Tout cela s'est bien mal terminé pour ces joyeux magistrats dont le manège a été dévoilé par un journaliste. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), saisi dans le cadre de poursuites disciplinaires, propose le déplacement d'office pour l'avocat général et inflige une réprimande à l'assesseur.
Deux modes de sanction
Quoi qu'il en soit, ces deux procédures disciplinaires ont suscité une incroyable réaction sur les réseaux sociaux, surtout sur Twitter évidemment. Inutile de dire que le journaliste a été qualifié de vilain rapporteur. Quant aux deux magistrats, ils sont généralement présentés comme des martyrs de la liberté d'expression. Des mouvements de soutien se sont développés. Des avocats ont diffusé des plaidoiries médiatiques. Certains confrères courageux et n'ont pas hésité à menacer de twitter à leur tour leurs audiences, au risque d'aller croupir sur la paille humide des cachots. Que l'on se rassure, il s'agit évidemment de cachots virtuels.
Reste que l'affaire présente le double intérêt de montrer que la liberté d'expression n'est pas absolue et que Twitter est un média comme un autre, soumis aux mêmes règles et aux mêmes contraintes.
La liberté d'expression : une géométrie variable
Certes, la liberté d'expression est consacrée comme "l'un des droits les plus précieux de l'homme" par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Sa valeur constitutionnelle est réaffirmée régulièrement par le Conseil constitutionnel qui y voit une "garantie essentielle du respect des autres droits et libertés" depuis sa décision du 11 octobre 1984. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme, dans son arrêt Handyside c. Royaume Uni du 7 décembre 1976 en fait "l'un des fondements essentiels de la société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun".
Cette importance de la liberté d'expression dans une société démocratique est donc incontestable et incontestée. Comme est incontestable l'affirmation, tout aussi nette, qu'elle peut faire l'objet de limitations et de restrictions. D'une manière générale, le droit positif consacre ainsi une liberté d'expression à géométrie variable. Selon les lieux tout d'abord, car on ne s'exprime avec la même liberté dans un prétoire et à la buvette. Selon les fonctions exercées, et certaines personnes sont soumises à certaines restrictions, dans les mesures où elles participent à une mission régalienne, armée, police ou justice.
Ces restrictions doivent être prévues par la loi. Dans sa décision du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel précise ainsi que la liberté d'expression doit être conciliée avec les objectifs de valeur constitutionnelle que sont notamment "la sauvegarde de l'ordre public et le respect de la liberté d'autrui".
Au regard de la liberté d'expression, Twitter est un média ordinaire et les limitations s'y appliquent dans les conditions du droit commun. La loi du 21 juin 2004 sur l'économie numérique définit ainsi la "liberté de communication au public par voie électronique" et pose en principe que les règles de la liberté d'expression s'appliquent sur internet, comme sur n'importe quel autre support.
Edgar Stoebel 1901-2001 L'oiseau bleu |
Le devoir de réserve
Défini par l'ordonnance du 22 décembre 1958, le statut de la magistrature énonce, dans son article 6, que tout magistrat entrant en fonctions prête serment "de bien et fidèlement remplir ses fonctions (...) et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat". L'article 10 de cette même ordonnance interdit ensuite toute démonstration de nature politique, considérée comme incompatible avec "la réserve que leur impose leurs fonctions".
Le devoir de réserve impose aux magistrats de faire preuve de mesure dans l'expression écrite et orale de ses opinions à l'égard des usagers du service publics de la justice, mais aussi à l'égard des autres magistrats. Le recueil des obligations déontologiques des magistrats, diffusé en 2010 par le CSM, affirme ainsi que "dans son expression publique, le magistrat fait preuve de mesure, afin de ne pas compromettre l'image d'impartialité de la justice, indispensable à la confiance du public". La Cour européenne des droits de l'homme ne raisonne pas autrement, lorsqu'elle affirme, dans son arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, que l'"on est en droit d'attendre des fonctionnaires de l'ordre judiciaire qu'ils usent de leur liberté d'expression avec retenue chaque fois que l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d'être mis en cause".
Cette obligation ne concerne pas le contenu des opinions qui, bien entendu demeurent parfaitement libres, mais leur expression. Elle s'applique à la fois dans le service et hors service. En l'espèce, il ne fait aucun doute que menacer, même pour rire, d'étrangler la Présidente de la Cour d'Assises constitue un manquement à l'obligation de réserve. Il suffit que le tweet soit public, ce qui est le cas puisque les comptes twitter des intéressés n'étaient pas verrouillés. Le fait qu'il ait été envoyé pendant l'audience ou à son issue est sans influence sur le manquement au devoir de réserve.
Les magistrats sont-ils des "lanceurs d'alerte" ?
Les soutiens des magistrats twitteurs ont fait observer, et ils ont raison sur ce point, que les réseaux sociaux sont utilisés pour faire connaître la réalité du monde administratif ou judiciaire, en quelque sorte pour dénoncer injustices ou dysfonctionnements. Dans ce cas, il serait peut-être possible d'estimer que ces tweets contribuent au "débat d'intérêt général" au sens où l'entend la Cour européenne lorsqu'elle admet la publications de conversations téléphoniques enregistrées à l'insu des personnes, dans le but de dénoncer des pratiques de corruption (CEDH, 19 décembre 2006, Radio Twiste c. Slovaquie).