Dans sa décision du 8 décembre 2023 M. Renaud N., le Conseil constitutionnel affirme que le droit au silence s'applique en matière disciplinaire, comme il s'appliquait en matière pénale. Dans le cas présent, le requérant est un notaire de Fort-de-France, destitué pour différents manquements à la probité, à l'issue d'une procédure disciplinaire. A l'occasion du recours contre la sanction qui le frappe, le notaire dépose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la constitution des dispositions de l'ordonnance du 28 juin 1945 relatives à la discipline des notaires. Il reproche à ce texte de ne pas prévoir le droit au silence, ni l'information sur le droit au silence.
La QPC est écartée par le Conseil sur un simple motif de compétence. En effet, l'ordonnance de 1945 se borne à prévoir une procédure disciplinaire et à désigner ceux qui l'exercent. Aucune disposition législative ne fixe les conditions dans lesquelles l'officier ministériel est poursuivi, et la procédure disciplinaire est précisée par la voie réglementaire, en l'occurrence le décret du 28 décembre 1973. Il est donc impossible d'invoquer l'incompétence négative puisque, précisément, les modalités de cette procédure disciplinaire relèvent du pouvoir réglementaire.
L'intérêt de la QPC n'est pas dans son rejet mais dans l'affirmation du Conseil qui rappelle "le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire". Et il ajoute que "ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition". Le droit de se taire se trouve ainsi étendu à la procédure disciplinaire.
Mais quant vers minuit passaient les notaires...
Les Bourgeois. Jacques Brel
François Alu
Une origine européenne et dans le droit pénal
L'origine du droit au silence figure dans l'arrêt de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme Funke c. France rendu le 19 février 1993. Il s’est intégré dans le droit positif par paliers successifs.
Dans la garde à vue tout d'abord, le Conseil constitutionnel, dans l'une de ses premières QPC du 30 juillet 2010, affirme que le droit au silence fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit « le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».
Par la suite, le droit au silence est encore élargi à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012 transposée par la loi du 27 mai 2014. Le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S., l’élargit à tout le contentieux de la mise en liberté, et l'impose, par une autre QPC du 30 septembre 2021 à toutes les audiences devant le juge des libertés et de la détention.
La position contraire du Conseil d'État
Aujourd'hui, avec la décision du 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel étend le droit au silence aux procédures disciplinaires. Mais le dialogue des juges n'est pas parfait, car le Conseil constitutionnel s'oppose ainsi frontalement au Conseil d'État.
Dans un arrêt du 23 juin 2023, le Conseil d'État se réfère en effet à la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel. Et de ses décisions, il déduit, sans davantage de questionnement, que le droit au silence "a seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Par conséquent, il refuse de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Le 10 octobre 2023, la Cour de cassation s'est montrée plus ouverte. Elle a, au contraire, renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. D'une part, elle a observé que les dispositions contestées n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel. D'autre part, elle a fait valoir qu'une poursuite disciplinaire engagée contre un notaire pouvait conduire à sa destitution, mesure particulièrement grave. Dans ces conditions, affirme la Cour de cassation, la question du droit au silence apparaît "comme n'étant pas dépourvue de caractère sérieux".
La décision du 8 décembre 2023 apparaît ainsi comme un désaveu très clair apporté à la position du Conseil d'État. Le verrou de la juridiction administratif n'a toutefois pas été suffisant pour empêcher une évolution qui aboutit à l'émergence d'un droit au silence, considéré comme un élément d'un droit processus extrêmement englobant. Certes, on sait que le droit au silence est un produit juridique d'importation, largement inspiré du droit américain et qu'il a eu des difficultés à s'implanter dans un droit français marqué par une procédure inquisitoire. L'enquête, comme l'instruction, et comme la procédure disciplinaire ont effet pour caractéristique commune de se dérouler à charge et à décharge. A ce titre, le droit au silence peut empêcher la manifestation de la vérité, qui peut finalement être favorable à la personne poursuivie. Mais le droit au silence est son choix, et il est parfaitement logique que, s'il existe en matière pénale, il soit également présent en matière disciplinaire.
Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B
Votre commentaire est tout à fait utile pour mieux comprendre le périmètre du droit au silence tant en matière pénale qu'en matière disciplinaire.
RépondreSupprimerUne fois de plus, la multiplication des juridictions (Conseil d'Etat, Cour de cassation, Conseil constitutionnel, CEDH) est par elle-même source de confusion préjudiciable tant au bon fonctionnement de la Justice qu'à une authentique défense du citoyen. Nous en avons un exemple avec la question de cet Ouzbek refoulé dans son pays à la demande du ministre de l'intérieur contre l'avis de la CEDH et du très "courageux" Conseil d'Etat. Ubu doit se frotter les mains. Cette situation nous aurait valu quelques bonnes remarques de l'humoriste Pierre Dac, voire de Coluche.
En un mot, pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ? Ce n'est pas en multipliant les voies de recours juridiques contre une décision que l'on garantit le droit à un procès équitable surtout lorsque les juridictions supérieures ont une interprétation divergente de la norme. La confusion est l'une des marques de notre siècle. Moins de normes, moins de voies de recours baroques est le monde se portera mieux et ses citoyens également ! Nous attendons avec intérêt le choc de simplification promis, il y a bien longtemps déjà, par Jupiter.
Pour information, à la suite de la décision du Conseil Constitutionnelle du 8 décembre 2023, la même QPC, dans la même procédure disciplinaire, a de nouveau été soumise au Conseil Supérieur de la Magistrature qui a renvoyé une deuxième fois la QPC devant le Conseil d'Etat. Le 3 avril 2024, lors de l'audience devant le Conseil d'Etat, le rapporteur a conclu au renvoi devant le Conseil Constitutionnel. Décision du Conseil d'Etat à suivre...
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