« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 10 avril 2024

Changement climatique : ça chauffe devant la CEDH.


L'arrêt de Grande Chambre Verein Klimaseniorrines en Schweiz et autres c. Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 9 avril 2024 est remarquable à bien des égards. Attirent d'abord l'attention ses 286 pages, les huit États et la bonne trentaine de réseaux académiques et d'ONG qui ont déposé des observations. Mais c'est évidemment sur le fond que l'arrêt bouleverse le paysage juridique, en consacrant un "droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie". De cette formulation audacieuse, on ne doit pas déduire que la Cour impose aux États de garantir immédiatement à leur population une "santé, un bien-être et une qualité de vie" qui seraient totalement protégés des effets négatifs du changement climatique.

 

Le droit à une protection effective 


La consécration de ce "droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie" apparaît comme l'apport essentiel de l'arrêt du 9 avril 2024. Cette formulation a été retenue et saluée aussi bien par la presse que par les ONG actives dans la protection de l'environnement. Il n'en demeure pas moins, et la Cour ne manque pas de le préciser, que la lutte contre le changement climatique et ses effets néfastes est de la compétence des États. La CEDH se limite, quant à elle, à apprécier si les mesures prises par l'État garantissent, ou non, ce "droit à une protection effective".

Ce droit repose d'abord sur le droit à la vie, garanti par l'article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. En matière d'environnement, il s'applique lorsque l'inaction de l'État entraine une menace directe sur la vie, par exemple, comme dans l'arrêt Kolyadenko et autres c. Russie du 28 février 2012, lorsque l'État omet de réparer un réservoir d'eaux pluviales déversant des produits polluants dans une rivière qui alimente l'eau d'une ville. En l'espèce, la CEDH reprend cette jurisprudence, car le changement climatique est susceptible de mettre en danger la vie humaine. L'association requérante a d'ailleurs communiqué à la Cour "des données scientifiques incontestables" montrant le lien entre le changement climatique et le risque accru de mortalité, en particulier parmi les personnes âgées particulièrement vulnérables.

A l'article 2 s'ajoute l'article 8 qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale. Il faut alors démontrer que l'atteinte à l'environnement s'analyse comme une "véritable ingérence" dans la vie privée de la personne. Deux conditions doivent être remplies. D'une part, le grief relatif à l'environnement doit entraîner une "véritable ingérence" dans la vie privée. D'autre part, cette ingérence doit atteindre un seuil de gravité suffisant pour avoir des effets dommageables sur la jouissance du droit au respect de la vie privée. Ce double critère est utilisé dans l'affaire Yevgeniy Dmitriyev c Russie du 1er décembre 2020, à propos du degré de gravité que doit atteindre une pollution pour emporter une violation de l'article 8.

Dans le cas du droit suisse, la CEDH remarque que le législateur suisse n'est guère actif dans ce domaine particulier de la lutte contre le changement climatique. La loi sur le climat de 2011 ne fixe des objectifs d'émission de CO2 que jusqu'en 2024. L'engagement d'adopter "suffisamment tôt" des mesures concrètes est bien imprécis et ne saurait satisfaire à l'obligation de l'État d'offrir à la population une protection effective. D'autres manquements sont d'ailleurs relevés, tels que l'absence totale d'estimation du budget carbone en Suisse. Sont ainsi sanctionnées les lacunes du dispositif suisse de lutte contre le changement climatique.

Ce droit nouveau est certes consacré par un arrêt de Grande Chambre, formation la plus solennelle de la Cour, et il est l'objet d'une communication très importante. Il n'a cependant rien d'absolu et demeure au strictement encadré. C'est ainsi que le requérant doit pouvoir invoquer la qualité de victime.



Un monde nouveau. Feu Chatterton. 2021


La qualité de victime

 

Dans le cas présent, la requête devant la CEDH a été introduite par quatre femmes et une association de femmes "seniors" préoccupée par les effets néfastes du changement climatique et surtout par la passivité des autorités suisses face à ce problème. Si la Cour admet la recevabilité du recours associatif, elle écarte celui porté par les quatre requérantes individuelles. 

Ce choix est confirmé dans l'arrêt du même jour Carême c. France. Le requérant, habitant de Grande-Synthe et ancien maire de la commune, invoque de la même manière, en son nom personnel, les effets néfastes du changement climatique sur sa santé et sa vie privée et familiale. Il demande donc, d'abord devant les juges internes, l'annulation des décisions implicites de rejet qui lui ont été opposées par le Premier ministre et le gouvernement refusant de "prendre toute mesure utile" pour limiter les émissions de gaz à effet de serre à la Grande-Synthe.

La CEDH confirme en l'espèce la position du Conseil d'État qui avait déclaré irrecevables les recours, estimant que M. Carême, élu au parlement européen, avait déménagé à Bruxelles et qu'il n'avait plus de lien avec Grande-Synthe, à l'exception d'un bien en location dans lequel il ne séjournait pas, et d'un frère résidant dans la commune. N'étant plus maire, il n'est plus fondé à intervenir au nom de la commune, et ne saurait pas davantage invoquer les effets négatifs des gaz à effet de serre sur sa santé et sa vie privée.

Dans l'arrêt Verein Klimaseniorrines en Schweiz, la CEDH rappelle que la recevabilité d'une requête est appréciée au regard de l'article 6 § 1 de la Convention européenne. En d'autres termes, le requérant doit soulever un grief portant sur la violation d'un droit de caractère civil dont il peut se prévaloir. La Cour interdit ainsi l'actio popularis qui conduirait à autoriser sa saisine par des individus se plaignant de la simple existence d'une norme juridique applicable à tous ou d'une décision de justice à laquelle ils ne sont pas partie. Ce principe, rappelé dans l'arrêt L'Érablière ASBL c. Belgique du 24 février 2009, s'applique en l'espèce, ce qui conduit à déclarer irrecevables les requêtes individuelles pour accueillir en revanche le recours associatif.

En matière environnementale en effet, la CEDH ne reconnaît la qualité de victime à un requérant que si, et seulement si, les droits de caractère civil invoqués relèvent de l'article 2 de la Convention européenne. Il s'agit donc essentiellement du droit à la vie et à l'intégrité physique, droit qui n'est pas directement menacé dans le cas des requérantes individuelles. Celles-ci en effet ne peuvent démontrer qu'elles subissent un préjudice spécifique trouvant son origine dans le changement climatique. En revanche, et la Cour le rappelle dans l'arrêt Association Burestop 55 du 1er juillet 2021, une association de défense de l'environnement est fondée à défendre les intérêts de ses membres et l'intérêt général qu'elle se propose de protéger. Encore faut-il, évidemment, que l'association ait épuisé les voies de recours internes, principe rappelé dans un troisième arrêt du 9 avril 2024 Duarte Agostinho et autres c. Portugal

 

Le droit d'accès à un tribunal

 

Dans le cas présent, l'association requérante a effectivement épuisé les voies de recours internes. La Cour européenne précise toutefois, notamment dans l'arrêt Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie du 29 novembre 2016, que le droit d'accès à un tribunal doit être "concret et effectif", et non pas théorique ou illusoire.

Précisément, le recours de l'association requérante a d'abord été rejetée par une autorité administrative, puis par deux niveaux de juridiction distincts en Suisse. Mais jamais les griefs invoqués n'ont été examinés au fond. Certes, certains moyens concernaient la procédure législative en Suisse, qui ne saurait être soumis aux exigences du droit au procès équitable. Mais d'autres portaient sur d'éventuels manquements des autorités suisses à leurs obligations, et ceux-là n'ont pas été étudiés par un juge. Aux yeux de la CEDH, cette absence de contrôle de fond emporte une restriction au droit d'accès à un tribunal.

Une violation de l'article 6 § 1 est donc constatée et, sur ce point, la CEDH souligne le rôle essentiel des juges internes dans les litiges relatifs au changement climatique. En vertu du principe de subsidiarité, les États ont une compétence de droit commun dans ce domaine, et leurs juridictions doivent donc être en mesure de sanctionner d'éventuels manquements des États. La Suisse est donc victime de son inertie dans le domaine du changement climatique. Après les débats scientifiques, après les mobilisations militantes, on entre ainsi dans une nouvelle phase, résolument contentieuse, de la protection de l'environnement et de la lutte contre les dérèglements climatiques. L'approche contentieuse fera sans doute le bonheur des ONG et des avocats, mais sera-t-elle plus efficace pour protéger les personnes ? A ce stade, il est bien difficile de répondre à cette question.



1 commentaire:

  1. La complexité du raisonnement de la Cour traduit son embarras devant un problème d'actualité. D'une part, elle se veut novatrice en interprétant les principes de manière extensive. D'autre part, elle met toute une série de limites restrictives à la mise en pratique de sa nouvelle jurisprudence.

    Nous estimons, une fois encore, que la CEDH va trop loin en tordant le droit à l'infini pour se donner bonne conscience sur des questions sociétales qui ont un écho médiatique certain (Cf. les réactions contrastées en Suisse et ailleurs). Nous souhaiterions qu'elle soit aussi hardie lorsque les Etats (en particulier la juridiction administrative française, à savoir le Conseil d'Etat) violent allégrement les grands principes du droit à un procès équitable (article 6 de la convention) reconnu à tout un chacun. Nous avons plusieurs exemples concrets à l'esprit qui laissent de marbre nos folliculaires.

    Avec cette dernière jurisprudence, la Cour ouvre la boîte de Pandore. Quid du droit à la sécurité pour chaque citoyen ? Quid du droit au respect des principes de la laïcité ? Et, l'on pourrait multiplier à l'infini les cas pouvant donner lieu à censure des Etats par la Cour sur des sujets d'importance.

    Les citoyens des Etats membres du Conseil de l'Europe veulent-ils la mise en place d'un gouvernement des juges ou bien des juges sanctionnant uniquement les violations des droits fondamentaux par les Etats ? Une fois de plus, une réflexion d'ampleur s'impose sur les limites du champ d'intervention d'une CEDH dirigée pour la première fois par une femme de nationalité irlandaise.

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