Le débat sur la déchéance de nationalité de personnes ayant fait l'objet d'une condamnation pénale pour des actes liés au terrorisme prend de l'ampleur. La dialectique est généralement sommaire et les arguments reposent sur des idées simples. Les partisans de la déchéance sont qualifiés d'affreux réactionnaires, voire de nostalgiques du régime de Vichy, par les uns. Ceux qui lui sont hostiles sont à l'inverse dénoncés comme des militants qui privilégient l'approche idéologique au détriment de l'analyse juridique.
Dans de telles conditions, il convient précisément de poser le débat en termes juridiques. C'est ce que s'efforce de faire l'Exécutif en adaptant la réforme aux objections formulées par les opposants.
Dans son discours au Congrès du 16 novembre 2015, le Président de la République avait annoncé que la déchéance ne pourrait être décidée qu'à l'encontre d'individus disposant d'au moins deux nationalités, l'idée étant de ne pas créer d'apatridie. L'annonce n'a rien de bien surprenant, dès lors que la déchéance de nationalité existe en effet déjà dans le droit positif.
Elle est organisée par deux dispositions du code civil ayant valeur
législative. Toutes deux cependant, pour des motifs différents, doivent être modifiées pour s'adapter aux
caractéristiques actuelles de la lutte contre le terrorisme.
La déchéance de nationalité existe déjà
L'article 23-7 du code civil, autorise la déchéance de l'étranger qui "
se comporte en fait comme le national d'un
pays étranger" et dont il est possible de constater, également par
décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français. Cette disposition n'est pas applicable aux terroristes liés à Daesh, organisation terroriste qui n'est pas considérée comme un Etat, bien qu'elle se revendique comme telle. En outre, elle concerne une déchéance détachée de tout lien avec une condamnation pénale, alors que le projet actuel vise à déchoir de leur nationalité ceux, et seulement ceux, qui ont été condamnés pour des faits liés au terrorisme.
L'article 25 al. 1 de ce même code civil prévoit un second type de déchéance
prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat à
l'égard des personnes condamnées pour un crime ou un délit "
constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation".
Dans l'état actuel du droit, cette disposition ne peut cependant concerner que
des personnes ayant la nationalité française par acquisition. Le projet envisageait donc de l'étendre aux personnes nées
françaises, dès lors qu'elles ont une double nationalité.
Le principe d'égalité, élément de communication
Les opposants à la réforme ont alors invoqué une supposée violation du
principe d'égalité devant la loin, violation résultant d'une différence
de traitement entre les binationaux et ceux qui n'ont que la nationalité
française. Cet argument ne résiste pas à l'analyse juridique.
Dès sa
décision du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel avait déjà jugé que «
le législateur a
pu, compte tenu de l'objectif tendant à
renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir
la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité
administrative de déchoir de la nationalité française ceux
qui l'ont acquise, sans que la différence de
traitement qui en résulte viole le principe d'égalité". Cette jurisprudence a été réaffirmée très récemment dans la
décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015.
Même infondé juridiquement, l'argument tiré de la violation du principe d'égalité présente l'avantage de constituer l'une de ces idées simples déjà évoquées et d'avoir un fort impact médiatique. C'est sans doute la raison pour laquelle l'Exécutif envisagerait aujourd'hui un élargissement de la déchéance à l'ensemble des citoyens français, qu'ils soient ou non binationaux. Le conditionnel s'impose cependant, car, pour le moment, nous ne disposons que de "petites phrases", et d'affirmations selon lesquelles le sujet est ouvert au débat. C'est bien la moindre des choses, puisque la loi sera votée par le Parlement qui a tout de même le droit de débattre de son contenu.
Dans cette hypothèse, l'argument médiatique de l'atteinte au principe d'égalité vole en éclats et il devient urgent d'en trouver un autre : l'apatridie.
L'apatridie
L'apatride est défini comme «
toute personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation" (a
rticle 1er de la Convention de New York du 28 septembre 1954). Plus simplement, l'apatride est donc celui qui n'a pas de nationalité. Il est évident que la possibilité de déchoir de sa nationalité un Français en ferait immédiatement un apatride. Les opposants au projet invoquent alors une nouvelle idée simple : il est interdit de créer des apatrides. Une nouvelle fois, l'idée se heurte à un obstacle de taille : le droit positif.
La loi
L'article 25 du code civil énonce que "
l'individu qui a acquis la qualité de Français peut (...) être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride". Le risque d'apatridie est donc l'argument essentiel de la réduction de cette procédure au seul cas des binationaux. Il n'en demeure pas moins que cette disposition a valeur législative et que la loi à venir peut librement le modifier.
Les traités
Pourquoi librement ? Tout simplement parce que, contrairement à ce qu'affirment les opposants au projet, aucun des deux traités internationaux relatifs à l'apatridie ne peut être invoqué à l'encontre de l'extension de la déchéance de nationalité à l'ensemble des citoyens français.
La première convention est celle déjà évoquée du
28 septembre 1954 relative au statut des apatrides. Elle a été ratifiée par la France le 8 mars 1960, ce qui signifie qu'elle s'impose effectivement au législateur. Son contenu porte sur la situation des apatrides et impose à l'Etat qui les accueillent un certain nombre d'obligations. C'est ainsi que les apatrides doivent disposer du droit d'ester en justice, de la liberté de religion, d'association. Ils doivent disposer de certains documents, parmi lesquels des titres leur permettant de voyager. Observons cependant que le traité n'interdit pas leur expulsion "
pour des raisons de sécurité nationale et d'ordre public" (art. 31). Il n'interdit pas davantage aux Etats parties, et c'est l'essentiel dans le débat actuel, de créer des apatrides. L'article 32 énonce certes que "
les Etats contractants faciliteront, dans toute la mesure du possible, l'assimilation et la naturalisation des apatrides". Tout réside dans ce "
dans la mesure du possible", formule qui exclut toute contrainte imposée aux Etats.
La seconde convention, la plus souvent invoquée dans le débat actuel, est celle
du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie dont l'article 1er affirme que "
tout Etat contractant accorde sa nationalité à l'individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride". Hélas, la France a signé cette convention le 31 mai 1962, mais
elle ne l'a jamais ratifiée. En d'autre termes, ce traité n'impose aucune contrainte aux autorités françaises. Les juges français ont d'ailleurs toujours écarté les moyens fondés sur son non-respect. Dans un
arrêt du 1er mars 2013, la Cour administrative d'appel de Nantes affirme ainsi que "
si la France est signataire de la convention de New York du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie,
ce traité n'a fait l'objet, ni de la ratification ou de l'approbation,
ni de la publication prévues par l'article 55 de la Constitution du 4
octobre 1958 ; que le moyen tiré d'une méconnaissance de cette
convention est, en conséquence, inopérant".
Dans l'état actuel du droit, aucun texte n'interdit de créer des apatrides. Chacun est parfaitement libre de le déplorer ou de s'en réjouir. Chacun est libre de développer un point de vue, d'engager un débat de nature politique. Encore faut-il ne pas manipuler le droit positif pour lui faire dire autre chose que ce qu'il dit. Car, il faut bien le reconnaître, ce type de manipulation déconsidère son auteur. Le droit mérite certainement d'être discuté, mais il ne doit pas être déformé par ceux-là mêmes qui prétendent le connaître, voire l'enseigner.
L'article 15 de la Convention Universelle des droits de l'homme a également été avancé pour justifier le refus du gouvernement de créer des apatrides (http://www.lemonde.fr/politique/article/2016/01/06/manuel-valls-denonce-de-faux-debats-sur-la-decheance-de-nationalite_4842663_823448.html). Pensez-vous que ce fondement soit pertinent?
RépondreSupprimerBonjour
RépondreSupprimerIl semble que votre analyse juridique de l’atteinte au principe d’égalité se réduise à un extrait de la décision du Conseil constitutionnel de 1996 (DC n° 96-377). Or, si le juge avait à l’époque écarté ce moyen, on doit avoir à l’esprit que la situation n’était pas la même que celle qui nous concerne : il s’agissait du moyen tiré de l’inégalité dont seraient victimes des français ayant acquis la nationalité française par rapport à ceux qui sont nés français. Or, il s’agit aujourd’hui d’une mesure instaurant une différence de traitement entre des citoyens nés français. Rien ne dit que le juge tranchera dans le même sens.
Pour en revenir à l’arrêt de 1996, on ne peut que remarquer la concision de la solution : le juge constate que les deux catégories de français sont dans la même situation juridique, pour autant, il en tire des conséquences étonnantes : les nécessités de la lutte contre le terrorisme justifient un traitement différencié, sans manquer au principe d’égalité. Hélas, le Conseil se garde bien de préciser en quoi cette lutte contre le terrorisme (et surtout que ce dernier soit le fait de français naturalisés) rend nécessaire une telle mesure. C’est la porte ouverte à toutes les interprétations. Aussi peut-on s’y risquer : le juge considère en réalité que ces deux catégories de français ne se situent pas sur un même plan et qu’il n’est pas concevable que les sujets nés français puissent être déchus de leur nationalité, à l’instar des autres à l’égard desquels existe un régime particulier (l’article 25 du code civil) que le juge constitutionnel se refuse de retoucher.
Quid de la différence de traitement entre les binationaux et les autres, tous deux nés français ?
Je re-pose la question soulevée en 1996 et qui, selon moi, est déterminante dans le contrôle juridique de la mesure : la protection de l’ordre public nécessite-t-elle que seule une catégorie de français (les binationaux) puisse être déchue de sa nationalité en cas d’acte terroriste ? Si on répond positivement, c’est qu’on considère que les français binationaux présentent une caractéristique particulière qui justifie un régime spécial : être terroriste et binational nécessite qu’on doive être mis au ban de la société après avoir commis les actes incriminés. Si on est terroriste « mononational », la seule peine de détention criminelle suffit. Objectivement, c’est le seul critère de la binationalité qui détermine le régime applicable. A l’inverse, si répond que la sécurité de la nation n’exige pas que les binationaux seuls doivent être déchus de la nationalité française, alors cette mesure n’a aucune raison d’être. Est en cause non seulement le principe d’égalité mais aussi celui de proportionalité.
Les questions de fond sont, à mon sens, cruciales : Pourquoi ce critère ? Est-il pertinent ? Les terroristes binationaux sont-ils plus dangereux ou, a minima, moins légitime à rester français que les terroriste « mononationaux » ? J’ose penser que ce questionnement est justifié, quitte passer pour un simplet ou un béni-oui-oui de la bien-pensance.
J’ajouterai quelques mots sur l’apatridie dont votre éclairage a remis en cause la fin de mon analyse (c.f mon blog). Le gouvernement peut en réalité juridiquement déchoir de leur nationalité les français « mononationaux » : il peut en définitive soumettre les terroristes français aux mêmes sanctions, mettant fin ainsi à la controverse juridique. S’il ne le fait pas, c’est qu’il considère que les uns méritent un sort différent des autres… - c’est reparti pour un tour !