« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 2 janvier 2023

Cours criminelles : la justice sans le peuple


Le 1er janvier 2023 marque la généralisation des cours criminelles, ces juridictions composées de cinq magistrats professionnels qui viennent se substituer aux Cours d'assises, caractérisées par la présence d'un jury populaire. Le partage de compétence entre les deux juridictions est effectué selon le critère simple de la peine encourue. Les crimes susceptibles d'une peine égale ou inférieure à vingt années de prison seront désormais tous jugés par les nouvelles cours criminelles, alors que ceux justifiant un emprisonnement plus long, comme les meurtres ou les assassinats, demeureront du ressort des cours d'assises. On considère ainsi que ces dernières perdront 57 % des affaires qui relevaient de leur compétence.

 

L'expérimentation sans débat

 

Cette réforme d'ampleur a été réalisée finalement à petit bruit, en utilisant une méthode aujourd'hui en usage. Le gouvernement commence par annoncer une concertation sur un sujet donné. A l'occasion des  Chantiers de la Justice, ouverts le 6 octobre 2017 à Nantes par le Premier ministre de l'époque, Édouard Philippe, flanqué d'une ministre de la Justice aujourd'hui quelque peu oubliée, Nicole Belloubet, a ainsi été annoncée une "concertation avec les acteurs de terrain" (...) pour que l'institution judiciaire réponde "efficacement aux attentes des justiciables et de ceux qui rendent la justice chaque jour". 

Bien entendu, la concertation annoncée n'a existé que dans la communication officielle. En mars 2018, le site du ministère de la Justice a publié sur son site une sorte d'empilement de réformes disparates. On y évoquait à la fois des questions d'organisation liées à la pauvreté extrême des juridictions et à la surpopulation carcérale, et des questions de fond mettant en cause les principes les plus fondamentaux du droit pénal et de la procédure pénale. Au coeur du dispositif, une réforme importante résumée en une seule phrase : "l'expérimentation d'un tribunal criminel département composé de magistrats professionnels pour accélérer le jugement des affaires criminelles". 

La décision d'expérimenter ces cours criminelles a donc été prise avec la loi Belloubet du de programmation et de réforme pour la justice . Elles ont été mises en place par un simple arrêté du dans sept départements volontaires pour participer à l'expérience : Ardennes, Calvados, Cher, Moselle, La Réunion, Seine-Maritime, Yvelines. Les audiences ont commencé dès septembre suivant. Ensuite, le groupe a été élargi à trente départements en mai 2020, puis à trente-six en août. Finalement, l'article 9 de la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire généralise la réforme, à compter du 1er janvier 2023.

Cette réforme a suscité l'opposition de l'ensemble des professionnels de la justice. Les syndicats de magistrats, USM et syndicat de la magistrature, comme le Conseil national des barreaux et le bâtonnier de Paris dénonçaient, en mai 2020, « une extension qui, sous couvert d’une décision politique d’opportunité, mettrait en place, de fait, une juridiction de droit commun sans que son expérimentation en ait été débattue ». Un ténor du barreau, Eric Dupond-Moretti, s'indignait de la "mort de la Cour d'assises (...) . La justice, dans ce pays, est rendue au nom du peuple français et le peuple en est exclu […]. Il faudrait être rassuré, mais je ne le suis pas du tout. Le barreau n'a pas été consulté […]. C'est un projet de la chancellerie fait par et pour les magistrats. On ne veut plus du jury populaire dans ce pays ».

Aujourd'hui Garde des Sceaux, le même Éric Dupond-Moretti décide sans discuter la généralisation des cours criminelles. Quelque peu embarrassé, il indique avoir "obtenu des assurances du président de la République, qui aime le jury populaire", sans doute au point de le faire disparaître. Le Garde des Sceaux fait observer que la Cour d'assises demeure en place pour les affaires les plus graves et demeure juge d'appel des cours criminelles. Il ajoute enfin que les  “cours criminelles fonctionnent bien.” 

 


 Portrait de magistrat. Ecole française, XIXe siècle

 

L'expérimentation sans évaluation

 

Ce dernier jugement mériterait sans doute d'être appuyé par quelques éléments convaincants sur le bilan de l'expérimentation. Alors que l'Exécutif n'hésite pas à recourir aux cabinets de conseil, et notamment au cabinet MacKinsey, pour évaluer les politiques publiques, et invoque à ce propos la nécessité d'avoir un regard extérieur, les cours criminelles ont donné lieu à une évaluation purement interne. Le comité est en effet composé de sept membres titulaires, dont quatre magistrats, auxquels on a ajouté une avocate, une greffière et le président de l'association France-Victimes. Leur rapport, publié en octobre 2022, ne remet jamais en cause le principe même de la réforme. Au contraire, il se réjouit que le temps d'audience soit de 12 % inférieur à celui des Cour d'assises, chiffre dérisoire si l'on considère l'ampleur de la réforme. Il ajoute même, sans que l'on sache sur quoi il se fonde, que les victimes sont moins intimidées lorsqu'elles s'expriment devant cinq magistrats que devant un jury populaire.

Une flagornerie identique peut être observée dans la note de neuf pages de la "mission flash" mise en oeuvre par l'Assemblée nationale dès 2020. Elle arrive à la conclusion que "les cours criminelles constituent un bon exemple d'expérimentation efficace, qui donne la possibilité d'affiner un dispositif nouveau et de le faire accepter par les professionnels". On peut y voir au moins une certaine lucidité, car la mission a compris que l'expérimentation n'avait pas d'autre objet que d'imposer la réforme en douceur à des magistrats et à des avocats très réticents. L'évaluation de cette expérimentation était donc inutile.

L'évaluation aurait pourtant été bien utile, car certains observateurs affirment aujourd'hui que les buts poursuivis par la réforme sont loin d'être atteints.

 

Des buts loin d'être atteintes

 

Il est vrai que certains d'entre eux relevaient, là encore, de la simple communication. C'est ainsi que le Garde des Sceaux affirmait que la création des Cours criminelles permettrait de lutter contre la correctionnalisation. Était alors invoquée une tendance à correctionnaliser certaines infractions comme les viols, dans le but d'obtenir un jugement plus rapide. Certes, mais la Chambre criminelle de la Cour de cassation refuse précisément la correctionnalisation en matière de viol, principe affirmé tout récemment encore dans un arrêt du 14 septembre 2022. Quant à la requalification d'un viol en violences sexuelles, on imagine mal une victime acceptant une telle mesure sans la contester.

Le gain de temps généré par la création des cours criminelles est parfaitement dérisoire. Les rapports laudateurs font état d'un gain de 12 % de la durée des audiences, ce qui est déjà fort modeste. La lenteur en matière criminelle ne trouve pourtant pas son origine dans le procès lui-même, mais presque exclusivement dans la durée de l'instruction. Or, l'information se déroule exactement de la même manière, que l'intéressé soit déféré devant une cour d'assises ou une cour criminelle. Par voie de conséquence, la durée de la détention provisoire ne risque pas d'être raccourcie. Peut-être serait-il possible d'envisager de créer des emplois de juges d'instruction, d'augmenter le nombre de greffiers, et peut être de prévoir quelques moyens modernes en matière d'informatique pour permettre aux magistrats instructeurs de travailler dans des conditions décentes ? Précisément, nous pénétrons là dans le coeur de la réforme. Tous ces arguments cachent en réalité une vision purement gestionnaire de la justice. Le jury populaire est enfin considéré comme trop lourd financièrement, et c'est l'un des fondements réels de la réforme.

Mais ce n'est pas le seul, car la réforme repose sur un oubli volontaire du principe selon lequel la justice est rendue au nom du peuple français. Elle s'inscrit parfaitement dans un mouvement général de méfiance à l'égard du peuple. Pourquoi donner au peuple la possibilité de voter la loi par référendum ? Laissez-cela aux professionnels de la politique, ceux qui savent et qui peuvent décider pour vous. Pourquoi tirer au sort des citoyens chargés de juger leurs semblables ? Laissez-cela aux professionnels du droit, ceux qui connaissent le code pénal mieux que vous. Surtout ne faites rien, des experts compétents prennent tout en charge, s'occupent de vous. Mais voilà, la justice est rendue "au nom du peuple français". Et, le droit constitutionnel nous enseigne que le peuple français n'est pas une fiction juridique. "La souveraineté nationale appartient au peuple", cette formule signifie que le peuple français est le seul titulaire de la souveraineté. Est-il réellement possible qu'il soit ainsi méprisé et écarté d'une justice rendue en son nom ?
  

Procès équitable : Chapitre 4 Section 1 du manuel sur internet 



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