Des avocats britanniques
Mais S.A.S. n'est pas la première à se présenter anonymement devant la Cour pour contester la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public. Les médias, qui s'intéressent beaucoup à son cas, n'ont sans doute pas vu que l'affaire S.A.S. est en réalité la quatrième requête sur la loi française. Madame Belliard l'a fait observer devant la Cour, notant que les trois premières ont toutes été déclarées irrecevables (24588/11 ; 41892/11 et 38827/11). Mais elles ont pour particularité d'avoir été présentées par les mêmes conseil, un cabinet britannique dirigé par Maîtres Ramby de Mello et Tony Muman et installé à Birmingham.
Ultime moyen, Maître de Mello s'appuie sur l'article 14 de la Convention pour dénoncer l'abominable discrimination dont est victime la malheureuse S.A.S., dont on apprend d'ailleurs qu'elle a toujours accepté de retirer son voile dans certaines occasions, pour se plier aux contraintes de la vie en société. Pour son conseil, la discrimination réside dans le fait que la loi vise les seules femmes musulmanes. Peu importe que le port du voile intégral ne soit pas une prescription de l'Islam. Peu importe que le champ d'application de la loi autorise les femmes voilées à circuler librement dans l'espace public, dès lors que leur visage n'est pas dissimulé. Peu importe enfin que l'interdiction s'applique à celui qui marche dans la rue le visage recouvert d'une cagoule ou d'un casque de moto.
Ce qui est discriminatoire, pour la défense de S.A.S., est que la mesure soit imposée par la majorité à une minorité, formule étrange qui va à l'encontre du principe démocratique même. En réalité, il s'agit, on l'a compris, de promouvoir une conception communautariste de la société, celle-là même qui existe en Grande Bretagne et aux Etats Unis. La laïcité, qui repose sur le principe d'intégration, est alors l'ennemi à combattre, car "elle a occulté le multiculturalisme en demandant à des minorités de renoncer à leur propre culture au nom des valeurs partagées". Le problème est que le droit français ignore les notions de minorités et de multiculturalisme. Pour cette faute impardonnable, il doit être mis au ban de la société politiquement correcte anglo-saxonne, et Maître de Mello cite alors un autre article du N.Y. Times, journal décidément en verve, qui qualifie le système française de "talibanisme inversé". Rien que ça..
Ce court rappel des "arguments juridiques" invoqués à l'appui de la requête montre que l'objet de cette dernière est d'abord de développer un discours militant dans l'enceinte de la Cour européenne. Celle-ci va-t-elle ainsi accepter de se transformer en forum d'expression pour les lobbies ? C'est toute la question de la recevabilité de la requête.
Une requête irrecevable
Pour paraphraser l'article du N.Y. Times, on pourrait dire que les conditions de recevabilité d'une requête devant la Cour conservent heureusement un solide bon sens. Celle déposée par S.A.S. est bien éloignée de l'usage normal du droit de recours individuel.
Le recours a en effet été déposé le jour même de l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2010. Cela signifie concrètement que la requérante a saisi ses avocats antérieurement. Cela signifie aussi qu'elle n'a pas été poursuivie sur le fondement du texte, et que son action repose sur sa seule crainte d'être obligée de retirer son voile intégral. Dans ces conditions, elle n'a évidemment pas épuisé les voies de recours internes, condition de la recevabilité des requêtes.
Pour être une "victime" au sens de la Convention, il faut que le requérant établisse que ses droits ont été effectivement lésés par la mesure en cause. Or, il n'est évidemment pas établi que S.A.S. ait fait l'objet d'une mesure quelconque sur le fondement de ce texte. Certes, il arrive à la Cour d'admettre la qualité de "victime potentielle" à des personnes simplement susceptibles d'être touchées par le texte, précisément lorsqu'elles sont obligées de changer de comportement sous peine de poursuite ou lorsqu'elles appartiennent à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets du texte nouveau.
Certes, S.A.S. invoque le fait qu'elle doit désormais changer de comportement, mais le dossier mentionne qu'elle accepte de retirer son voile dans certaines circonstances. On veut nous montrer qu'elle n'est pas une fondamentaliste bornée, mais une femme moderne, intégrée dans la société et consciente de ses contraintes. Rien ne permet donc de connaître la réalité du comportement de la requérante, avant et après la loi. Dans ces conditions, il est bien difficile de se prononcer sur ce "changement de comportement" qui est la condition même de la reconnaissance de la qualité de "victime potentielle".
De même, S.A.S. n'appartient pas à une "catégorie de personnes" risquant de subir directement les effets du texte. En effet, on l'a dit, la loi s'applique à toute personne qui a le visage couvert, sauf exceptions légales. Et il semble bien difficile d'en déduire l'existence d'une "catégorie de personnes", sauf à considérer que le recours est ouvert à tous parce que la loi s'applique à tous. Cela reviendrait à introduire l'actio popularis devant la Cour européenne des droits de l'homme, hypothèse tout de même peu probable, si l'on considère que tous les efforts de la Cour visent, depuis des années, à lutter contre l'encombrement en rendant de plus en plus difficile l'accès au prétoire.
Laïcité v. Communautarisme
On peut donc penser que la requête S.A.S. est irrecevable, comme les trois qui l'ont précédée. Sa seule fonction est finalement d'utiliser la Cour à des fins militantes. Et on voit désormais s'y déployer, comme dans la presse, une offensive contre la laïcité française, au nom du multiculturalisme prôné dans le monde anglo-saxon. Cette situation montre que la laïcité, principe d'égalité reposant sur le modèle républicain et l'intégration, n'est pas une chose acquise, le résultat d'une lutte terminée il y a plus de cent ans. La laïcité redevient un combat d'aujourd'hui, et le multiculturalisme est clairement son ennemi.
En l'occurrence, l'offensive judiciaire vise à faire consacrer le multiculturalisme comme une obligation imposée par la Convention européenne des droits de l'homme. Cette démarche évoque celle des Etats qui n'acceptent les conventions universelles relatives aux droits de l'homme que sous réserve de leur compatibilité avec la Charia. Comme on le sait, tous les partisans des droits de l'homme et nombre d'Etats parties condamnent cette attitude. Car le multiculturalisme, c'est aussi l'acceptation d'un développement séparé des différentes communautés. Et en Afrikaaner, le développement séparé se traduit par un seul mot : Apartheid.