« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 29 avril 2019

L' Algérie évolue, la Cour européenne des droits de l'homme aussi

Dans son arrêt de chambre rendu le 29 avril 2019 A.M. c. France, la Cour européenne des droits de l'homme estime que le renvoi vers du requérant vers l'Algérie n'emporte pas, en soi, une violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants.

A.M., ressortissant algérien, s'est installé en France en 2008. Il a été condamné en 2015 pour participation à des actes terroristes. Cette condamnation était fondée sur les liens qu'il avec entretenu avec Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). En 2013, il avait projeté de rejoindre clandestinement un camp d'entrainement de cette organisation, et lui avait soumis des projets d'attentats visant notamment le musée du Louvre et la Tour Eiffel.  Sa peine de six ans d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte terroriste est alors accompagnée d'une peine complémentaire d'interdiction définitive du territoire français. 


Les procédures engagées



Le problème est que l'intéressé redoute d'être poursuivi en Algérie, également pour des faits liés au terrorisme. Libérable en mars 2018, il va donc engager deux séries de recours pour essayer d'échapper à son renvoi en Algérie. D'une part, il conteste la décision administrative fixant son pays de destination, d'abord par un référé devant le tribunal administratif de Lyon, puis par un recours au fond devant celui de Lille. Il n'a pas fait appel de l'échec de son référé, mais l'appel contre le jugement de rejet au fond est actuellement pendant devant la Cour administrative d'appel de Douai. D'autre part, il a formé une demande d'asile, évidemment rejetée par l'OFRPRA puis par la CNDA, son recours en cassation n'étant pas encore jugé. 


L'épuisement des recours internes



On pourrait penser que l'intéressé n'a pas satisfait à la condition d'épuisement des voies de recours internes, mais la CEDH se montre nuancée sur cette question, et distingue selon les instances en cours. Elle estime que cette condition n'est pas remplie dans le cas du référé dirigé contre le choix du pays de destination, car le Conseil d'Etat, intervenant en urgence, aurait dû se prononcer dans un délai de six jours, c'est à dire avant la libération de l'intéressé. A.M. "n'a donc pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir avant sa libération la suspension de l’arrêté fixant son pays de destination". En revanche, elle considère que cette condition est remplie pour le contentieux de l'asile, dès lors que les tribunaux se sont déjà prononcés sur le fond de la requête. Elle estime donc la requête recevable.

Sur le fond, la CEDH, conformément à sa jurisprudence F.G. c. Suède du 23 mars 2016, se concentre sur les conséquences prévisibles de l’expulsion du requérant vers le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans ce pays et des circonstances propres à l’intéressé.

Un prophète. Jacques Audiard, 2009. Karim Leklou, Mohamed Makhtoumi



La situation en Algérie



Au regard de la situation algérienne, la décision semble s'analyser comme un revirement par rapport à une jurisprudence issue de l'arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009 et en vigueur jusqu'à l'arrêt M.A. c. France du 1er février 2018. Au moment de l'affaire Daoudi, la Cour décrit une Algérie des années 2007 à 2009, dans laquelle les services de sécurité se livrent à la torture, situation dénoncée aussi bien par les ONG comme que par le Département d'Etat américain. Dans l'affaire M.A. c. France, c'est cette fois l'Algérie des années 2009 à 2015 qui est décrite, la menace terroriste étant utilisée pour justifier un recours très fréquent à la torture. Durant cette même période, la Cour remarque que les autorités algériennes ont refusé toute visite des organes et experts des Nations Unies compétents en matière de droits de l'homme.

La situation politique et juridique décrite dans l'arrêt du 29 avril 2019 est bien différente. La CEDH prend note de la révision de la Constitution algérienne en 2016, qui renforce certains droits fondamentaux et a entrainé la dissolution de la police politique. Certes, tous les problèmes sont loin d'être résolus, mais la plupart des rapports indépendants, et notamment ceux du Comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui a pu se rendre sur place, ne font plus état de tortures à l'encontre de personnes liées au terrorisme. Par ailleurs, aucune des personnes remises par la France à l'Algérie pour répondre de ce type de faits n'a allégué avoir subi de tels traitements. 


La situation de l'intéressé



La situation personnelle de l'intéressé est considérée avec davantage de distance par la Cour. Il est vrai que les autorités françaises ont produit une note des autorités algériennes, datée de novembre 2018, et mentionnant que A.M. ne fait actuellement l'objet d'aucune poursuite judiciaire en Algérie, et que son casier judiciaire est vierge. La Cour en déduit que le risque de tortures est pour le moins réduit. Rien n'interdit en revanche aux autorités algériennes, d'engager des poursuites contre l'intéressé dès qu'il aura mis le pied sur le sol algérien, et de le placer en détention provisoire. Si la CEDH a pour mission d'empêcher le renvoi des personnes vers des pays qui pratiquement la torture, son rôle n'est pas d'empêcher qu'elles soient poursuivies pour des faits liés au terrorisme.

Contrairement à ce qui a été affirmé par certains commentateurs, la décision n'est pas un "spectaculaire revirement" de jurisprudence. En effet, ce n'est pas la jurisprudence de la CEDH qui a évolué, c'est la situation en Algérie, rendant possibles les mesures d'expulsion vers ce pays. C'est sans doute la raison pour laquelle le renvoi en Grande Chambre, s'il n'est pas totalement exclu, demeure peu probable, en l'absence de réelle contradiction jurisprudentielle. A sa manière, la Cour salue et encourage l'évolution en cours en Algérie et affiche une volonté de normalisation, voire un soutien discret à un processus de renforcement de l'Etat de droit. 


Sur la sortie des étrangers du territoire : Chapitre 5 section 2 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.

 

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