« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 février 2018

Guerre d'Algérie : le Conseil constitutionnel indemnise tout le monde


Abdelkader A. a été blessé par balles lors d'un attentat perpétré à Mascara en février 1958, alors qu'il était âgé de huit ans. Soixante ans plus tard, il demande une pension sur le fondement de l'article 13 de la loi du 31 juillet 1963 prévoyant les avantages sociaux accordés aux Français ayant résidé en Algérie. Ces dispositions énoncent que "les personnes de nationalité française, ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu'au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d'attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements survenus sur ce territoire ont, ainsi que leurs ayants cause de nationalité française, droit à pension". Abdelkader A. était de nationalité française au moment de l'attentat dont il a été victime, mais il est Algérien depuis l'indépendance. Il s'est donc vu refuser le bénéfice d'une pension par les autorités françaises. 

Il conteste ce refus devant le Conseil d'Etat et, à cette occasion, il pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)Il ne met pas en cause la constitutionnalité de l'ensemble de l'article 13, mais seulement des dispositions qui réservent le droit à pension aux seules "personnes de nationalité française". Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 février 2018, donne droit à sa demande. Il déclare que les mots "de nationalité française" sont contraires à la Constitution et prononce leur abrogation avec effet immédiat.

Le principe d'égalité


La motivation développée par le Conseil tient en quatre lignes. A ses yeux, les dispositions contestées établissent une différence de traitement injustifiée entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu'elles ont subi.

Certes, le principe d'égalité devant la loi est garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". L'intégration de cette Déclaration dans le bloc de constitutionnalité, par la célèbre décision du 28 décembre 1973, a même été réalisée à partir de ces dispositions. La plupart des commentaires considèrent donc que le Conseil s'est borné à mettre en oeuvre le principe d'égalité. A l'appui de cette analyse, ils mentionnent une première QPC intervenue le 23 mars 2016. Le Conseil avait alors considéré comme portant atteinte au principe d'égalité devant la loi les dispositions de ce même texte limitant le droit à pension aux personnes ayant la nationalité française à la date de de sa promulgation, c'est-à-dire en 1963. Il avait donc ouvert ce droit à pension aux personnes ayant acquis la nationalité après cette date. L'idée générale est donc que la décision de 2016 avait ouvert une première brèche dans un dispositif déjà fissuré et que celle de 2018 achève cette évolution.

Cette simplicité n'est pourtant qu'une apparence. La décision de mars 2016, loin de nier la condition de nationalité, la renforçait au contraire et en faisait le critère essentiel du droit à pension. Peu importe quand elle avait été acquise, c'est en effet la nationalité française qui ouvrait ce droit à pension. La décision de 2018 n'est donc pas la suite logique de celle de 2016. Elle en est au contraire la négation et s'analyse comme un revirement de jurisprudence.

Le principe de solidarité nationale


Le caractère sibyllin de la motivation de la décision surprend le lecteur, car le Conseil ne se pose pas la question de savoir si les citoyens français et les ressortissants étrangers sont dans une situation juridique différente. Selon une jurisprudence solidement ancrée dans le droit positif, et par exemple dans la décision QPC du 28 mai 2010, il est pourtant acquis que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi". En l'espèce, le législateur de 1963 a traité de manière différentes les victimes françaises et étrangères des actes de violence commis durant le conflit algérien. Le Conseil est donc conduit à s'interroger sur l'objet de la loi, pour s'assurer que cette différence de traitement lui est conforme. 

Il affirme que le texte poursuivait un "objectif de solidarité nationale", le législateur ayant entendu "garantir le paiement d'une rente aux personnes ayant souffert de préjudices issus de dommages qui se sont produits sur un territoire français de l'époque". Ce principe de solidarité, tout droit issu du solidarisme de Duguit, trouve son fondement constitutionnel dans l'alinéa 12 du Préambule de 1946. Certes, mais celui énonce que "La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales". Aux termes de la Constitution, la solidarité "nationale" concerne donc "tous les Français"...

Aux yeux du Conseil, cette rédaction de l'alinéa 12 du Préambule est sans importance. La situation à prendre en considération est celle de l'ayant-droit auquel il convient de garantir la compensation de la perte de la pension servie au bénéficiaire décédé. Distinguer les ayants-droit au regard de leur nationalité constituerait une rupture d'égalité inacceptable. Il convient donc de traiter de la même manière l'enfant algérien d'une victime française que l'enfant français d'une victime française. Pourquoi pas ? Mais le problème est que le Conseil est ainsi passé de l'objet de la loi à l'objet de la pension, s'écartant ainsi considérablement de sa jurisprudence traditionnelle.

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette décision. Passons sur les conséquences financières qui risquent d'être extrêmement lourdes pour le budget de l'Etat. Toutes les victimes algériennes, y compris les anciens combattants du FLN et leurs ayants-droit, sont désormais fondées à exiger une pension des autorités françaises. Mais au-delà de cet aspect matériel, les conséquences de cette décision résident essentiellement dans le fait qu'elle crée une insécurité juridique.

La Kasbah à Alger. Charles Brouty. 1950


La loi de 1946 et les victimes de la seconde guerre mondiale

 

Insécurité juridique d'abord pour la loi du 20 mai 1946 sur la réparation à accorder aux victimes civiles de la seconde guerre mondiale. Elle prévoit en effet des pensions d'invalidité pour les victimes civiles de faits de guerre survenus à l'étranger, sous condition de nationalité française. Or dans un arrêt du 27 septembre 2010, le Conseil d'Etat affirme très clairement que l'indemnisation des victimes est fondée sur le principe de solidarité nationale et donc accordée sous condition de nationalité. La loi de 1946 sera-t-elle contestée ? On l'ignore, mais il n'en demeure pas moins que la notion de solidarité nationale a désormais un contenu différent selon que l'on s'adresse au Conseil constitutionnel ou au Conseil d'Etat.

Les Accords d'Evian


Insécurité juridique ensuite parce que le Conseil constitutionnel semble ignorer les Accords d'Evian, qui stipulent qu'il appartient à l'Algérie de prendre en charge les dommages causés par la guerre à ses ressortissants. Or ces Accords ont été adoptés en France par une loi référendaire du 8 avril 1962, et l'on sait que, depuis la célèbre décision du 6 novembre 1982, les lois référendaires, constituant l'expression directe de la souveraineté nationale, sont insusceptibles de recours devant le Conseil constitutionnel. Et la loi référendaire mentionne "les mesures à prendre (...) sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962". Cette formulation renvoie au fait que, initialement, les Accords d'Evian ont été considérés comme un acte unilatéral de droit français, devenu législatif avec le référendum. Mais, depuis lors, la France les a fait enregistrer au secrétariat général des Nations Unies, leur reconnaissant la valeur de traité international, dont en principe le Conseil constitutionnel ne peut apprécier la validité. Si donc on considère que la loi contestée a valeur conventionnelle en tant qu'elle applique un traité, la question se pose non pas devant le Conseil constitutionnel mais devant le Conseil d'Etat.

Insécurité juridique enfin, parce que le Conseil d'Etat peut parfaitement ignorer la décision du Conseil constitutionnel. Contrairement au Conseil constitutionnel, la juridiction administrative doit en effet apprécier les actes qui lui sont déférés au regard des traités auxquels la France est partie. Sur la base des accords d'Evian, l'Algérie indépendante assume en effet les obligations contractées à l'époque où les autorités françaises étaient compétentes, principe classique en matière de succession d'Etats. Dans un arrêt du 28 juillet 1999, le Conseil d'Etat se fonde ainsi directement sur ces Accords pour affirmer que la charge de réparer les dommages causés aux victimes civiles n'incombe plus à la France. Rien ne permet de penser que le Conseil d'Etat renoncera à cette jurisprudence, dès lors que, contrairement au Conseil constitutionnel, il est lié par les traités internationaux. Et celui-ci n'est-il plus lié par sa jurisprudence relative aux lois référendaires ? Le dialogue des juges risque donc d'être musclé.

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