Le 5 décembre 2017, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe
a décidé d'engager une procédure en manquement contre l'Azerbaïdjan. C'est la première fois qu'une telle procédure est mise en oeuvre, depuis qu'elle a été inscrite dans la Convention européenne des droits de l'homme par le
Protocole n° 14 de 2010. L'article 46 § 4 du traité énonce désormais :
"Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une
Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif
dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en
demeure cette Partie et par décision prise par un vote à la majorité des
deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir
la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation au
regard du paragraphe 1".
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) est désormais saisie du cas de l'Azerbaïdjan qui persiste dans son refus d'appliquer l'arrêt Ilgar Mammadov du 22 mai 2014. Rappelons que M. Mammadov dirigeait le principal parti d'opposition à Ilham Aliyev, le Mouvement de l'alternative républicaine (REAL). Arrêté en février 2013 après avoir annoncé son intention d'être candidat aux élections présidentielles d'octobre 2013, il a condamné à sept ans de prison pour "troubles à grande échelle". Dans son arrêt du 22 mai 2014, la CEDH estime qu'une telle condamnation viole différents articles de la Convention européenne. D'une part, il n'est pas établi que M. Mammadov ait commis des actes justifiant une sanction pénale et son incarcération a en réalité un motif politique. D'autre part, les principes fondamentaux des droits de la défense ont à peu près tous été bafoués durant la procédure.
L'arrêt, pourtant très sévère, de la CEDH n'a eu aucune conséquence en Azerbaïdjan. Les autorités sont restées sourdes à la dizaine de résolutions qui ont suivi, émanant tant de la Cour que du Comité des ministres, appelant à appliquer l'arrêt et à libérer M. Mammadov. La procédure en manquement apparaît ainsi comme l'arme ultime, lorsque tout autre moyen de pression pour faire exécuter un arrêt a échoué.
Un lien avec la fonction juridictionnelle
Certes, la procédure en manquement n'est pas sans lien avec la fonction juridictionnelle exercée par la CEDH. Il s'agit en effet d'obtenir l'exécution d'un arrêt, nécessairement liée au droit de recours individuel. Dans la célèbre
décision Airey du 9 octobre 1979, la Cour déclare ainsi que "
la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs". L'exécution des arrêts constitue donc la garantie essentielle de l'effectivité du droit européen. C'est si vrai que la CEDH s'efforce de contrôler elle-même l'exécution des décisions qu'elle rend.
La procédure de l'arrêt pilote s'applique aux affaires répétitives qui trouvent leur origine
dans un dysfonctionnement chronique du droit interne d'un Etat. Saisie d'un grand nombre de requêtes, la CEDH traite alors en priorité une ou plusieurs d'entre elles et indique au gouvernement concerné les mesures qu'il doit prendre pour remédier à
une situation qui viole la Convention européenne. Les autres affaires
pendantes sont alors gelées jusqu'à ce que les mesures adéquates soient
prises. Si les autorités
n'exécutent pas l'arrêt-pilote, la Cour peut toujours "dégeler" les
affaires pendantes et prononcer de nouvelles condamnations. Le seul problème est que l'arrêt-pilote ne s'applique qu'aux contentieux de masse, pas à la condamnation d'un opposant politique.
La Cour
s'est aussi reconnue compétente pour juger de nouvelles violations de la Convention provoquées par un nouveau recours devant les juges internes, en vue de faire exécuter un premier arrêt. Cette fois, le problème réside plutôt dans la lenteur de la procédure, surtout si l'on considère que le requérant est victime d'une détention arbitraire et que le plus urgent est de contraindre l'Azerbaïdjan à le libérer.
Arme ultime du contrôle de l'exécution des arrêts de la Cour, le recours en manquement s'analyse aussi comme un constat d'échec du contrôle juridictionnel de cette exécution. Il se traduit en effet par un déplacement du champ juridictionnel au champ politique.
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Tartares de Bakou. Alexandre Michon. 1888 |
Une arme politique
Le comité des ministres, composé des ministres des affaires étrangères des Etats membres, est un organe intergouvernemental. Lui seul dispose de l'initiative du recours en manquement, qu'il peut mettre en oeuvre à la majorité des 2/3 de ses membres, après mise en demeure de l'Etat mis en cause. Cette procédure est très proche de celle prévue par
l'article 94 de la Charte des Nations Unies, qui donne compétence au Conseil de sécurité en cas d'inexécution par un Etat d'un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ). Ce dernier peut alors "
faire des recommandations ou décider des mesures à prendre pour faire exécuter l'arrêt". Cette procédure ne s'exerce cependant que si le Conseil de sécurité "
le juge nécessaire", ce qui n'a jamais été le cas jusqu'à aujourd'hui. La formule renvoie à l'idée d'un pouvoir discrétionnaire de nature politique.
Il en est de même du Comité des ministres du Conseil de l'Europe, qui est libre d'engager une procédure en manquement, ou de ne pas l'engager. L'affaire
Mammadov est la première décision suscitant la mise en oeuvre de l'article 46 § 4 et la CEDH est donc saisie pour constater le manquement. Si elle estime que l'Azerbaïdjan a effectivement manqué à son engagement de se conformer à l'arrêt de la Cour, l'affaire reviendra au Comité des ministres pour qu'il "
examine les mesures à prendre". Ces dernières peuvent aller de la simple pression diplomatique à la suspension, voire à l'exclusion du Conseil de l'Europe. Il y a bien peu de chances cependant que l'on arrive à de telles extrémités, car les premières victimes seraient les citoyens azerbaïdjanais eux-mêmes, privés de la protection de la Cour européenne à un moment où ils ne peuvent compter sur celle de leur système juridique.
L'Azerbaïdjan offre ainsi au Comité des ministres l'occasion de montrer à l'ensemble des Etats membres du Conseil de l'Europe que la procédure de manquement n'est pas simplement une disposition inscrite dans un traité dans un but de dissuasion, pour ne pas en faire usage. L'exemple est bien choisi, car les autorités azerbaïdjanaises ne trouveront certainement pas beaucoup d'Etats prêts à les défendre, et l'éventuelle constatation du manquement par la CEDH n'entrainera aucune crise internationale. L'étude de la jurisprudence de la Cour montre cependant que l'arrêt Mammadov n'est pas le premier à être demeuré inappliqué. Il est vrai que les décisions de la CEDH, comme celles de la plupart des
juridictions, sont déclaratoires, et que tout le problème est de les
rendre exécutoires.
D'autres Etats, et pas des moindres au sein du Conseil de l'Europe, ont été condamnés à plusieurs reprises pour les mêmes violations de la Convention, sans qu'aucune mesure sérieuse ait été prise par le Comité des ministres pour assurer l'effectivité des arrêts.
C'est ainsi, et ce n'est qu'un exemple, que
le Royaume-Uni a été condamné pour sa législation qui interdit l'exercice du droit de vote aux personnes détenues, sans même que cette interdiction soit prononcée par un juge. Inaugurée par une
décision Hirst du 6 octobre 2005, cette jurisprudence a été réaffirmée dans un arrêt pilote
Greens et M. T. c. Royaume Uni du
23 décembre 2010, qui donnait au Royaume-Uni six mois pour accorder le
droit de vote aux détenus. A l'issue de ce délai, le Royaume-Uni n'avait
toujours pas obtempéré et une nouvelle condamnation est intervenue avec
la décision
Firth du 11 août 2014.
Dans une
décision du même jour que celle qui a visé l'Azerbaïdjan, le Comité des ministres fait preuve d'une remarquable indulgence à l'égard du refus d'exécuter un arrêt pendant plus de douze ans. C'est ainsi qu'il "
note avec satisfaction" l'évolution du droit britannique qui accorde désormais le droit de vote aux détenus... en libération conditionnelle. Il estime même qu'elle "
répond aux arrêts de la Cour européenne". Fin d'alerte donc, et les détenus britanniques demeureront privés du droit de vote, sauf s'ils ne sont plus en prison. Il est vrai que le Royaume-Uni, ce n'est pas l'Azerbaïdjan. Ses relations avec la CEDH ont toujours été difficiles et certains Eurosceptiques n'hésitent pas à agiter la menace d'un nouveau
"Brexit des droits de l'homme"
qui conférerait aux juges internes britanniques une primauté dans l'interprétation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ramenant la CEDH à un simple rôle consultatif au regard du droit britannique.
Certes, le Comité des ministres a pu considérer que droit de vote des détenus ne présentait pas le même caractère d'urgence que la situation de M.
Mammadov, prisonnier politique depuis plus de trois ans. Il n'en demeure pas moins qu'un arrêt vieux de douze ans demeurera finalement inappliqué. Doit-on s'en étonner ? Sans doute pas. Dès lors que l'exécution des arrêts de la Cour fait l'objet d'un contrôle politique, il n'est pas surprenant que le poids politique des Etats ait une influence sur la procédure. Nous touchons là les limites que sont celles de toute juridiction internationale.
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