La condamnation d'une Femen à une peine d'emprisonnement avec sursis pour exhibition sexuelle dans l'église de la Madeleine porte une atteinte excessive à la liberté d'expression, dès lors que les juges n'ont pas pris en considération la finalité de protestation politique de ce geste. La Cour européenne des droits de l'homme en ont décidé ainsi dans un arrêt du 13 octobre 2022, Bouton c. France.
Cette décision ne modifie pas réellement le droit positif. Dans un arrêt du 26 février 2020, relatif à la condamnation d'une autre Femen qui s'était dénudée dans le musée Grévin, la Cour de cassation avait anticipé cette évolution. Elle avait alors jugé que la relaxe pouvait être prononcée dans le cas où l'exhibition sexuelle s'analyse comme une expression politique.
Le "Symbolic Speech"
La CEDH reconnaît traditionnellement que la liberté d'expression ne s'applique pas seulement aux informations ou aux idées qui sont considérées avec bienveillance, mais aussi à celles qui peuvent choquer ou offenser. La Cour protège donc le "symbolic speech", c'est à dire l'expression non verbale destinée à manifester une opinion. Dans l'affaire Donaldson c. Royaume-Uni du 25 janvier 2011, elle considère ainsi que le fait d'arborer sur son revers un "lys de Pâques" en hommage aux victimes de l'insurrection des "Pâques sanglantes" de 1916 en Irlande relève de la liberté d'expression. Dans un arrêt Gough c. Royaume-Uni du 28 octobre 2014, la Cour va même plus loin en considérant que le requérant, qui avait pour habitude de braver complètement nu les rigueurs du climat écossais, avait le droit de vouloir développer le débat sur les bienfaits de la nudité. Ce n'est pas parce que ses idées sont marginales que l'individu n'a pas le droit de les promouvoir.
Précisément, le droit français n'a jamais entièrement intégré le "Symbolic Speech", largement inspiré du droit américain, et notamment de la jurisprudence libérale fondée sur le Premier Amendement. Après que le curé de la paroisse a porté plainte avec constitution de partie civile, madame Bouton a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris pour exhibition sexuelle. Une peine d'un mois d’emprisonnement assorti d’un sursis simple lui a été infligée, et elle a dû verser 2000 € de dommages intérêts au curé de La Madeleine, et 1500 € de frais irrépétibles. Sa condamnation a été confirmée par la Cour de cassation en juin 2019.
Jean Souverbie. 1891-1981
Le délit d'exhibition sexuelle
L'article 222-32 du code pénal ne donne pas une définition précise de "l'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public". L'élément moral, quant à lui, est précisé par la jurisprudence. Dans un arrêt du 24 novembre 2021, la Chambre criminelle le définit comme la "volonté délibérée d'imposer sa nudité, en sachant qu'elle offense la pudeur d'autrui". Était alors condamné un homme qui s'était exhibé, assis sur la berge d'une rivière, au vu des promeneurs de l'autre rive et des personnes navigant sur des embarcations. La condamnation de la Femen de l'église de la Madeleine était donc parfaitement prévisible et conforme à la jurisprudence antérieure.
La Cour admet que le droit interne des États peut légitimement sanctionner le comportement d'une personne qui exhibe une "partie sexuelle de son corps", dans un lieu public, et donc dans une église. Le délit d'exhibition sexuelle n'est donc pas contesté en tant que tel. N'est pas davantage contesté le fait que ce délit emporte nécessairement une ingérence dans la liberté d'expression. En l'espèce, la requérante, qui agissait comme représentante du groupe Femen, voulait diffuser dans un lieu de culte un message portant sur les positions de l'Église catholique à l'égard du droit de recourir à l'IVG. S'il est vrai qu'elle avait le droit de militer pour cette cause, il n'est pas contesté qu'une telle mis en scène ne pouvait que heurter les convictions de certains, compte tenu notamment du lieu choisi pour l'exhibition.
La CEDH, recherche donc si l'ingérence dans la liberté d'expression de la requérante était "nécessaire dans une société démocratique", au sens de l'article 10 de la Convention.
Proportionnalité de l'ingérence dans la liberté d'expression
Sur le plan des faits reprochés à la Femen, la Cour reconnaît que les juges français ont apprécié la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante. Ils ont ainsi invoqué le" besoin social impérieux de protéger autrui de la vue dans un lieu de culte, d’une action exécutée à moitié dénudée que d’aucuns peuvent considérer comme choquante ». La Cour d'appel a même mentionné que "ce que la prévenue considérait comme relevant de sa liberté d'expression avait d'abord pour effet de porter gravement atteinte à la liberté de penser d'autrui". La Cour de cassation a enfin rejeté le pourvoi de la requérante, en insistant sur la nécessité de concilier deux libertés également protégées par la Convention, à savoir la liberté d'expression d'une part, et la liberté de conscience et de religion d'autre part. Il ressort de cette procédure que les juges français se sont tous efforcés d'exercer un contrôle de proportionnalité entre les différentes libertés en cause.
Proportionnalité de la sanction
En revanche, sur le plan de la peine prononcée, le contrôle de proportionnalité est très insuffisant, aux yeux de la CEDH. Sa jurisprudence affirme qu'une peine de prison, même avec sursis, infligée dans le cadre d'un débat d'intérêt général n'est compatible avec la liberté d'expression que dans des circonstances exceptionnelles. Tel est le cas dans l'hypothèse d'un discours discriminatoire ou d'incitation à la violence, principe énoncé dans l'arrêt Otegi Mondragon c. Espagne du 15 mars 2011. Dans le cas de la Femen, aucun comportement de ce type n'était mentionné dans le dossier et l'intéressée avait un casier judiciaire vierge.
Surtout, et c'est le problème essentiel soulevé par la Cour, en sanctionnant la requérante pour un délit d'exhibition sexuelle, les juges français n'étaient pas tenus d'apprécier la proportionnalité de la sanction au regard des intérêts contradictoires que sont d'un côté la liberté d'expression de la Femen, de l'autre l'atteinte aux convictions des fidèles présents dans l'église. De fait, tous les éléments du litige n'ont pas été pesés pour évaluer la sanction. La CEDH observe ainsi que les juges internes ne se sont pas penchés, comme dans l'arrêt Otto Preminger Institut c. Autriche de 1994 sur le caractère "gratuitement offensant" de l'action de la Femen, ou si elle incitait à l'irrespect à l'égard des croyances religieuses. A l'inverse, les juges ne se sont pas davantage intéressés au fait que la Femen avait pris de garde de faire sa démonstration dans l'église, à un moment où aucun culte n'était célébré. Certains éléments auraient pu contribuer à aggraver la peine, d'autres à l'alléger. Mais, en tout état de cause, ces éléments étaient absents du contrôle de proportionnalité exercé par les juges interne sur la peine infligée à la requérante. Cette absence est donc logiquement sanctionnée par la Cour.
L'arrêt du 22 octobre 2022 Bouton c. France autorise ainsi les juges internes à exercer un contrôle de proportionnalité in concreto de la peine infligée pour exhibition sexuelle. Cela signifie qu'ils peuvent ponctuellement faire échec à ce délit s'ils estiment que l'atteinte à la liberté d'expression est excessive.
C'est ce qu'avait fait la Cour de cassation dans l'arrêt du 26 février 2020 portant sur la même affaire. Mais on ne doit pas en déduire que les juges français ont renoncé à punir les Femen pour exhibition sexuelle. Dans une décision récente du 15 juin 2022, la même chambre criminelle a confirmé la condamnation de deux mois de prison avec sursis de trois Femen qui avaient fait irruption dans le cortège de la commémoration du centenaire de l'Armistice, le 11 novembre 2018. Constatant qu'il s'agissait de la "célébration d’un événement historique qui requérait une nécessaire dignité et en présence de familles des défunts, ou de représentants d’associations de victimes de la première guerre mondiale, d’officiels et de chefs d’Etat de la communauté internationale, les poursuites diligentées du chef d’exhibition sexuelle ne constituent pas une atteinte disproportionnée à leur liberté d’expression". Le délit d'exhibition sexuelle peut ainsi être invoqué, ou écarté, en fonction des circonstances.
Liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel sur internet
Une fois de plus, un grand bravo pour votre analyse fine des motivations de la Cour pour justifier sa décision. Mais, tous les arguments qu'elle met en avant pourraient être retournés. A trop croiser les critères d'appréciation, le citoyen s'y perd.
RépondreSupprimerEn dernière analyse, le droit positif, qui devrait normalement être un facteur de sécurité juridique pour le justiciable, se transforme en facteur d'insécurité juridique, une sorte de roulette russe fortement influencée par le droit anglo-saxon. En un mot, un chef d'oeuvre juridique, un monument d'hypocrisie à replacer dans le contexte de l'anniversaire de metoo.