, de février à mars 2016. Le chiffre n'est donc pas aussi énorme que certains l'avaient affirmé.

Les chiffres indiquent aussi que, contrairement à ce qui a parfois été dit, ces perquisitions n'ont pas été inutiles. Elles ont donné lieu à 530 procédures judiciaires, l'essentiel pour détentions d'armes (199) et infractions liées aux stupéfiants (183), les autres pour séjour irrégulier, outrage etc. En tout, une vingtaine de procédures judiciaires ont été engagées pour des infractions directement liées au terrorisme. On peut ainsi considérer qu'une perquisition sur sept a conduit à la constatation d'une infraction.

Le faible nombre des recours contres ces perquisitions, seulement deux enregistrés pendant la période étudiée, peut en revanche surprendre. Gwenaëlle Calvès l'attribue à "la mauvaise connaissance des voies d'accès à la juridiction administrative". L'analyse n'est guère convaincante si l'on considère que les mesures d'assignation à résidence ont été bien davantage contestées, ce qui montre que les requérants savent trouver le juge administratif lorsqu'ils en ont besoin.

Observons d'abord que les délais d'éventuels recours indemnitaires pour les dommages éventuellement causés par ces perquisitions sont toujours ouverts. Observons ensuite qu'une perquisition administrative qui donne lieu à des saisies et/ou à la constatation d'une infraction a pour effet immédiat de transformer la procédure. Elle devient alors judiciaire et se déroule dans les conditions du droit commun. Autrement dit : les personnes perquisitionnées n'ont pas fait de recours lorsque les autorités n'ont rien trouvé à leur reprocher. En revanche, celles qui ont été poursuivies ont ensuite usé normalement des droits de la défense devant le juge judiciaire.

Les assignations à résidence


De novembre 2015 à mars 2016, on recense 470 assignations à résidence, soit 117 par mois. La encore, le mouvement est en décroissance, car elles étaient à peine une centaine dans le dernier mois étudié.

Bernard Stirn, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, livre, quant à lui, des chiffres mentionnant 53 recours pour 390 assignations à résidence, les statistiques s'arrêtant un peu plus tôt. C'est évidemment loin d'être négligeable, et l'on sait que le juge des référés a exercé un plein contrôle de proportionnalité sur ces mesures. On constate au passage que les assignations à résidence prononcées lors de la COP 21 se sont révélées fort peu nombreuses, contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias et sur les réseaux sociaux. On apprend en effet que si 24 assignations ont été décidées, seulement 8 ont pu être notifiées, tout simplement parce que les intéressés, habitant dans des squats, n'étaient pas localisables.

Sur un plan plus général, l'audition des membres des juridictions administratives se révèle fort instructive.

 Tout ça pour ça. Claude Lelouch. 1993


Un renforcement du contradictoire


Elle révèle d'abord un renforcement du contradictoire, qui pourrait servir d'exemple à d'autres contentieux. Dans plusieurs décisions du 11 décembre 2015, le Conseil d'Etat a ainsi rappelé qu'en matière d'assignation à résidence, il existe une présomption d'urgence, de sorte que le juge des référés doit impérativement tenir une audience permettant d'évaluer la pertinence des moyens développés au fond. Dès lors, cette audience s'est généralisée, conduisant parfois le juge administratif à mettre en évidence l'insuffisance ou la légèreté des informations détenues par les forces de police.

De la même manière, l'utilisation des "notes blanches" par les services de renseignement a suscité un développement du principe du contradictoire. Pour apprécier une assignation à résidence, le juge des référés apprécie si la mesure porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale". L'audience lui permet de discuter des motifs de l'assignation invoqués par l'administration et de juger si "il existe des raisons de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". En langage clair, le juge regarde si l'assignation est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Certains commentateurs, sans doute peu informés du droit administratif, se sont inquiétés d'un système juridique qui repose sur une présomption. En effet, les "notes blanches" sont présumées comporter des éléments justifiant l'assignation, sauf si l'instruction et l'audience montrent le contraire. Certes, mais on doit observer que l'ensemble du contentieux administratif repose sur une présomption de légalité des actes de la puissance publique, dès lors qu'il appartient au requérant de saisir le juge et de trouver des éléments à l'appui de l'illégalité de la décision. ll était juste temps de s'apercevoir que le droit administratif a aussi, et peut-être surtout, pour objet de protéger l'administration.

La puissance du Conseil d'Etat


Dans le cas de l'état d'urgence, le compte rendu des auditions témoigne aussi de la puissance du Conseil d'Etat. Elle apparaît dans la forme, avec la leçon de droit que le vice-président du Conseil d'Etat inflige aux parlementaires de la Commission des lois. Restant dans la sphère des grands principes, il laisse finalement à Bernard Stirn le soin d'entrer dans les détails. Elle apparaît aussi dans les relations entre le Conseil d'Etat et les tribunaux administratifs. Les membres des TA ont ainsi trouvé sur Juradinfo, outil d'information commun à l'ensemble des juridictions administratives, toutes les décisions déjà rendues sur l'état d'urgence, en 2005 et 2006, accompagnées d'une "petite note de commentaire". Le Conseil d'Etat choisit ensuite de mettre sur Juradinfo les décisions "qui présentent un intérêt", c'est-à-dire celles qui doivent guider la jurisprudence des tribunaux administratifs. L'outil permet évidemment au Conseil d'Etat de contrôler la jurisprudence en amont, réduisant ainsi le risque que tel ou tel tribunal adopte une jurisprudence de combat qui serait différente de celle voulue par la Haute Juridiction.

Tout ça pour ça...


Tout ça pour ça... La lecture de ces auditions laisse l'impression d'un énorme fossé entre les critiques qui se sont élevées contre l'état d'urgence et la réalité de sa mise en oeuvre. Un petit nombre de décisions attentatoires aux libertés, un juge administratif qui remplit effectivement sa mission de contrôle, un reflux naturel du nombre d'assignations à résidence et de perquisitions après quelques mois de pratique. Tous ces éléments cadrent mal avec la dictature qui nous a été décrite. Ils montrent aussi, et heureusement, que l'état d'urgence s'essouffle, dès lors que le fameux coup de pied dans la fourmilière terroriste a été donné. Il appartiendra au parlement de tirer les conséquences législatives de cette situation.
 

jeudi 2 juin 2016

Insémination post mortem : le débat est ouvert

Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat fait injonction à l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP) et à l'Agence de la biomédecine d'exporter vers une clinique espagnole les gamètes du mari décédé d'une jeune femme désirant bénéficier d'une insémination. Le Conseil d'Etat énonce-t-il pour autant un principe générale d'autorisation de l'insémination post mortem ? Certainement pas, et le juge prend soin, au contraire, d'affirmer le caractère exceptionnel de cette affaire, caractère exceptionnel qui justifie une décision tout aussi exceptionnelle. 

Affaire très particulière dans les faits qui l'on suscitée tout d'abord. Les journaux se sont largement fait l'écho du cas de cette jeune femme espagnole,  Mariana G.T., vivant à Paris, où son mari italien, Nicola, est décédé d'un cancer en juillet 2016, à l'âge de trente ans. Les médecins conseillent généralement aux patients risquant de devenir stériles en raison du traitement par chimiothérapie de prendre la précaution de congeler leur sperme. Une fois guéris, ils peuvent ensuite mener à bien un projet parental, grâce à une simple insémination artificielle. C'est précisément ce qui avait été fait, et le sperme avait été congelé à l'hôpital Tenon, à Paris. Mais Nicola a malheureusement succombé à la maladie. Mariana, de retour dans son pays natal, demande donc l'exportation des gamètes de son époux. 

Sa demande est adressée à l'Agence de biomédecine, seule autorité compétentes, aux termes de l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique (csp) pour autoriser l'importation ou l'exportation de gamètes du corps humain. Se voyant opposer un refus, elle s'adresse au Conseil d'Etat  qui lui donne satisfaction "eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire".  

L'analyse du Conseil d'Etat estime que, dans les circonstances de l'affaire, la décision n'est pas conforme à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Il s'agit très concrètement d'écarter la loi française qui fait obstacle à l'insémination post mortem.  L'article L 2141-2 du code de la santé publique réserve en effet les techniques d'assistance médicale à la procréation, et l'insémination artificielle en est une, à la "demande parentale d'un couple". Force est de constater que Mariana ne forme plus un "couple", et l'alinéa 3 du même article ajoute d'ailleurs que "l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

Pour écarter ce texte dans le seul cas particulier de Mariana G.T.,  le Conseil d'Etat procède en deux temps, exerçant un contrôle abstrait avant de se livrer à une appréciation concrète de la situation de la requérante. 

Le droit français conforté par le juge


Il commence par affirmer que le droit français, en tant que tel, est parfaitement conforme à l'article 8 de la Convention européenne. Le Conseil d'Etat s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui, en matière d'éthique, laisse aux Etats une large marge d'appréciation. La seule exception à ce principe se trouve dans l'existence d'un consensus constaté au sein des Etats membres, mais ce consensus est rare. C'est ainsi que, dans son arrêt Oliari et autres c. Italie du 21 juillet 2015, la Cour a constaté son absence dans le cas du mariage des couples de même sexe, licite dans certains Etats, illicite dans d'autres. Elle en a déduit que le droit interne des Etats demeurait libre, du moins pour le moment, de consacrer ou non ce type d'union. Dans l'affaire Parillo c. Italie du 27 août 2015, elle en a fait de même à propos du don d'embryons à des fins de recherche, pratique reconnue par certains Etats seulement.

Dans le cas de l'insémination post-mortem, les systèmes juridiques sont aussi partagés. La France la refuse clairement comme l'Italie, pays d'origine de Nicola. En revanche, l'Espagne, pays d'origine de Mariana et pays où elle est retournée vivre auprès de sa famille, l'autorise dans un délai de douze mois après le décès du mari. En l'espèce l'insémination doit donc intervenir, au regard du droit espagnol, avant le 6 juillet 2016. Cette situation conduit d'ailleurs le juge à reconnaître la condition d'urgence exigée en matière de référé (art. L 521-2 du code de la justice administrative).

Quoi qu'il en soit, aucun consensus européen ne peut être constaté en ce domaine, et le juge français en déduit que notre interne est parfaitement fondé à interdire l'insémination post-mortem. Le Conseil d'Etat est ainsi conduit à conforter le droit français, pourtant très rigoureux.

La Périchole. Offenbach. Il grandira..

Résoudre un cas particulier


Reste le cas particulier de Mariana qui justifie, aux yeux du Conseil d'Etat, une appréciation concrète de la situation. En l'espèce, le juge considère que l'application stricte de la loi française porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. Pour parvenir à cette fin, il se livre à un examen détaillé de l'affaire. Il constate ainsi l'existence d'un véritable projet parental entre Mariana et Nicola.  

Sans que l'on puisse invoquer, dans ce domaines, de dispositions réellement testamentaires, la volonté  de Nicola que son épouse puisse bénéficier d'une insémination post mortem est clairement établie. Il y avait formellement consenti, précisant que l'insémination pourrait être effectuée en Espagne si les tentatives réalisées en France de son vivant se révélaient infructueuses. Seul l'état de santé de Nicola l'a empêché, comme il en avait l'intention, de procéder à un second dépôt de gamètes en Espagne. La volonté de Mariana n'est pas moins avérée, et le Conseil d'Etat note sa bonne foi. Il note ainsi que son retour en Espagne n'avait pas pour objet de trouver un système juridique plus favorable à son projet, mais tout simplement de rejoindre sa famille.

De cette situation de fait, le Conseil d'Etat déduit que ce projet parental mûrement réfléchi doit effectivement être protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ordonne en conséquence à l'agence de biomédecine d'exporter les gamètes de Nicola dans un établissement de santé espagnol pour que Marianna puisse bénéficier de cette insémination.

Ouvrir le débat public


Le Conseil d'Etat affirme lui-même clare et intente que sa décision est une décision d'espèce et qu'il n'entend pas remettre en cause le droit français. Certes, mais il offre tout de même une échappatoire, un instrument juridique permettant d'écarter la loi française, lorsqu'elle a des conséquences trop rigoureuses. On peut y voir la volonté de faire prévaloir la justice sur le droit, et peut-être déceler une toute nouvelle influence de John Rawls sur la jurisprudence du Conseil d'Etat. 

La porte est désormais ouverte à l'appréciation d'autres cas particuliers. Un jour ou l'autre, une Française va solliciter une insémination post mortem. En cas de refus, elle dénoncera la discrimination dont elle est victime par rapport à une ressortissante espagnole à laquelle on a accordé l'exportation des gamètes de son mari décédé. 

De manière plus générale, le Conseil d'Etat aurait pu s'appuyer sur le droit international privé, et considérer que la démarche de la requérante visait uniquement à mettre en oeuvre le droit espagnol. En refusant cette solution de facilité et en faisant clairement prévaloir la Convention européenne sur la loi française, il ouvre le débat public sur l'insémination post mortem.


mardi 31 mai 2016

Droits des personnes détenues : une victoire à la Pyrrhus

Le Conseil constitutionnel a sanctionné, dans une décision du 24 mai 2016, l'absence de recours ouvert aux personnes placées en détention provisoire en matière de droit de visite et d'accès au téléphone.

La section française de l'Observatoire international des prisons (OIP) est une association dont l'objet est de "promouvoir le respect de la dignité et des droits fondamentaux des personnes incarcérées". Elle a contesté, par question prioritaire de constitutionnalité (QPC) la conformité à la Constitution des articles 35 et 39 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 qui organisent les droits de visite et de téléphoner des personnes détenues. Est également contesté l'alinéa 4 de l'article 145-4 du code de procédure pénale qui concerne plus précisément les personnes placées en détention provisoire.

De l'articulation entre ces textes, il apparaît que le droit positif ne prévoit aucune voie de recours à l'encontre d'une décision refusant un permis de visite à une personne placée en détention provisoire, lorsque la demande est formulée par une personne qui n'est pas membre de sa famille. Il en est de même dans l'hypothèse où le permis de visite est sollicité après la clôture de l'instruction, ou en l'absence d'instruction. Cette absence de recours existe également lorsqu'une personne placée en détention provisoire se voit refuser l'accès au téléphone.

Le champ de la QPC


Le Conseil constitutionnel commence par réduire le champ de la QPC. Les demandeurs invoquaient en effet l'inconstitutionnalité de l'ensemble des articles concernant les visites et l'accès au téléphone des personnes détenues, alors que les moyens développés ne visaient que la situation des personnes en détention provisoire. A partir de ce champ plus étroit, le Conseil s'appuie sur l'absence de droit au recours pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions litigieuses. L'association requérante obtient donc satisfaction, même s'il s'agit essentiellement d'une satisfaction morale.

Le Conseil se fonde sur l'absence de droit au recours qui suffit à fonder l'inconstitutionnalité des dispositions contestées.

Le droit au recours


Depuis sa décision du 9 avril 1996, le Conseil constitutionnel déduit l'existence d'un droit au recours juridictionnel effectif des dispositions de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : 'Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Il est désormais acquis, en particulier depuis la décision Albin R. du 25 novembre 2011, que cet article 16 fait partie des "droits et libertés que la Constitution garantit" et peut donc être invoqué à l'appui d'une QPC.

En l'espèce, le Conseil constitutionnel sanctionne l'absence totale de voie de recours, lorsque le permis de visite concerne un proche non membre de la famille ou est demandé après la clôture de l'instruction, ou encore lorsque l'autorisation de téléphoner est refusée pour des motifs liés aux nécessités de l'information. Sur ce point, la position du Conseil doit être rapprochée de celle développée dans sa décision QPC du 16 octobre 2015 relative à la destruction d'objets saisis. Le procureur de la République pouvait en effet décider la destruction de biens saisis sans que leur propriétaire puisse contester la décision et, le cas échéant, demander leur restitution. Aux yeux du Conseil, l'absence totale de recours emporte une violation de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Derrière cette décision, on peut  déceler une référence implicite aux principes d'égalité et de présomption d'innocence, dès lors que les membres de la famille peuvent contester un refus de visite devant le président de la chambre de l'instruction et que les détenus qui purgent leur peine peuvent également contester le refus d'accès au téléphone. Il serait donc pour le moins choquant que les uns disposent d'un droit de recours et pas les autres, alors même que les personnes en détention provisoire sont innocentes tant qu'elles n'ont pas été déclarées coupables.

Hergé. L'oreille cassée.

Le droit au respect de la vie privée


L'OIP estimait, d'une manière générale, que le droit de mener une vie familiale normale et le droit au respect de la vie privée des personnes placées en détention provisoire étaient méconnus, dès lors qu'elles ne pouvaient librement recevoir des visites de proches non membre de leur famille et que les motifs justifiant un refus de visite après la fin de l'instruction n'étaient pas clairement précisés par la loi. L'association requérante invoquait donc une incompétence négative dans la mesure où le législateur avait omis cette précision.

Il est vrai que cette analyse peut trouver un fondement juridique dans la loi du 24 novembre 2009 qui  consacre une section 4 à "la vie privée des personnes détenues et leurs relations avec l'extérieur" et qui garantit "le droit des personnes détenues au maintien des relations avec les membres de leur famille". Ces dispositions n'ont cependant qu'une valeur législative, et le Conseil n'a manifestement pas souhaité les ériger au niveau constitutionnel. Sur ce point, la QPC posée par l'OIP ne parvient pas à ses fins. 
Le Conseil n'écarte pas pour autant le droit au respect de la vie privée et familiale des personnes placées en détention provisoire. Il en fait la conséquence, l'effet pervers, de l'atteinte au droit au recours. C'est parce qu'il ne peut bénéficier d'un recours que la personne détenue subit une atteinte à sa vie privée. Cette dernière n'est donc que la conséquence d'une situation conjoncturelle, d'une lacune de la loi que le Parlement est invité à combler.

 

Une victoire à la Pyrrhus


C'est la raison pour laquelle le Conseil prononce une abrogation à effet différé. La déclaration d'inconstitutionnalité n'entrera en vigueur que le 31 décembre 2016, "afin de permettre au législateur de remédier à l'inconstitutionnalité constatée". Autrement dit, il appartient désormais au gouvernement de déposer un projet de loi, ou un amendement à un texte en débat, pour combler cette lacune juridique et offrir un recours aux personnes en détention provisoire. 

La victoire de l'OIP s'analyse ainsi comme une victoire à la Pyrrhus. Si l'on y regarde de près, la décision refuse de consacrer un droit à la vie privée des personnes détenues qui leur permettrait de recevoir tous les visiteurs de leur choix et de passer librement des communications téléphoniques. En imposant le droit au recours, le Conseil donne satisfaction à l'administration pénitentiaire et assure la stabilité du principe de contrôle des visites et des communications téléphoniques. Aux uns la victoire symbolique, aux autres la garantie d'un contrôle effectif.

Sur le droit au juge : Chapitre 4 section 1, A, du manuel de libertés publiques sur internet


jeudi 26 mai 2016

Encadrement de la QPC

Le 19 mai, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi organique sur la justice du XXIème siècle, texte qui, faisant l'objet d'une procédure accélérée, a déjà été adopté par le Sénat. Son article 34 sexies est issu d'un amendement déposé par Cécile Untermaier, rapporteure du texte. Il interdit le dépôt d'une question prioritaire de constitutionnalité(QPC)  dans deux hypothèses, d'une part lorsque le tribunal correctionnel ou le tribunal de police est saisi à la suite d'une information judiciaire et que la QPC aurait pu être déposée durant l'instruction, d'autre part lorsque la QPC a été déposée en appel alors qu'elle aurait pu être déposée en première instance devant le tribunal correctionnel ou le tribunal de police.

Des justifications sommaires


Les motifs donnés pour justifier une telle réforme sont sommaires. Il s'agit de "mettre fin, en matière correctionnelle et contraventionnelle, au dépôt d'une QPC dans un but dilatoire". Certains voient dans cet amendement la trace de l'agacement à l'égard de la QPC déposée par Jérôme Cahuzac, poursuivi devant le tribunal correctionnel pour fraude fiscale. Son procès, ouvert en février 2016, a été interrompu par cette QPC que le Conseil constitutionnel devrait examiner courant juin. On observe cependant que les juges du fond ont accepté de renvoyer au Conseil cette QPC portant sur le principe non bis in idem.  La volonté d'encadrer le droit de déposer une QPC ne trouve sans doute pas son origine dans une cause particulière mais dans la volonté de réduire effectivement le champ d'application de cette procédure en matière pénale.

La rapporteure affirme que cette réforme est réclamée à la fois par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.  A dire vrai, cette affirmation vient du Garde des Sceaux. En mars 2013, alors qu'il présidait la Commission des lois de l'Assemblée nationale, il avait présenté un rapport "Trois ans et déjà grande" faisant un premier bilan de la QPC. Il avait alors évoqué une telle réforme pour lutter contre les procédures dilatoires, mais il employait alors le conditionnel et ne semblait pas faire preuve d'un enthousiasme débordant. Aujourd'hui, cette demande est, semble-t-il relayée, par une démarche commune du premier président de la Cour de cassation, du vice-président du Conseil d'Etat et du président du Conseil constitutionnel qui auraient envoyé à la Chancellerie une note en ce sens, en mars 2015. Observons cependant que le Président du Conseil constitutionnel a changé depuis cette date et que l'on ignore si Laurent Fabius a repris à son compte cette suggestion.

Le champ d'application de la réforme


Il semble pourtant que cette réforme n'ait pas donné lieu à une analyse juridique substantielle. Son champ d'application semble, a priori, reposer sur le simple bon sens : il s'agit de soumettre à un régime unique l'ensemble du domaine pénal, dès lors qu'il est déjà impossible de poser une QPC devant la Cour d'assises. Mais une analyse une peu plus fine permet de mettre en lumière la spécificité de la Cour d'assises. L'impossibilité de déposer une QPC devant elle s'explique en effet aisément par sa composition particulièrement, un jury populaire n'étant pas en mesure d'apprécier le caractère sérieux des moyens développés.

Le stade de l'instruction


Pour ce qui est de l'interdiction de la QPC au stade de l'instruction, la mention des tribunaux de police semble superflue, dès lors que les faits constitutifs d'une contravention ne donnent en principe pas lieu à une instruction. Il est donc matériellement impossible de poser une QPC dès ce stade. Les QPC portant sur la mise en oeuvre de contraventions sont d'ailleurs rares et il serait étrange d'affirmer que les QPC dilatoires y sont nombreuses et qu'elles nuisent à la bonne organisation de la justice.

Quant à l'interdiction du dépôt au cours de l'audience du tribunal correctionnel, il est incontestable qu'elle a pour effet de bousculer quelque peu le calendrier judiciaire. Reste qu'il faut se demander si l'inconvénient n'est pas pratiquement aussi grand lorsque la QPC est présentée à la fin de l'instruction, juste avant l'audience. Il conviendrait surtout de se demander si ce n'est pas le calendrier qui doit s'adapter à la QPC, et non pas la QPC qui doit disparaître pour faciliter la gestion du calendrier.  Si l'on considère, et c'est comme cela qu'elle est présentée depuis l'origine, que la QPC est un droit du justiciable, la réponse à la question ne fait guère de doute.

L'appel
Carmen. Bizet. Je vais danser en votre honneur. 
Angela Gheorghiu et Roberto Alagna

Le stade de l'appel


L'interdiction de la QPC au stade de l'appel pose encore davantage de questions. En effet, elle refuse d'envisager la survenance de faits nouveaux. Rappelons, en particulier, que l'une des conditions de recevabilité d'une QPC réside dans le fait que le Conseil ne doit pas avoir déjà examiné la conformité à la Constitution de la disposition contestée, sauf changement de circonstances de droit ou de fait. Or ce changement de circonstances peut intervenir entre la procès de première instance et l'appel. De la même manière, il n'est pas inconcevable qu'un problème de conformité de la loi à la Constitution se pose durant l'instance, de manière quelque peu imprévue. Pourquoi priver alors l'intéressé de son droit de déposer une QPC ?

De manière plus générale, on sait qu'un procès d'appel doit reprendre l'affaire dans son intégralité, sous toutes ses facettes, comme si le premier jugement n'avait pas existé. Il peut donc sembler étrange de priver le justiciable, au stade de l'appel, d'un droit dont il disposait en première instance. 

Quel sera l'avenir de cette réforme ? Elle sera évidemment déférée au Conseil constitutionnel puisqu'elle est adoptée par une loi organique. Certes, il n'est guère contestable qu'une loi organique peut modifier le champ d'application de la QPC, puisque c'est la loi organique du 10 décembre 2009 qui a décidé l'interdiction de cette procédure devant la Cour d'assises. En revanche, la restriction à l'ensemble du domaine pénal ainsi qu'à l'appel devra être examinée par le Conseil. Rappelons que l'article 61-1 de la Constitution établit un véritable droit de saisir le Conseil "à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction". Il est clair que, dans l'esprit du constituant de 2008, il s'agissait d'offrir à tout justiciable, à toute personne partie dans un procès, un droit d'accéder au contrôle de constitutionnalité, devant n'importe quel juge et à n'importe quel stade de la procédure. En limitant ce droit, le projet actuel envoie un message particulièrement négatif de restriction d'une liberté et de méfiance à l'égard de l'intervention des citoyens dans le contrôle de constitutionnalité. On assiste ainsi au retour d'un discours selon lequel le droit, et plus particulièrement le droit constitutionnel, devrait rester l'affaire des spécialistes. Un discours incongru pour un gouvernement de gauche.


Sur la QPC : chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.




lundi 23 mai 2016

Sanctions contre les parlementaires : le repli stratégique de la Cour européenne

Le débat parlementaire semble particulièrement vif en Hongrie, du moins si l'on en croit l'arrêt Karcsony et autres c. Hongrie rendu le 17 mai 2016 par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme.

Les requérants sont membres du principal parti d'opposition du pays Parbeszed Magyarorszagert ("Dialogue pour la Hongrie"). Certains, en avril 2013, ont posé à côté du banc des ministres une pancarte où on pouvait lire "Fidesz (parti au pouvoir) voleur, tricheur et menteur". Ils ont été condamnés par le président de l'assemblée à une amende de 50 000 Forints, soit environ 170 €. D'autres, un mois plus tard à l'occasion du vote d'une loi sur le tabac, ont déployé au centre de la salle une banderole où était écrit : "C'est l'oeuvre de la mafia nationale du tabac". Eux aussi furent condamnés à une amende de 70 000 Forints, soit environ 240 €. Enfin, encore un mois plus tard, en juin 2013, trois députés ont posé sur la table du Premier ministre Viktor Orban une petite brouette dorée remplie de terre et déroulé une autre banderole particulièrement claire : "Distribuez les terres au lieu de les voler". Cette fois, l'amende s'est élevée jusqu'à 154 000 Forints, soit 510 €.  Observons que cette somme représente environ le tiers de l'indemnité parlementaire des députés hongrois.

Les requérants ont saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. D'une part, sur le fondement de l'article 10, ils estiment que leur liberté d'expression a été violée. D'autre part, ils invoquent l'article 13, estimant que le droit interne ne leur offrait aucune voie de recours pour contester ces sanctions. Dans deux arrêts rendus le 16 septembre 2014, la Chambre avait conclu à la double violation des articles 10 et 13. A la demande du gouvernement hongrois, la Grande Chambre a néanmoins accepté de se saisir de l'affaire. Elle a également donné satisfaction aux requérants, mais en se fondant sur le seul article 10. 

L'épuisement des voies de recours


Les autorités hongroises estiment que les parlementaires sanctionnés n'ont pas épuisé les voies de recours internes, alors que ces derniers estiment tout simplement qu'ils ne disposaient pas de recours internes efficaces. 

La seule voie de droit ouverte aux requérants est celle du recours devant la Cour constitutionnelle. Ils pouvaient ainsi invoquer l'inconstitutionnalité des dispositions législatives qui organisent la procédure disciplinaire. Ils n'ont pas effectué cette saisine, l'estimant inefficace. Sur le fond, la Cour constitutionnelle avait déjà admis la constitutionnalité des règles de disciplinaire et il y avait peu de chances qu'elle fasse évoluer sa jurisprudence. Surtout, les parlementaires font observer que le recours peut, dans le meilleur des cas, conduire à déclarer la loi inconstitutionnelle. Mais aucune disposition du droit hongrois ne permet de tirer les conséquences de l'abrogation d'une disposition législative par la Cour constitutionnelle. Autrement dit, même si les parlementaires avaient obtenu cette abrogation, ils n'auraient pas pu obtenir l'annulation des sanctions ni la réparation financière du préjudice subi.

La Cour européenne adopte une démarche pragmatique. Elle précise que les recours offerts aux requérants ne doivent pas seulement  offrir une éventuelle satisfaction théorique mais aussi une satisfaction concrète, avec annulation des sanctions et possibilité de réparation. S'appuyant sur des principes déjà formulés dans la décision Vučković et autres c. Serbie du 25 mars 2014, elle affirme qu'un recours n'est pas effectif s'il n'offre pas une possibilité concrète de réparation individuelle. Elle considère donc que les requérants n'avaient pas besoin de s'adresser à la Cour constitutionnelle avant de saisir la Cour européenne.

Grande Bretagne. Chambre des Communes.
Questions au gouvernement. 13 juillet 2011

L'ingérence dans la liberté d'expression


Nul ne conteste, pas même le gouvernement hongrois, que les sanctions infligées aux parlementaires emportent une ingérence dans leur liberté d'expression. Cette dernière est particulièrement protégée dans l'enceinte parlementaire, lieu du débat démocratique. L'immunité parlementaire constitue ainsi l'instrument juridique essentiel garantissant la liberté d'expression des élus (CEDH, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie).

Il n'en demeure pas moins que la liberté d'expression, même celle des parlementaires, n'est pas absolue. Aux termes de l'article 10, une ingérence est licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle "nécessaire dans une société démocratique". Dans le cas où c'est la liberté d'expression des parlementaires qui est en cause, la Cour exerce cependant, comme elle l'a affirmé dans un arrêt de 1992 Castells c. Espagne, un "contrôle des plus stricts". 

En l'espèce, il n'est pas contesté que les sanctions disciplinaires contestées sont prévues par la loi hongroise. La Cour européenne fait même observer qu'il est plus ou moins inévitable que la formulation de la règle soit un peu floue. Dans le cas hongrois, est passible de sanction le député qui a adopté un "comportement gravement offensant", formulation dont la Cour fait observer qu'elle n'est pas plus incertaine que celle adoptée par d'autres Etats européens. Sans doute songe-t-elle à l'intervention du gouvernement britannique qui estime que le Speaker considérerait sans doute comme "gravement perturbateur et déplacé", le comportement d'un honorable parlementaire qui brandirait une banderole au milieu de la Chambre des communes. Ce pouvoir de sanction existe ainsi dans la plupart des parlements nationaux et il répond à un but légitime qui est d'assurer le bon fonctionnement de l'assemblée.

La question essentielle est celle de la "nécessité dans une société démocratique" de l'ingérence dans la liberté d'expression d'un parlementaire. Aux yeux de la Cour, le fait de déployer une banderole "n'est pas un moyen classique pour un député d'exposer ses vues sur un sujet débattu en ce lieu". Il ne fait aucun doute que les députés ont "perturbé l'ordre" au sein de l'Assemblée. Dans les circonstances de l'espèce, les sanctions s'appuient donc sur des motifs pertinents. 

Il n'en demeure pas moins que l'ingérence n'est pas considérée comme "nécessaire" par la Cour, tout simplement parce que la procédure parlementaire n'offre pas aux élus sanctionnés des garanties procédurales suffisantes. Le juge européen opère sur ce point une intéressante distinction entre les sanctions immédiates, celles qui relèvent de la police de la séance, et les sanctions a posteriori, celles qui interviennent à froid après la fin du débat. 

La police de la séance peut justifier des sanctions immédiates comme le retrait du droit de parole, voire l'exclusion de la séance. En termes de garanties procédurales, elles n'appellent qu'un avertissement préalable. Dans le cas de l'affaire Karcsony et autres, les amendes ont été infligées a posteriori. Dans ce cas, et conformément à sa jurisprudence classique en matière disciplinaire, la Cour estime que les parlementaires doivent bénéficier du droit d'être entendus, "règle procédurale élémentaire qui ne se limite pas au seul cadre judiciaire". Faute de cette garantie procédurale, l'ingérence dans la liberté d'expression dont les parlementaires hongrois ont été victimes n'est pas considérée comme "nécessaire".

Les sanctions sont donc considérées comme non conformes à la Convention européenne sur le seul fondement de l'article 10, donc de l'atteinte à la liberté d'expression.

Le repli stratégique


L'articulation avec l'article 13 qui proclame que "toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale" n'est pas précisée, tout simplement parce que la Cour estime qu'elle n'a pas besoin d'aller plus loin dans son raisonnement. C'est précisément sur ce point que la Grande Chambre se démarque des décisions rendues par la Chambre en 2014. Elle avait alors conclu à la double violation des articles 10 et 13, rappelant que les requérants n'avaient bénéficié d'aucun recours effectif.

Pourquoi ce retour en arrière ? Le gouvernement tchèque intervenant dans l'affaire estime que la procédure disciplinaire diligentée contre les parlementaires relève de l'autonomie de la représentation nationale, autrement dit que la Cour européenne n'a pas à s'en mêler. Plus adroitement, le gouvernement britannique affirme que le principe de la séparation des pouvoirs veut que tout parlement puisse organiser librement ses affaires internes, ce qui implique le droit de sanctionner ses membres selon la procédure qui lui convient (en l'espèce le pouvoir souverain du Speaker). 

Devant cette levée de boucliers, la Cour adopte une audacieuse position de repli stratégique. On peut le regretter, car on ne voit pas bien ce qui lui interdirait de considérer qu'un parlement doit organiser une procédure contradictoire lorsque il organise son régime disciplinaire. Aucune violation de la séparation des pouvoirs ne pourrait alors être invoquée, puisque cette procédure serait organisée par le Parlement lui-même. 

Une telle exigence serait d'ailleurs utile au droit français. On se souvient qu'en janvier 2015, le député Julien Aubert (UMP) a été sanctionné d'un rappel à l'ordre entraînant la privation du quart de son indemnité parlementaire. Il avait en effet commis une faute impardonnable en persistant à appeler la vice-présidente de l'Assemblée nationale Sandrine Mazetier "Madame le Président" et non pas "Madame la Présidente". Quel que soit l'intérêt de l'affaire, force est de constater que le député sanctionné n'avait pas été entendu avant la sanction et n'avait bénéficié d'aucun recours, sa requête devant le tribunal administratif ayant été déclarée irrecevable. Si l'absence d'audition pourrait aujourd'hui être sanctionné par la Cour européenne, l'absence de recours ne le serait toujours pas. 

De toute évidence, la procédure de sanction des parlementaire relève d'un droit qui reste en construction, et la Cour européenne elle-même ne s'y aventure qu'avec une prudence tout à fait inhabituelle. Aurait-elle peur de déplaire encore davantage aux Eurosceptiques britanniques ?


Sur le droit au juge : chapitre 4, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet.



mercredi 18 mai 2016

Libertés : la corruption du vocabulaire

Le débat sur les libertés est actuellement particulièrement vif. On ne peut que s'en réjouir, d'abord parce qu'il montre que la liberté d'expression n'est pas entravée, même durant l'état d'urgence, ensuite parce qu'il témoigne d'un intérêt renouvelé pour les libertés et les modalités de leur protection. Pour que le débat puisse se développer utilement, il faut néanmoins s'entendre sur les notions employées. 

C'est précisément ce point qui, aujourd'hui, pose problème. La manipulation du vocabulaire employé, des mots utilisés, est désormais quotidienne. Discrètement, presque par inadvertance, on emploie un mot pour un autre, changement terminologique qui n'est généralement pas dépourvu de portée idéologique et qui s'analyse, le plus souvent, comme un contresens juridique. Autrement dit, les mots ne servent plus à poser les termes d'un débat. Ils servent à l'orienter le débat, en un mot à manipuler l'opinion. 

Dans les dernières quarante-huit heures, deux exemples permettent d'illustrer ce propos.

L'interdiction du concert de Black M


Le premier concerne le concert de Black M à Verdun, censé clôturer les commémorations de la bataille de Verdun. On sait que le maire de la ville, confronté à une très forte opposition, a finalement décidé de renoncer à cette manifestation. Immédiatement, cette décision est présentée comme l'interdiction d'un concert. Jack Lang déclare ainsi que "c'est illégal d'interdire une manifestation artistique comme celle-là" pendant que France-Soir affirme que le maire de Verdun "maintient l'interdiction". On comprend la portée idéologique de la formule. Il s'agit de montrer que l'élu local a pris une mesure attentatoire à la liberté d'expression artistique. Qu'y a-t-il de plus autoritaire qu'une interdiction, surtout prononcée par une simple décision administrative ? 

Le problème est que le concert de Black M n'a pas été interdit. Il a été annulé. Le terme est plus neutre et la qualification juridique n'est pas erronée. En effet, rien n'interdit à une autorité publique d'annuler une manifestation organisée avec des fonds publics. La distinction entre l'interdiction et l'annulation repose ainsi sur les motifs de la décision. Une manifestation peut être interdite si elle porte atteinte à l'ordre public, et l'acte relève alors de la police administrative. Elle peut, en revanche, être annulée pour quelque motif que ce soit, y compris financier, dès lors que c'est précisément son organisateur, en l'espèce le maire, qui en décide ainsi. 

Poser le débat en termes d'interdiction implique donc déjà un jugement de valeur sur la décision contestée. Sur ce point, l'analyse idéologique pourrait néanmoins se trouver confrontée à un effet boomerang. Car ceux là mêmes qui dénoncent aujourd'hui avec vigueur l'interdiction du concert de Black M se réjouissaient, il y a quelques mois, de l'interdiction du spectacle de Dieudonné. Jusqu'à aujourd'hui, aucun d'entre eux n'a expliqué pourquoi il était abominable d'interdire Black M et parfaitement louable d'interdire Dieudonné. Voudrait-on développer une nouvelle police administrative, celle de la pensée ?


Guy Béart. Parodie. 1973

L'interdiction de manifester 


Le second exemple de cette manipulation terminologique concerne les arrêtés pris par le préfet de police de Paris prononçant une interdiction de manifester visant des personnes soupçonnées d'avoir participé à des violences lors de précédents rassemblements. Cette référence à l'interdiction de manifester figure aussi bien dans Le Figaro que dans L'Express. Le Monde, voulant sans doute montrer le sérieux de ses analyses, a même gratifié ses lecteurs d'un article intitulé : "Interdiction de manifester : Que dit la loi ?".




La qualification en interdiction de manifester permet, comme pour Black M, de dénoncer une décision autoritaire. Au-delà, elle conduit à un raisonnement juridique extrêmement séduisant. Le décret-loi du 23 octobre 1935, aujourd'hui codifié dans le code de la sécurité intérieure, subordonne en effet la liberté de manifester à une déclaration préalable, déclaration effectuée auprès de la préfecture de police et destinée à organiser le maintien de l'ordre. Toutefois lorsque la menace pour l'ordre public est telle que les forces de police ne sont pas en mesure de le garantir, l'autorité de police conserve la possibilité de prononcer une interdiction. Le décret-loi de 1935 offre donc la possibilité de prononcer une interdiction générale de manifester, mais ne confère aucun fondement juridique à d'éventuelles interdictions individuelles. Le raisonnement semble implacable : les arrêtés individuels interdisant de manifester sont illégaux.

Si ce n'est que les arrêtés pris par le préfet de police ne prononcent pas d'interdiction de manifester. Ils reposent sur l'article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence qui offre au préfet la possibilité "d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics". Il ne s'agit donc pas d'une interdiction de manifester mais d'une interdiction de séjour dans une zone géographique définie par l'arrêté. Certes, l'arrêté emporte une impossibilité matérielle de manifester, dès lors que le cortège doit précisément passer dans cette zone, mais il n'en demeure pas moins que l'arrêté bénéficie, dans ce cas, d'un fondement juridique solide.

La dictature

Cela ne signifie qu'il ne puisse pas être discuté devant un juge. Le tribunal administratif de Paris, dans des ordonnances du 17 mai 2016, a ainsi suspendu l'exécution de neuf arrêtés sur les dix qui lui avaient été déférés, suspendant en même temps l'interdiction de séjour imposée aux militants requérants. Le tribunal prend bien soin, lui, d'employer un vocabulaire correct, en précisant qu'il s'agit d'arrêtés d'interdiction de séjour. A chaque fois, le juge a considéré que la condition d'urgence était satisfaite, dès lors que l'impossibilité de participer à la manifestation du lendemain était la conséquence de l'arrêté. Il a surtout exigé des pouvoirs publics, comme il l'avait fait en matière d'assignation à résidence et de perquisition, de fournir au juge un dossier solidement étayé, montrant très concrètement que les intéressés avaient personnellement participé à des violences ou à des dégradations. En l'absence de justifications convaincantes, il a donc suspendu les arrêtés.

Ces décisions de justice ne vont pas tout à fait dans le sens de ceux qui dénoncent la mise en place en France d'une dictature, terme qui témoigne d'une volonté de frapper les esprits dans une perspective mobilisatrice. Peut-on réellement se croire en dictature lorsqu'un juge suspend neuf arrêtés sur les dix pris par le préfet de police ? Lorsque des militants occupent la Place de la République en permanence ? Lorsque des idéologues de tous genres peuvent librement dénoncer la dictature dans des médias qui leurs sont acquis ? Réjouissons nous au contraire, car les dictatures, les vraies, suppriment les débats et imposent le silence.