« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 30 décembre 2022

Le Conseil d'État refuse de faire chanvre à part

L'arrêt Confédération des buralistes et autres, rendu par le Conseil d'État le 29 décembre 2022 déclare illégale l'interdiction générale et absolue de commercialiser les fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux THC (tétrahydrocannabinol) inférieur à 0, 3%. Le cannabidiol, plus connu sous l'acronyme CBD, n'est donc plus considéré comme un produit stupéfiant. Pour en juger ainsi, le Conseil d'État retient qu'il n'est pas établi que ce produit comporterait des risques pour la santé publique, dès lors qu'il n'a pas d'effet psychotrope et ne provoque pas de dépendance.


La décision n'a rien de stupéfiant. C'est au contraire le point d'aboutissement d'une jurisprudence qui a commencé par autoriser la commercialisation de la molécule de CBD, mais celle des fleurs et feuilles de cannabis ayant un taux de THC inférieur à 0, 3 % demeurait interdite. Cette distinction entre la molécule licite d'un côté, et les fleurs et branches illicites de l'autre a été vivement contestée par les professionnels du secteur qui se sont constitués en lobby particulièrement efficace. En témoigne une évolution du droit, particulièrement révélatrice du rôle des lobbies dans notre système juridique.


La jurisprudence Kanavape


Leur premier vrai succès fut la décision Kanavape rendue sur question préjudicielle par la Cour de justice de l'Union européenne le 19 novembre 2020. Elle considère que, en l'état des connaissances scientifiques, le CBD n'est pas un produit stupéfiant. Elle en tire pour conséquence que le principe de libre circulation est applicable à ce produit un peu particulier. A ses yeux, la législation français porte donc atteinte à cette libre circulation. 

Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation a donc considéré, dans un arrêt du 23 juin 2021, que le CBD pouvait être vendu en France s'il était légalement produit dans un autre État de l'Union européenne. Elle annule donc la condamnation pour détention de produits stupéfiants d'une personne qui conservait dans son réfrigérateur des fleurs et des feuilles de cannabis ayant un taux de THC inférieur à 0, 2 %. Les juges du fond avaient en effet omis de rechercher si ces produits n'avaient pas été légalement produits dans un autre État de l'Union européenne. La distinction entre la molécule transformée et les fleurs ou feuilles est donc déjà susceptible d'être contournée, puisque le principe de libre circulation, garanti par l'arrêt Kanavape, permet d'importer fleurs et branches de n'importe quel État membre.

 


 Ça plane pour moi. Plastic Bertrand, 1978

 

La QPC du 7 janvier 2022

 

Mais cette solution ne satisfait pas le lobby du cannabis. Il ne lui suffit pas d'importer le CBD, il veut aussi pouvoir le cultiver et le produire. Il formule donc une demande d'abrogation de l'arrêté du 22 août 1990 qui interdisait la production et la vente des produits issus du cannabis, avec une seule dérogation possible, lorsque le taux de molécule active ne dépassait pas 0, 2 % et que l'usage du chanvre était limité aux fibres et aux graines. A l'occasion de ce contentieux, une QPC est déposée devant le Conseil constitutionnel, portant sur l'ensemble des dispositions du code de la santé publique qui classent les "substances stupéfiantes" et les "produits psychotropes" parmi les "substances vénéneuses".

Dans sa décision QPC du 7 janvier 2022, Association des producteurs de cannabinoïdes, le Conseil constitutionnel donne, pour la première, la définition juridique de la notion de "stupéfiant". Peut-être qualifiée ainsi une "substance psychotrope qui se caractérise par un risque de dépendance et des effets nocif pour la santé". On pourrait évidemment s'interroger sur cette définition : la situation de dépendance peut-elle exister sans effets nocifs pour la santé ? Autrement dit, le "et" ne devrait-il pas être remplacé par un "ou" ? Quoi qu'il en soit, pour le Conseil constitutionnel, rien n'interdisait au législateur de confier au pouvoir réglementaire le soin de dresser la liste de ces substances illicites. Le lobby du CBD se heurte donc à un refus du Conseil constitutionnel, qui se limite à affirmer que les dispositions contestées "ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit"

 

Evolution réglementaire

 

Mais ce qui a été perdu devant le Conseil constitutionnel peut être gagné par d'autres voies. Deux mois après le  renvoi de la QPC par le Conseil d'État, le 18 octobre 2021,  survient fort opportunément un nouvel arrêté du 30 décembre 2021 relatif à l'application de l'article R 5121-86 du code de la santé publique. Il accepte que le CBD, quelle que soit sa forme, moléculaire ou florale, puisse être cultivé et vendu en France, ce qui est déjà une victoire importante pour les professionnels du secteur. Mais la vente des fleurs et feuilles aux particuliers demeure interdite.

Le combat juridique reprend donc, avec une demande d'abrogation de ce nouvel arrêté du 30 décembre 2021, puis en recours en annulation du refus d'abrogation. On notera d'ailleurs que les requérants ont facilement obtenu du juge des référés la suspension de cet arrêté, dans une ordonnance du 24 janvier 2022. A l'époque, la décision se fondait sur l'atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie. Cette suspension ne retire cependant rien à l'intérêt juridique de l'arrêt du 29 décembre.

Cette fois statuant au fond, le Conseil d'État se réfère à la décision du Conseil constitutionnel du 7 janvier 2022, dans la mesure où elle indiquait clairement la voie à suivre pour faire évoluer le droit. Pour le Conseil constitutionnel, il était en effet possible de faire radier le CBD de la liste des substances illicites, en montrant qu'il n'implique, que ce soit sous forme moléculaire ou florale, aucune dépendance et est dépourvu d'effets nocifs pour la santé. 

C'est évidemment ce qui a été fait, et rapidement, puisque la démarche a suscité l'arrêté du 30 décembre 2021. La décision du 29 décembre 2022 en prend acte, et explique longuement "qu'il ressort des pièces du dossier qu'en l'état des données de la science, si la cannabidiol a des propriétés décontractantes et relaxantes ainsi que des effets anticonvulsivants, il ne présente pas de propriétés psychotropes (...)".

La victoire est désormais définitive. On constate, pour une fois, une véritable rapidité dans l'évolution du droit positif. Quatre décisions essentielles ont été prises successivement en moins de dix-huit mois par la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel, puis le Conseil d'État, d'abord en référé puis au fond. Le règlement du 30 décembre 2021 a été pris avant même la décision du Conseil constitutionnel qui devait se prononcer sur l'étendue du pouvoir réglementaire en ce domaine. Quand on connaît les lenteurs de la justice, et les réticences de l'Exécutif à mettre en oeuvre ses décisions, on ne peut peut que se féliciter d'un contentieux aussi rondement mené, avec un pouvoir réglementaire prompt à anticiper les difficultés.

 

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