« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 3 octobre 2024

La CEDH met un frein au droit de se promener nu, à vélo


Les revendications en faveur de la reconnaissance d'une liberté nouvelle sont nombreuses et suscitent relativement souvent une évolution du droit. Du mariage pour tous au droit à l'assistance médicale à la procréation désormais ouvert aux femmes seules ou en couple, l'évolution des moeurs conduit ainsi à la création de nouvelles libertés. Toutefois, certaines revendications ne parviennent à s'imposer, et la décision de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) APNEL c. France rendue le 12 septembre 2024 marque l'échec d'un droit original, celui de de circuler nu et à vélo. 

Il est vrai que les promoteurs de cette liberté sont très minoritaires, l'idée de se déshabiller pour se promener en vélo n'étant pas très répandue dans la population. Il n'empêche que l'Association pour la promotion du naturisme en liberté se montre très active dans ce domaine, s'efforçant d'organiser des World Naked Bike Rides, dont l'objet est de "faire vivre la liberté d'être nu comme expression de la fragilité humaine, de se reconnecter avec la nature et avec sa propre nature, sans honte du corps". De manière plus prosaïque, il s'agit aussi de contester le délit d'exhibition sexuelle qui permet de sanctionner les participants.


Les World Naked Rides


Le 7 juillet 2019, conformément au droit commun des manifestations, l'APNEL  déclare vouloir organiser un tel rassemblement à Paris le 8 septembre suivant. A la veille de la manifestation, le préfet de police interdit la World Naked Ride, en invoquant précisément le risque que des infractions y soient commises, en particulier le délit d'exhibition sexuelle, prévu à l'article 222-32 du code pénal

L'APNEL s'efforce en vain d'obtenir l'annulation de l'arrêté préfectoral d'interdiction devant le tribunal administratif de Paris. Le 19 juin 2020, celui-ci écarte le recours, et se fonde sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, selon lequel "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". En l'espèce, la manifestation a pour objet de contester le délit d'exhibition sexuelle en commettant l'infraction, ce qui évidemment porte atteinte à l'ordre public. Pourtant, note le juge, l'infraction d'exhibition sexuelle n'emporte qu'une atteinte très limitée au droit de pratiquer le nudisme, car elle ne l'interdit que dans des lieux ouverts à la vue du public. Dès lors, l'interdiction n'est pas constitutive d'une atteinte disproportionnée aux droits de la personne, par rapport aux nécessités de l'ordre public. Cette décision fut confirmée par la Cour administrative d'appel de Paris en 2022, et le pourvoi en cassation de l'APNEL rejeté par le Conseil d'État le 4 août 2023. 




Il m'a vue nue. Misstinguett. 1926


Le nudisme, élément de la liberté d'expression


L'APNEL saisit donc la CEDH, en invoquant une violation de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui protège la liberté d'expression. En même temps, et pendant même l'examen du recours, l'association s'efforce toujours d'organiser des World Naked Bike Rides. C'est ainsi que, dans une ordonnance de référé du Tribunal administratif de Bordeaux refuse, le 10 août 2023, de suspendre l'interdiction d'une manifestation de ce type, organisée à Bègles. 

La CEDH, dans son arrêt du 12 septembre 2024, reconnait que l'arrêté d'interdiction emporte une ingérence dans la liberté d'expression. Dans une décision du 28 octobre 2014 Gough c. Royaume-Uni, elle reconnaissait déjà au requérant le droit de vouloir développer un débat public sur les bienfaits de la nudité, quand bien même il serait le seul à promouvoir une telle doctrine. Condamné plus de trente fois pour avoir affronté dénudé les rigueur du climat écossais, M. Gough avait même poussé l'action militante jusqu'à se présenter entièrement nu devant ses juges...


Le contrôle de proportionnalité


Quoi qu'il en soit, la Cour reconnaît l'ingérence, mais affirme que l'interdiction d'une telle manifestation est prévue par la loi française, puisqu'il s'agit de garantir l'ordre public en empêchant que des infractions soient commises. Concernant la proportionnalité de l'ingérence au regard de la liberté d'expression, la CEDH s'assure, comme elle le rappelle dans l'arrêt Bouton c. France du 13 octobre 2022, rendu à propos de l'exhibition d'une Femen dans l'église de la Madeleine, que son rôle se borne à s'assurer que les juges internes ont justifié l'interdiction par des motifs "pertinents et suffisants". 

Précisément, l'arrêt de la CEDH Ezelin c. France du 26 avril 1991 affirme que la liberté d'exprimer ses convictions ne peut subir de limitations, sauf dans l'hypothèse où elle conduit à commettre une infraction. C'est bien le cas en l'espèce, l'élément moral était démontré par l'association elle-même qui déclare vouloir contester ce délit. De fait, la Cour estime que les juges français ont convenablement mis en balance les différents intérêts en cause, la mesure d'interdiction n'entrainant pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression.

Les cyclistes de l'APNEL n'obtiennent donc pas de la CEDH la consécration d'une nouvelle liberté de circuler nu à vélo, pas plus qu'ils ne l'avaient obtenue devant les juges internes. Ils sont désormais devant un choix cornélien. Soit ils manifestent contre le délit d'exhibition sexuelle en restant habillés, mais un nudiste rhabillé n'a guère d'intérêt médiatique. Soit ils font leur promenade dénudée à vélo dans un espace privé, à l'abri de la vue du public, mais là encore ils risquent de n'intéresser personne. Deux solutions qui ne peuvent satisfaire l'association, surtout désireuse de médiatiser sa revendication. Peut être se consolera-t-elle en pensant que la CEDH a placé ses membres à l'abri des rhumes de cerveau et autres virus saisonniers ?


7 commentaires:

  1. Du point de vue des justiciables qui saisissent la Cour pour des motifs sérieux, cet arrêt est regrettable à divers points de vue.

    - Tout d'abord en termes de délais raisonnables, il est ahurissant que la juridiction strasbourgeoise fasse attendre plus de six à sept ans des requérants "sérieux" pour se permettre de statuer promptement dans cette affaire de cornecul.

    - Ensuite, en termes de contrôle de proportionnalité, le raisonnement de la Cour relève de l'impressionnisme juridique. L'on pourrait aisément défendre que des cyclistes pédalant nus dans les rues de Paris constituent un danger mineur par rapport à tous ces propagateurs de haine qui appellent régulièrement au meurtre lors de manifestations autorisées. Quel exercice de tartufferie juridique en vérité !

    - Enfin, en termes de confiance dans la CEDH, cet arrêt frise le ridicule et ridiculise les juges qui l'ont rendu (avec la présence du juge français, éminent membre du Conseil d'Etat s'il en est). Comment faire croire à nos concitoyens que cette juridiction mérite considération et respect ? La réponse est dans la question.

    En conclusion, tous ces magistrats peuvent aller se rhabiller pour dissimuler la nudité/nullité de leur action en faveur de la défense des droits de l'homme, des femmes et autres carabistouilles. Ce n'est plus le roi est nu mais le juge est nu avant l'hiver !

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  2. C'est quand même une manifestation "courante" dans nombre de pays, outre atlantique ou pour ce qui est de l'Europe à Bruxelles et surtout Londres où cela existe depuis de très nombreuses années sans jamais provoquer le moindre trouble à l'ordre public.

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  3. Une solution opportune qui pourtant, je ne sais pas pourquoi, trouve des détracteurs dans les commentaires.
    La rue est à tous. Il n'est pas pensable d'imposer sa nudité à tous notamment aux enfants. Cela est à mon sens de manière flagrante constitutif de trouble au bon ordre public.

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    1. Ce genre d'argument n'a pas de limite. Si je suis choqué par la vue de votre visage, est-ce que vous serez dans l'obligation de le cacher ?
      Je sais par expérience que ce n'est pas la nudité qui choque les enfants, c'est la réaction agressive de leurs parents envers les naturistes : "Vous n'avez pas honte ?
      — Non, pourquoi ? Il n'y a rien de plus naturel que d'être dans la nature tels que la nature nous a conçus.
      — Vous osez montrer les organes réservés à la sexualité !
      — Et vous osez montrer votre bouche ?
      La confusion entre l'organe et la fonction, c'est à dire entre nudité et sexualité entretient la perversion.
      Christian Suavet

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    2. La réaction "excessive" d'un parent face à un individu qui exhibe ses parties génitales à son enfant ? Rappelons-le : c'est un délit. Nous sommes en France, des règles de droit structurent et limitent nos comportements. Or, il n'est pas permis de se montrer nu en public. La liberté, c'est faire ce qui n'est pas interdit par la loi. D'autant qu'il est permis de le faire en privé. Des structures existent et permettent à des individus souhaitant profiter de leur nudité de le faire en communauté. Il reste très opportun d'affirmer que la commissions d'une infraction par un groupe est constitutif d'un trouble à l'ordre public.
      Vos arguments sont aussi sans limite. Si je ne suis pas choquée par le fait de battre mon enfant ou par le harcèlement moral, que je trouve éventuellement que c'est juste une forme de discipline nécessaire, je peux le faire et transgresser la loi ? Si la conception d'une liberté trop strictement envisagé est néfaste, il en va de même d'une conception trop libérale.
      Je respecte votre conception de la nudité, mais nous sommes en société. Mais en tout état de cause, je suis du côté de la loi et de l'ordre public. Et d'après moi, effectivement, la décision du préfet me semble tout à fait répondre au exigences de proportionnalité qui s'impose à lui.

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    3. Les enfants sont beaucoup moins choqués qu'on ne le pense, c'est la vision des adultes, leur sentiment de "grands" sur la perception des enfants qui est fausse à tout le moins exagérée. (Nombreuses études concordantes sur le sujet).

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  4. Etant secrétaire de l’APNEL, je suis surpris de l’analyse de cette décision. En dehors de la WNBR Paris 2019, qui est l’objet de la requête à la CEDH, l’APNEL n’est pas l’organisateur des WNBR 2023, ni 2022, ni même des 3 WNBR 2024.
    Il semble qu’il y ait une confusion entre l’action juridique de l’APNEL et les multiples interdictions infligées à l’association LMN, dont celle de Bordeaux en aout 2023.

    Je suis curieux de savoir d’où est venue cette source?

    Ensuite, les WNBR ne sont pas des manifs pour faire la promotion de balades nues sur un vélo en milieu urbain, ni une action pour promouvoir la nudité, mais étant organisées par des associations naturistes, il semble que finalement le message est mal perçu.

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