Le droit polonais, on le sait, a considérablement réduit l'accès à l'IVG depuis une loi de 2020 qui interdit d'interrompre la grossesse en cas d'anomalie du foetus. Cette loi est le point d'aboutissement d'un combat engagé par des parlementaires polonais contre une loi de 1993, plus libérale, et qui autorisait l'IVG thérapeutique. En octobre 2020, ils ont finalement obtenu d'une Cour constitutionnelle particulièrement complaisante une déclaration d'inconstitutionnalité de la loi de 1993.
Dans un contexte très mouvementé, car de nombreuses manifestations ont alors eu lieu en Pologne pour protester contre cette mise en cause du droit à l'IVG, une organisation non gouvernementale, la Fédération pour les femmes et le planning familial, a mis en ligne des formulaires de requête préremplis que huit femmes ont signé. Concrètement, il s'agit de contester devant la CEDH la décision de la Cour constitutionnelle de 2020 et la loi qui a suivi.
Mais la CEDH déclare leur requête irrecevable, au motif que les requérantes ne sont pas "victimes" d'une restriction de leur droit à l'IVG.
Affiche du Mouvement pour la liberté de l'avortement
circa 1970
La "victime"
L'article 34 de la Convention énonce que la CEDH "peut être saisie d'une requête par toute personne (...) qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention (...)". Cette disposition vise à empêcher l'actio popularis, qui permettrait à toute personne de contester n'importe quelle disposition de droit interne au seul motif de sa prétendue non-conformité à la Convention. Ce principe a notamment été formulé dans l'arrêt Centre for Legal Resources on behalf of Valentin Câmpeanu v. Romaniadu du 17 juillet 2014.
La jurisprudence de la CEDH témoigne toutefois d'un certain libéralisme. Une personne peut en effet être considérée comme une "victime" susceptible de faire un recours si les dispositions juridiques qu'elle conteste l'obligent à modifier son comportement pour ne pas être poursuivie, ou si elle appartient à une catégorie de personnes risquant d'être directement affectée par le texte. Dans l'arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014, la Cour avait ainsi admis sans difficulté la recevabilité d'une requête déposée par une femme contre la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Or la requérante n'avait pas été verbalisée sur le fondement de ce texte dans la mesure où il n'était pas encore appliqué au moment du dépôt de son recours. La CEDH a pourtant considéré qu'elle était une "victime potentielle" du texte dans la mesure où il l'obligeait à changer son comportement. Certes, le recours a finalement écarté au fond, ce qui était de nature à satisfaire les autorités françaises. La loi a été jugée conforme "aux exigences fondamentales du "vivre ensemble dans la société française".
Il n'empêche que ce rapprochement dérange. Il apparaît surprenant que le recours d'une femme qui revendique le droit de se couvrir le visage soit considéré comme recevable, alors que celui de huit femmes voulant protéger leur droit à l'IVG thérapeutique soit jugé irrecevable. Sans doute consciente que les commentateurs ne manqueraient pas de comparer les deux affaires, la Cour s'efforce de préciser la notion de victime potentielle.
La "victime potentielle"
Comme la requérante de l'affaire S.A.S. c. France, les huit requérantes faisaient valoir qu'elles étaient des victimes potentielles de la nouvelle loi polonaise, dans la mesure où elles étaient toutes en âge de procréer et susceptibles d'être affectées par les nouvelles dispositions. Chacune d'entre elles avait d'ailleurs rédigé une justification spécifique, liée à sa situation personnelle. Deux mentionnaient qu'elles avaient des problèmes de santé les exposant à un risque plus élevé d'anomalies foetales, deux étaient enceintes et redoutaient des complications, les autres affirmaient qu'elles envisageaient une grossesse, ou, au contraire, y avaient renoncé, dans la crainte de ne pas pouvoir recevoir les soins adéquats en cas d'anomalie grave du foetus. Certes, on ne peut s'empêcher de penser que les requérantes auraient eu intérêt à fonder une association de défense des droits des femmes, car il aurait été sans doute plus difficile d'écarter la requête d'un tel groupement.
Mais elles ne l'ont pas fait, et les éléments communiqués à l'appui du recours n'ont pas été suffisants aux yeux de la CEDH. Se référant à l'affaire S.A.S, elle affirme que seul peut être considérée comme victime potentielle le requérant qui est confronté à un dilemme précis : soit il se plie à la législation, soit il refuse de s'y plier et risque alors des poursuites pénales. Les huit Polonaises ne risquaient pas une contravention de 30 € comme la requérante de S.A.S. Elles risquaient de devoir mener à terme une grossesse, malgré une anomalie très grave du foetus. Quel préjudice est le plus important ?
La Cour ne répond évidemment pas à cette question. Elle se borne à donner une interprétation très étroite de la notion de victime potentielle, notion très juridique, puisque seules sont concernées les personnes menacées de poursuites. Cette interprétation restrictive est pourtant en contradiction avec sa jurisprudence traditionnelle. Dans l'arrêt Open
Door and Dublin Well Woman c. Irlande, du 29 October 1992, elle était saisie par une association qui donnait aux femmes irlandaises des conseils sur les possibilités d'IVG en dehors du territoire irlandais. Au recours de l'association s'étaient jointes deux femmes, Mme X. et Mme Geraghty, qui justifiaient leur requête par le fait qu'elles étaient en âge de procréer. Et à l'époque, sans beaucoup discuter, la CEDH avaient estimé qu'elles étaient susceptibles de "pâtir des restrictions incriminées" et pouvaient donc "se prétendre victimes". Leur recours avaient donc été jugé recevable.
Trente ans après l'arrêt Open Door and Dublin Well Woman, la CEDH adopte le contrepied de cette jurisprudence libérale. Elle interdit aux femmes en âge de procréer de contester une législation qui risque pourtant de les affecter directement. A sa manière, elle offre ainsi à certaines féministes une occasion de dénoncer des discriminations systémiques à l'égard des femmes. Avouons que, sur ce point, elle n'auront pas tort. Quant à la Cour, on peut se demander si elle ne fait pas preuve d'une indulgence particulière à l'égard de la Pologne, État avec lequel elle est en délicatesse depuis longtemps. Une volonté de ne pas envenimer le conflit, au détriment des femmes polonaises.
Le droit à l'IVG : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 7 section 3 § 1 B
Une fois de plus, la CEDH fait ce que bon lui semble en fonction de considérations qui relèvent plus de l'opportunité politique que de l'interprétation stricte des principes posés dans la Convention. Comment accorder un quelconque crédit à pareille juridiction ? Tout ceci n'est pas très sérieux. Si la question n'était pas importante (le droit à l'avortement), ceci relèverait du plus grand comique. Qu'en pensent les féministes ?
RépondreSupprimerEt nous disposons d'exemples récents de cas où la Cour écarte des requêtes sur des sujets sensibles pour des motifs baroques. Mais, nos grands experts de la Cour n'en disent rien. Pour quelles raisons ?
Nous proposons de rebaptiser la juridiction strasbourgeoise de Cour européenne de la violation des droits de l'homme. Ceci correspondrait parfaitement à sa jurisprudence fluctuante au doigt mouillé. Les principales victimes de ce dévoiement sont en priorité les citoyens, les Etats en étant le plus souvent les grands bénéficiaires. Il serait utile de faire connaître au grand public le nom des juges ayant siégé dans cette affaire. Y avait-il un juge polonais ? Ceci serait particulièrement instructif au nom de la sacro-sainte transparence.
Pour conclure, nous pourrions chanter : Tout va très bien Madame la marquise .... et l'on connait la suite.