La grève initiée dans les raffineries et les dépôts d'essence des sociétés Total Energies et Esso-Exxon-Mobil a suscité une large désorganisation liée au manque de carburant. Devant cette situation, le gouvernement a décidé de recourir à la procédure de réquisition, initiative qui a évidemment suscité beaucoup de réactions négatives largement relayées dans les médias. Plusieurs articles et tribunes ont été publiés, développant un raisonnement d'une grande simplicité : la réquisition, décidée par le pouvoir réglementaire, porte une atteinte illicite au droit de grève, droit qui a valeur constitutionnelle. L'analyse semble fondée sur la simple application de la hiérarchie des normes, et elle est donc séduisante par sa simplicité même. Mais elle est fausse.
Un droit constitutionnel, mais pas absolu
Il est exact que le droit de grève figure dans le Préambule de la Constitution de 1946, aujourd'hui intégré dans le bloc de constitutionnalité. L'alinéa 7 se montre très clair : "Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent". Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 25 juillet 1979, se fonde directement sur cet alinéa 7 pour annuler une disposition législative qui autorisait les présidents d'entreprises de radio et de télévision à faire assurer un service normal en cas de cessation du travail. Par la suite, dans sa décision des 19 et 20 janvier 1981, le Conseil énonce que les peines prévues en cas d'entrave à la circulation ne sauraient viser les personnes exerçant légalement "le droit de grève reconnu par la Constitution".
Certes, mais un droit à valeur constitutionnelle n'est pas pour autant un droit absolu, et l'exercice du droit de grève, comme d'ailleurs celle des autres droits et libertés, est organisé par la loi. Cela signifie que le législateur est compétent pour lui apporter des limitations, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Dans sa décision du 19 mars 2012, celui-ci précise ainsi que le législateur doit "opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte". Il s'agissait alors d'apporter quelques restrictions au droit de grève dans le transport aérien. Le législateur peut donc, comme il l'a fait avec la loi du 21 août 2007 sur le dialogue social, imposer un service minimum dans les transports, sans qu'une telle mesure soit considérée comme constituant une ingérence inadmissible dans un droit de valeur constitutionnelle.
La réquisition en temps de guerre
La réquisition fait partie de ces procédures limitant le droit de grève au nom de l'intérêt général, et son utilisation dans les raffineries et dépôts d'essence a été vivement critiquée. Ceux-là mêmes qui invoquent le caractère absolu du droit de grève n'hésitent pas à affirmer que la réquisition est une procédure qui trouve son origine dans le droit de la guerre. On l'a compris, il s'agit de montrer que son usage est parfaitement disproportionné, voire illicite, en temps de paix.
On peut certes invoquer, et nos auteurs ne s'en privent pas, la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre. Son article 14 permet de réquisitionner des personnes qui sont utilisées "suivant leur profession et leurs facultés", "soit isolément, soit dans les administrations et services publics, soit dans les établissements et services fonctionnant dans l'intérêt de la nation". Aujourd'hui, ces dispositions figurent dans le code de la défense, dans l'article L 2141-3. Certes, mais elles demeurent limitées au temps de guerre, et nous ne somme pas en guerre.
La référence qui à la loi de 1938 joue ainsi un rôle d'épouvantail, et n'a pas d'autre fonction que de montrer au lecteur à quel point la réquisition est liberticide. En revanche, ce texte n'est pas applicable à l'actuel conflit du travail dans les dépôts d'essence.
L'augmentation. Jacques Dutronc. 1968
La réquisition en temps de paix
L'actuelle réquisition repose sur un fondement législatif moins guerrier, l'article L 2215-1 du code général des collectivités territoriales. Son alinéa 4, issu de la loi du 18 mars 2003, confère au préfet un pouvoir de réquisition rédigé en termes très larges : "En cas d'urgence, lorsque l'atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d'entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l'usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu'à ce que l'atteinte à l'ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées".
Il faut donc trois conditions cumulatives pour mettre en oeuvre cette compétence préfectorale : l'urgence, une atteinte à l'ordre public à laquelle le préfet ne peut mettre fin en usant de ses moyens habituels et enfin une durée qui ne saurait aller au-delà du rétablissement de l'ordre public. Contrairement à ce qui a été parfois affirmé, ce texte n'est donc pas limité aux situations de catastrophes naturelles ou industrielles. En tout cas, il ne dit rien de tel.
Le référé du 12 octobre 2022
Dans le cas présent, une réquisition a été décidée le 12 octobre 2022 par un arrêté du préfet de Seine Maritime, concernant quatre salariés en grève du dépôt pétrolier exploité par la société Exxon-Mobil sur le site de Port Jérôme sur Seine. Cette décision est évidemment fondée sur l'article L 2215 du code général des collectivités territoriales.
La Fédération nationale des industries chimiques CGT a immédiatement saisi le juge des référés du tribunal administratif pour demander la suspension de cet arrêté. Le juge s'est donc prononcé très rapidement, dès le lendemain, jour où précisément l'arrêté de réquisition cessait de produire ses effets. On note toutefois que cette brièveté de la réquisition ne rendait pas le référé inutile, puisqu'un autre arrêté avait été pris le 13, pour une nouvelle période de 24 heures.
Dans son ordonnance du 13 octobre, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen affirme que les conditions posées par le code général des collectivités territoriales sont remplies. Le juge note que le site de Port Jérôme permet la desserte en carburant non seulement de la Normandie mais aussi de l'ensemble de l'Ile-de-France, un oléoduc reliant Le Havre à Paris. L'activité exploitée sur le site est donc indispensable au fonctionnement des services publics de transport, et la désorganisation de la région parisienne traduit une situation d'urgence. Par ailleurs, l'ordre public est directement menacé car les difficultés de l'approvisionnement en essence créent des tensions, des accidents associés aux files d'attente, des abandons de véhicule sur la voie publique, sans oublier le fait que les services prioritaires des soignants ou des pompiers ne peuvent être convenablement organisés. La réquisition est alors présentée comme une nécessité, le préfet n'ayant pas les moyens d'assurer l'ordre public par d'autres moyens.
Au-delà de cette analyse du respect des conditions posées par la loi, le juge des référés s'assure de la proportionnalité de la mesure prise. Il observe que la réquisition ne concerne qu'un nombre très limité d'agents, les autres pouvant parfaitement continuer le mouvement de grève. Il ne s'agit donc pas d'imposer un service normal, mais plutôt un service minimum de pompage et d'expédition des produits pétroliers.
La décision du juge des référés du tribunal administratif de Rouen n'a rien d'exceptionnel. Elle s'inscrit au contraire dans une jurisprudence bien établie, que beaucoup de commentateurs semblent ignorer. Dans un arrêt du 9 décembre 2003, le Conseil d'État affirmait déjà, en effet, que "le préfet peut légalement requérir les salariés en grève d'une entreprise privée dont l'activité présente une importance particulière pour le maintien de l'activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l'ordre public. Mais il ne peut prendre que les mesures nécessaires, imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités de l'ordre public ». La réquisition n'est donc pas une mesure inédite, loin de là. Le fait qu'elle soit peu fréquente au point que certains s'étonner de son usage, ou feignent de s'en étonner, a finalement quelque chose de positif. Ce caractère exceptionnel de la réquisition témoigne en effet d'un véritable respect du droit de grève, qui n'est heureusement pas réellement menacé.
Un grand bravo pour ces rappels du droit positif et de son interprétation par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat qui replace les choses dans leur contexte.
RépondreSupprimerL'on ne peut que regretter que, notre clergé médiatique réagissant en permanence sous le coup de l'émotion, ne fasse pas appel plus souvent à de véritables juristes pour rappeler ce qu'est le droit positif. Cela lui éviterait de dire des bêtises et de tomber dans le piège des "fake news" qu'il ne cesse de dénoncer dans les dictatures et autres démocratures de la planète.
Mais, nous n'en sommes pas encore là surtout dans une période de guerre , qui ne dit pas son nom (pour les Américains et Européens), où la propagation d'informations bidon est la norme.
Merci beaucoup pour ce rappel du droit positif applicable, qui est essentiel dans une période de notre histoire ou la notion d’état de droit est de plus en plus ignorée, voire bafouée…
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