« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 25 mars 2018

Inspection générale de la Justice : un décret pour rien

Dans un arrêt du 23 mars 2018, le Conseil d'Etat, saisi par différents syndicats dont FO et l'USM, admet la légalité du décret du 5 décembre 2016 créant l'Inspection générale de la Justice. Il annule cependant l'article 2 de ce texte, faisant ainsi sortir le contrôle de la Cour de cassation du champ de sa mission. 

Cette annulation partielle vide de son contenu le décret de 2016. On se souvient qu'il fut le dernier texte signé par Manuel Valls, alors Premier ministre, avant de quitter ses fonctions. Son objet était précisément de soumettre la Cour de cassation à un contrôle de gestion auquel étaient déjà soumises les juridictions de l'ordre judiciaire par l'Inspection générale des services judiciaires. Avant 2016, les compétences de cette ancienne Inspection ne s'étendaient pas aux juges suprêmes. L'annulation de l'article 2 a donc pour conséquence immédiate un retour à la situation antérieure.

Le décret de 2016 avait suscité une opposition ouverte du Premier président Bertrand Louvel et du procureur général Jean-Claude Marin qui avaient co-signé une lettre officielle de protestation. A l'époque, ils s'étonnaient d'apprendre cette création par la lecture du Journal officiel et contestaient la nouvelle Inspection, au nom du principe de séparation des pouvoirs. Ce moyen a été repris par les syndicats requérants.

La séparation des pouvoirs, entre l'article 16 et l'article 64


Celui-ci figure dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui affirme que "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution". Dans une décision Mme Ekaterina B. rendue sur QPC le 10 novembre 2011, le Conseil constitutionnel affirme clairement que cette disposition "implique le respect du caractère spécifique des fonctions juridictionnelles, sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur ni le Gouvernement". L'article 16 interdit ainsi l'ingérence des agents placés sous l'autorité de l'Exécutif dans la fonction juridictionnelle. 

En l'espèce, il n'est pas contesté que l'Inspection générale de la Justice se rattache à l'Exécutif. L'article 1er du décret affirme qu'elle est "placée auprès du garde des sceaux, ministre de la justice". Ses membres, inspecteurs généraux et inspecteurs, peuvent certes être recrutés parmi les magistrats, mais aussi dans d'autres corps, greffiers, services pénitentiaires, ou directement à la sortie de l'ENA. En d'autres termes, les magistrats recrutés à l'Inspection deviennent membres d'un corps d'inspection et ils n'exercent donc plus une fonction juridictionnelle.

L'article 16 de la Déclaration de 1789 ne figure pas dans les visas de la décision du 23 mars 2018. Cette absence, que l'on ne peut pas ne pas remarquer, montre que le Conseil d'Etat écarte tout simplement l'article 16 de son raisonnement, comme s'il n'existait pas. Il préfère l'article 64 de la Constitution, qui, lui, figure dans les visas. Il fait du Président de la République le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire", formulation qui est celle du titre VIII. Il est clair que l'"autorité judiciaire" n'est pas le "pouvoir judiciaire". Le constituant de 1958 l'a voulu ainsi, pour maintenir la subordination du Parquet à l'Exécutif. Mais cette terminologie conduit à constater que le régime actuel ne repose pas vraiment sur la "séparation des pouvoirs", dès lors qu'il n'existe pas réellement de "pouvoir judiciaire".

La Cour européenne des droits de l'homme se montre pleinement consciente des limites du système français de séparation des pouvoirs, lorsqu'elle affirme que les magistrats du parquet, placés sous l'autorité hiérarchique du ministre de la justice, ne constituent pas des "magistrats indépendants" au sens de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH, 23 novembre 2010, Moulin c. France).

Devant une telle situation, le Conseil d'Etat aurait pu, s'il l'avait voulu, s'appuyer sur l'article 16 pour renforcer l'indépendance des juridictions judiciaires et déclarer inconstitutionnelle l'Inspection générale de la Justice. Précisément, il ne l'a pas voulu.  

 
Inspecteur Gadget. Générique
Bruno Bianchi, Andy Hayward et Jean Chalopin. 1983

Contrôle de gestion et séparation des pouvoirs


Il affirme au contraire que la création de l'Inspection n'emporte aucune atteinte à la séparation des pouvoirs, dès lors celle-ci "apporte, par sa composition, le statut de ses membres, son organisation ainsi que les conditions et les modalités de son intervention, les garanties nécessaires au respect de l’indépendance de l’autorité judiciaire et que ses investigations ne le conduisent pas à porter une appréciation sur un acte juridictionnel déterminé". Rien n'interdit donc la présence d'inspecteurs extérieurs à la magistrature, dès lors que les investigations portant sur le comportement d'un magistrat sont conduites par un inspecteur ayant aussi la qualité de magistrat. Cette condition est d'ailleurs posée par les articles 14 et 15 du décret. Le Conseil d'Etat insiste ensuite sur le fait que les enquêtes peuvent être diligentées soit à la demande du Garde des Sceaux, soit à l'initiative de l'Inspection elle-même, argument étrange si l'on considère que cette initiative n'a pas pour effet de supprimer celle du ministre. 

D'une manière générale, l'analyse du Conseil repose sur l'idée que la mission de l'Inspection réside dans l'audit, le contrôle de gestion, et non pas celui de l'activité juridictionnelle. Le texte du décret manque pourtant de clarté sur ce point. Il affirme en effet que l'Inspection "apprécie l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions". La formule n'interdit pas un contrôle sur la manière dont les arrêts sont rendus, voire sur leur contenu.

La concession faite à la Cour de cassation


C'est peut-être pour cette raison que le Conseil d'Etat préfère annuler l'article 2 du décret, et ainsi sortir la Cour de cassation de la compétence de la nouvelle Inspection. Juridiction suprême placée au sommet de l'ordre judiciaire, la Cour a en effet un rôle particulier. Son Premier président et son procureur général ont un rôle particulier à la tête du Conseil supérieur de la magistrature, et assistent donc le Président de la République dans son rôle de garant de l'autorité judiciaire. Le Conseil d'Etat estime ainsi que des garanties particulières auraient dû être définies pour les inspections portant sur la Cour de cassation ou sur ses membres. 

Cette annulation ponctuelle a toutes les apparences d'une concession faite à la juridiction suprême de l'ordre judiciaire dans le but de calmer les esprits après l'opposition ouverte de décembre 2016. La décision est-elle pour autant satisfaisante au fond ? Certainement pas. D'abord, il faut bien constater que le Conseil d'Etat ignore superbement les juges du fond de l'ordre judiciaire, comme s'ils ne devaient pas, eux aussi, être protégés par le principe de séparation des pouvoir. On ne voit pas sur quoi repose cette distinction entre la juridiction suprême et les juridictions inférieures. Ensuite, le raisonnement tenu par le Conseil d'Etat repose sur une contradiction. En précisant que le décret ne peut s'appliquer à la Cour de cassation, il reconnaît que le contrôle de l'Inspection pourrait menacer son indépendance, ce qui le conduit à se fonder implicitement sur la séparation des pouvoirs... qu'il vient pourtant d'écarter.

Le contrôle de gestion du Conseil d'Etat


Il reste à se poser une question quelque peu impertinente : l'arrêt aurait-il été identique si le décret avait créé une Inspection générale de la justice administrative ? Imaginons ses inspecteurs recrutés parmi les membres des tribunaux administratifs, les greffiers ou les agents de la sécurité sociale... Ce n'est pas une idée absurde, si l'on considère que le contrôle de gestion du Conseil d'Etat est actuellement exercé par une mission permanente d'inspection exclusivement composée de conseillers d'Etat. Un système confortable qui conduit à faire en sorte que le Conseil d'Etat soit inspecté par lui-même... Dès lors qu'il reconnaît qu'une inspection générale composée d'inspecteurs recrutés dans différents corps ne porte pas atteinte à la séparation des pouvoirs, aucun obstacle juridique ne s'oppose plus à ce que le Conseil d'Etat applique sa jurisprudence ... à lui-même.



Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4 Section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

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