« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 11 octobre 2022

Vie privée des personnes morales : un secret bien protégé


Dans un arrêt du 7 octobre 2022, le Conseil d'État confirme, en cassation la légalité du refus de communication des comptes de la fondation d'entreprise Louis Vuitton, refus opposé à l'association Anticor. Ce groupement qui oeuvre en faveur de la transparence et qui veut dénoncer les pratiques liées à la corruption, s'appuyait sur la liberté d'accès aux documents administratifs consacrée par la loi du 17 juillet 1978. Ses dispositions sont aujourd'hui reprises dans le code des relations entre le public et l'administration. 

Pour rejeter le recours, le Conseil d'État livre une analyse quelque peu inattendue. D'un côté, il affirme que ces comptes d'une fondation d'entreprise sont effectivement des documents administratifs au sens de la loi. De l'autre, il affirme que l'entreprise a une vie privée, susceptible de justifier le refus de communication, s'opposant ainsi directement à la jurisprudence de la Cour de cassation. 

 

Des documents administratifs

 

La fondation d'entreprise Louis Vuitton a été créée par LVMH en octobre 2006 sur le fondement d'une loi du 23 juillet 1987 relative au mécénat d'entreprise. Son activité essentielle a été la construction d'un bâtiment dans le Bois de Boulogne, destiné à accueillir expositions et concerts. Dans un rapport de novembre 2018, la Cour des comptes affirme que, entre 2007 et 2017, les entreprises du groupe ont contribué pour 863 millions d'euros à la fondation.

Dans sa décision du 7 octobre 2022, le Conseil d'État ne manque pas d'affirmer que la fondation d'entreprise n'a reçu aucune "subvention" publique.  C'est parfaitement exact, mais cela ne signifie pas qu'elle n'ait pas bénéficié d'un "soutien" public. En effet, l'article 238 bis du code général des impôts énonce qu'une fondation de ce type a droit à une réduction d'impôts à hauteur de 60 % des investissements réalisés. Dans le cas du bâtiment construit dans le Bois, cette réduction s'est donc élevée à 518, 1 millions d'euros, somme qui relève bien d'un soutien public à l'activité de la fondation. Il n'est donc pas absurde, loin de là, qu'Anticor souhaite obtenir communication de ses comptes.

Le Conseil d'État reconnaît cependant qu'ils s'analysent comme des documents administratifs, au sens de la loi. Après beaucoup d'hésitations sur le point de savoir si pouvaient être considérés comme tels des documents produits ou reçus par l'administration, l'ordonnance du 29 avril 2009 donne enfin une définition législative du document administratif : c'est celui qui "est produit ou reçu dans le cadre de leur mission de service public, par l'État (...) et les personnes de droit public, ainsi que par les personnes privés gérant un service public". Les comptes d'une fondation d'entreprise faisant l'objet d'un contrôle administratif sont donc transmis au préfet. A cet égard, ils constituent des documents administratifs puisqu'ils sont "reçus" par l'administration préfectorale.

On peut alors se demander sur quel fondement juridique le Conseil d'État peut s'appuyer pour écarter le droit à la communication. Le plus simple serait évidemment le secret des affaires, mais, en l'espèce, ce n'est pas possible. Les fondations d’entreprise ne sont pas des sociétés commerciales mais des organismes à but non lucratif qui ne peuvent invoquer le secret des affaires. Celui-ci est en effet défini par l'article L 311-6 du code des relations entre le public et l'administratif, comme comprenant "le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles".  En l'espèce, le mécénat n'entre pas dans cette énumération.

Il ne reste donc que la solution de la vie privée, aussi capillotractée soit-elle.

 

Monologue d'Harpagon. L'Avare. Molière

Louis de Funes. 1980
 


Irruption de la vie privée dans le débat


Le préfet, puis la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) et enfin le tribunal administratif ont considéré que ces pièce n'étaient pas communicables. Ils s'appuient sur le droit à la vie privée de la personne morale que constitue la fondation d'entreprise. Le rapporteur public se montre sur ce point très inclusif. Il constate que certains droits sont reconnus aux personnes morales, comme le respect du domicile, du nom, de la réputation, et le secret de la correspondance. Le Conseil d'État, dans un arrêt du 6 novembre 2009, Société Inter-Confort, juge ainsi que l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme peut s'appliquer, "dans certaines circonstances", aux locaux professionnels où des personnes morales exercent leur activité.

Sans doute, mais aucune décision n'a jamais consacré un droit général à la vie privée des personnes morales. La Cour de cassation a même nettement affirmé le contraire. Dans une décision du 16 mai 2018, la 1ère chambre civile énonce en effet qu'une personne morale n'a pas de vie privée, et ne peut donc se prévaloir d'une atteinte à sa vie privée. En l'espèce, une ordonnance du président du TGI de Nice avait autorisé la Caisse nationale du régime social des indépendants à mandater un huissier pour assister à une réunion organisée par une association, enregistrer les débats et transcrire les propos tenus. L'association a donc fait un recours contre cette ordonnance, invoquant l'atteinte à sa vie privée. Les juges ont alors écarté cette demande au motif qu'une personne morale n'a pas réellement de vie privée à protéger.

 

Une opposition directe avec la Cour de cassation

 

Nul n'ignore que le Conseil d'État a un talent particulier pour dire le contraire d'une autre juridiction, et affirmer qu'il n'y a pas de contradiction. Il fait preuve une nouvelle fois de cette forme particulière d'imagination juridique, en invoquant la spécificité du contentieux de l'accès aux documents administratifs. 
 
Il fait observer que les documents transmis au préfet sont un rapport d'activité, auquel sont joints le rapport du commissaire aux comptes et les comptes annuels. Certes, il s'agit de documents administratifs, mais ils portent sur le fonctionnement et la situation internes de la fondation, "et sont donc couverts par la protection de la vie privée". Une dérogation existe bien, mais elle ne concerne que les fondations ayant reçu une subvention publique, pas celles qui ne bénéficient que d'une réduction d'impôt de 518, 1 millions d'euros. 

L'arrêt ne va pas plus loin dans la motivation. Si l'on se tourne vers les conclusions du rapporteur public, on apprend que "derrière une personne morale, se trouvent, directement ou indirectement, des personnes physiques et c'est aussi de leurs libertés dont il est question, libertés de s'associer, de s'exprimer, de disposer de leurs biens etc". La formule interroge. Doit-on en déduire qu'une réduction de 518, 1 millions d'euros relève de la vie privée des personnes privées qui dirigent la fondation ? Il ne s'agit pourtant pas de leur patrimoine personnel, mais plutôt, dans le cas présent, de celui des contribuables. On constate d'ailleurs que le malheureux contribuable n'est jamais mentionné dans l'arrêt, pas plus que son droit à l'information. En donnant l'impression de cultiver le secret, la jurisprudence sème nécessairement le doute sur une fondation qui gagnerait peut-être à promouvoir la transparence de son activité.

6 commentaires:

  1. Votre présentation est particulièrement limpide sur une affaire trouble. Le raisonnement prétendument juridique est un monument d'hypocrisie qui force le respect. Une fois de plus, le Conseil d'Etat apparait comme l'expert de l'acrobatie juridique. Pratique rarement enseignée sur les bancs des facultés de droit.
    Et dire que l'on a confié la présidence des Etats généraux de la Justice à Jean-Marc Sauvé, ex-vice-président du Conseil d'Etat en évitant de mettre dans sa lettre de mission la problématique de la juridiction administrative. On comprend pourquoi. Il est tellement commode de faire juger les actes de l'Administration par une structure à laquelle font défaut indépendance et impartialité.

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  2. Doc entend :
    "commissaire du gouvernement" et dit :
    Marty remonte dans la Delorean on s'est planté d'époque, vite !

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  3. Une fois de plus, il apparaît que le traitement d'exception de la justice administrative est source de conflits d'intérêts : comment des collègues de l'administration se déjugeraient-ils entre eux? Peut-être sont-ils de la même promotion, en tous cas de la même formation, c'est sûr, le préfet qui veut protéger Bernard Arnault et le prétendu "magistrat" du Conseil d'état. La France est devenue une République bananière.

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  4. un article remarquable. On aimerait un article sur les plaintes pénales contre Korian, qui bénéficie aussi de beaucoup d'argent public sans vrai contrôle (voir Les fossoyeurs), plaintes qui s'accumulent depuis 2017 et n'aboutissent jamais à un procès, jusqu'à ce jour.

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  5. Il faut préciser que ce n'est pas la fondation elle-même qui bénéficie de la réduction d'impôt de 60 % visée dans cet article, mais la ou les entreprises mécènes qui la soutiennent ! c'est le sens de l'article 238 bis du CGI. Et cela conduit à modifier votre argumentaire.

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  6. Une dérive anthropomorphique de plus...

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