Les
Chantiers de la Justice, ouverts le 6 octobre 2017 à Nantes par le premier ministre et la ministre de la justice avaient pour objet de développer une "
concertation avec les acteurs de terrain" (...) pour que l'institution judiciaire réponde "
efficacement aux attentes des justiciables et de ceux qui rendent la justice chaque jour". Cinq mois plus tard, le premier ministre, dans un discours prononcé à Reims, s'est voulu rassurant. "
Pas de grand soir de la carte judiciaire", a-t-il affirmé, en précisant qu'aucun tribunal ne serait fermé. Il s'agit évidemment de rassurer des magistrats encore traumatisés par l'autoritarisme de la réforme Sarkozy.
De fait, le premier ministre affirme son désir de continuer la concertation avec les acteurs du secteur, même si la plupart des syndicats de magistrats affirment qu'elle n'a pas sérieusement commencé. L'idée demeure tout de même de leur laisser une certaine autonomie. C'est ainsi que la proposition de fusionner les tribunaux de grande instance et les tribunaux d'instance s'accompagne d'une volonté de confier aux présidents et aux procureurs généraux le soin de proposer la création de pôles spécialisés qui traiteront d'un contentieux civil ou pénal pour l'ensemble d'un département.
En l'état actuel d'avancement de la réforme, la lecture des différentes
propositions accessibles sur le site du ministère de la justice donne une impression d'empilement, ensemble disparate mélangeant questions de fond et points de détail. L'élément le plus inattendu est évidemment la création d'un
tribunal criminel qui récupérerait l'essentiel des compétences des cours d'assises. Certes l'évolution est envisagée sous forme d'une expérimentation dans un seul département, mais le projet frappe les esprits car il porte en germe la marginalisation des cours d'assises, et peut-être, à terme, leur suppression. A côté de ce coup de tonnerre, les autres mesures sont plus prévisibles et suivent une tendance déjà amorcée depuis longtemps, visant à lutter contre la surpopulation carcérale et à remédier à l'abandon dans lequel le service public a été laissé depuis des décennies.
Démolir les cours d'assises
Dans le document présentant la réforme, l'annonce tient dans cette seule phrase : "
l'expérimentation
d'un tribunal criminel département composé de magistrats professionnels
pour accélérer le jugement des affaires criminelles". Edouard Philippe a précisé à Reims qu'il "
s'agit de désengorger les cours d'assises et de limiter la détention provisoire". Les crimes susceptibles d'une peine égale ou inférieure à vingt
années de prison seraient donc jugés par ces nouveaux tribunaux criminels,
alors que ceux justifiant un emprisonnement plus long, comme les meurtres ou les assassinats, demeureraient du
ressort des cours d'assises.
Les
réformes de la justice se suivent et ne se ressemblent pas. En 2010,
Nicolas Sarkozy avait initié une expérimentation radicalement opposée,
consistant à désigner des citoyens comme assesseurs dans les tribunaux
correctionnels. Il a été finalement mis fin à l'expérimentation en 2013,
au motif qu'une telle réforme n'apportait aucun avantage mesurable et
qu'elle coûtait trop cher à l'Etat, les jurés assesseurs étant
indemnisés. La suppression du jury populaire pour le plus grand
nombre de crimes fait donc rigoureusement le contraire et une telle
réforme serait plus économe des deniers de l'Etat. Le premier ministre
ne mentionne cependant pas cet aspect purement financier, mais les
motifs invoqués n'en sont pas moins cyniques. Il ne s'agit pas de rendre
une meilleure justice. Il s'agit de la rendre plus rapidement, ce qui
est bien différent.
"Désengorger les cours d'assises et limiter la détention provisoire",
ce sont donc là les deux objectifs avoués de la réforme. Or la cause de
l'engorgement des cours d'assises n'est pas dans leur organisation,
mais dans ce qu'il convient désormais d'appeler la réponse pénale. Les
cours sont engorgées parce que la criminalité est importante, et aussi,
heureusement, parce que les juges et les forces de police font leur
travail pour arrêter les criminels et les déférer à la justice. Quant à
la durée excessive de la détention provisoire dans notre pays, elle
n'est pas davantage liée à l'organisation de la cour d'assises mais au
nombre insuffisant de magistrats, en particulier ceux chargés de
l'instruction. Sur ce point, l'objet de la réforme est donc de réduire la population carcérale par la réduction du nombre de prévenus.
Est-on bien certain qu'une telle réforme serait simplificatrice ? Imaginons
un instant, et cela risque de ne pas être rare, qu'un tribunal criminel
requalifie en meurtre des poursuites pour violences ayant entraîné la
mort. Dans ce cas, l'accusé sera renvoyé aux assises par le tribunal criminel, renvoi à une date
hypothétique et lointaine. La situation risque de ne satisfaire
personne, et surtout pas les parties civiles.
Surtout,
la question de l'égalité devant la justice est posée. La cour d'assises
rend une justice de qualité, une justice qui prend le temps de
connaître les faits, de s'attacher à la personnalité de l'accusé,
d'entendre tous les témoins utiles. Depuis quelques années, les droits de l'accusé ont été renforcés avec l'appel contre les décisions des cours d'assises et leur motivation qui concerne désormais aussi bien la culpabilité que la peine.
Les tribunaux criminels, quant à
eux, risquent de rendre une justice criminelle dans la forme
correctionnelle, avec les mêmes contraintes de temps et probablement
d'engorgement. Une justice à deux vitesses en quelque sorte. La cour
d'assises qui est probablement l'institution judiciaire la plus
respectueuse des droits de l'accusé se trouve ainsi écartée au profit
d'une justice plus rapide, sorte de prêt-à-porter judiciaire. Le problème est
que nous sommes en matière criminelle et que rien ne saurait justifier
une atteinte à la qualité de la justice dans ce domaine.
Léo Ferré. Merde à Vauban. 1960
La lutte contre la surpopulation carcérale
Rien ne saurait justifier, en effet, que la qualité de la justice soit sacrifiée dans le seul but de désengorger les prisons. Or l'unique fil conducteur décelable dans l'ensemble des propositions diffusées par Edouard Philippe réside précisément dans la lutte contre la surpopulation carcérale.
On retrouve cette préoccupation dans la proposition visant à supprimer la prison pour les peines inférieures à un an d'emprisonnement. Certes, on nous dit qu'il s'agit de "redonner du sens à la peine", formule creuse qui recouvre des justifications déjà bien connues. L'idée est qu'une
courte peine effectuée dans un établissement surpeuplé ne permet pas un
vrai travail de prévention de la récidive, surtout dans le cas des
primo-délinquants. De fait, Edouard Philippe propose de développer les
peines autonomes et alternatives : détention à domicile, bracelet
électronique, travaux d'intérêt général. En
revanche, toute peine égale ou supérieure à un an devrait être
intégralement exécutée, sans aménagement possible.
Pourquoi
pas ? Les conséquences d'une telle réforme ne sont cependant pas
envisagées et elle pourrait se révéler contre-productive. Le parquet
pourrait être tenté d'alourdir ses réquisitions pour être certain que le
condamné purgera sa peine en prison, en quelque sorte pour mettre la
société à l'abri de ses méfaits. Quant aux victimes de ces délits, elles
pourraient s'irriter de ce qu'elles qualifieront de laxisme.
Cette proposition relance ainsi un débat extrêmement ancien sur le
rôle de la prison : a-t-elle pour finalité principale de préparer la
réinsertion d'un condamné, de le punir, d'offrir aux victimes une
satisfaction psychologique, ou encore d'écarter de la vie sociale une
personne considérée comme dangereuse pour ses semblables ? Faute d'être
posées maintenant, ces questions risquent de resurgir lors débat
parlementaire et de donner lieu à diverses exploitations politiques.
Certains ne manqueront pas de dire en effet qu'il suffirait de
construire des prisons pour lutter contre la surpopulation carcérale.
L'état d'abandon du service public
La situation des prisons n'est cependant qu'un débat dans un ensemble plus vaste. Les propositions informent, en creux, sur la situation matérielle des juridictions. Comment ne pas être consterné lorsque le premier ministre propose de déployer le haut débit dans les cours d'appel et les quarante-quatre plus grands tribunaux de grande instance, de développer la visio-conférence, de mettre en place une plateforme d'échange de documents volumineux, ou encore un système de prise de rendez-vous en ligne ? L'absence de ces technologies les plus élémentaires témoigne de l'abandon du service public de la justice, laissé dans la misère depuis bon nombre d'années. Sur ce point, on ne peut que se réjouir de l'annonce d'un plan de 530 millions d'euros sur cinq ans, car cette modernisation a évidemment un coût.
L'acquisition de ces technologies permettra peut-être de rattraper les retards du passé, mais l'intérêt pour l'avenir semble étrangement absent. Tout au plus apprend-on qu'il s'agit désormais de "
s'inscrire dans une vision prospective, en s'appuyant de manière raisonnée sur les Legal Tech, notamment dans le domaine de la médiation en ligne", formulation qui cultive soigneusement l'ambiguïté. Il n'est pas question de politique volontariste dans le domaine de l'
Open Data des décisions de justice, alors même qu'il s'agit désormais d'une obligation imposée par la loi et que les décrets d'application se font attendre. A fortiori, la justice prédictive est-elle purement et simplement ignorée, comme si elle relevait de la science fiction. Sur ce point, on ne peut qu'être frappé du décalage entre les propositions du premier ministre et la réalité des préoccupations des magistrats, à un moment où se multiplient
colloques et études sur la justice prédictive.
Ces propositions seront discutées, amendées et peut-être expérimentées, ou non. Derrière l'ensemble du projet transparaît cependant une certaine méfiance à l'égard du peuple, l'idée selon laquelle le jury populaire est moins compétent que des magistrats professionnels. Pourquoi ne pas écarter cette intervention populaire d'un autre âge ? Pourquoi ne pas gagner du temps en renonçant à tirer au sort des citoyens qui vont devoir prendre la lourde responsabilité de juger leurs semblables ? Pourquoi ne pas leur épargner une charge contraignante ? Cela ne changerait rien puisque la justice serait toujours rendue au nom du peuple français. Mais au contraire, cela changerait tout, car le peuple français n'est pas une fiction juridique, c'est le souverain. Et il ne doit pas être écarté d'une justice rendue en son nom.
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